Nos sociétés seraient-elles
devenues trouillardes ? C’est ce qu’on pourrait croire en constatant la
place paradoxale que la peur y occupe. Elle est paradoxale pour au moins
trois raisons. Comment, tout d’abord, ne pas voir que nous vivons dans un monde
où la sécurité règne comme jamais dans l’histoire de l’humanité ? La
guerre s’est éloignée, la famine a disparu, l’homicide décline, l’espérance de
vie augmente, la médecine n’a jamais été aussi efficace … et, au lieu de
nous réjouir, c’est la trouille qui nous taraude dans tous les moments de notre
vie quotidienne. On a peur de manger, de boire, de respirer, de faire l’amour,
et de fumer ensuite … Ce sont d’innombrables petites phobies qui semblent
avoir pris la place des terreurs d’autrefois. A ceci près pourtant que, dans
notre univers laïque, rationnel et scientifique — et c’est un deuxième paradoxe
— l’angoisse de l’apocalypse ne nous a pas quitté : effet du réchauffement
climatique, catastrophe nucléaire, crash financier … l’évocation de ces
risques, réels, retrouvent dans l’espace public des accents prophétiques bien
au-delà de leur analyse rationnelle. Enfin, et c’est le plus surprenant, la
peur s’est déculpabilisée. Jadis considérée comme une passion infantile (ou
féminine !), elle était un vice dont l’adulte devait se libérer pour
grandir. De nos jours, elle est devenue une vertu, presque un devoir. Condition
de la lucidité, aiguillon de l’action, elle a presque acquis le statut de
sagesse. Qui ne tremble pas commet le triple péché d’ignorance, d’insouciance
et d’impuissance. Comment en est-on arrivé à une telle inversion ? On peut
avancer trois types d’interprétation.
1) Une première
(d’inspiration nietzschéenne) mettra cette crainte générale sur le compte du
déclin de l’Occident. Face au dynamisme juvénile des pays émergeants, les
sociétés de la modernité tardive seraient devenues frileuses, plaintives et
timorées, à la fois vieilles et infantiles. D’un côté, le vieillissement
démographique produirait une baisse de l’énergie et une paralysie des
attentes ; de l’autre, la fonction protectrice de l’Etat infantiliserait
la société en sur-assistant les personnes. Bref, le triomphe des peurs
révélerait la lente agonie d’un Occident pourri-gâté.
2) Une seconde lecture
(d’inspiration tocquevillienne) insistera sur notre appétit insatiable du
bonheur et du confort. Alors que les régimes aristocratiques étaient guidés par
l’honneur des « gens biens nés », qui englobait l’esprit de sacrifice et le
courage, les sociétés démocratiques égalitaires recherchent avant tout le
bien-être et la sécurité pour tous. Or, le bien-être ne connaît pas de borne et
sa préservation ne sait aucune limite. D’où cette conséquence inévitable :
plus nous possédons, plus nous craignons de perdre. La montée des peurs est
donc un effet mécanique de l’égalisation et de l’amélioration des conditions.
3) Une troisième
interprétation (d’inspiration freudienne) verra dans la multiplication des peurs
un moyen de répondre au vide spirituel de notre temps. Car la peur donne du
sens et des repères dans un univers qui semble ne plus en avoir. A défaut
d’avoir un avenir radieux, une horizon béni, — et nous sommes immunisés en
la matière ! — il reste très utile d’avoir un horizon de non-sens ou un
avenir piteux. La débâcle climatique, la
catastrophe financière, la figure diabolique d’un président honni, … tout
cela permet de redonner sens à nos actions et à nos vies. Bref : la peur
rassure ! C’est ce que disait Freud à propos des phobies : leur
multiplication nous permet d’échapper à l’angoisse causée par des conflits
psychiques insupportables. L’angoisse, qui ne porte sur rien, ne peut être
combattue, tandis que les peurs, qui sont limitées, peuvent être apprivoisées.
On préfère, donc, avoir peur de quelque chose, plutôt que d’être angoissé par
rien, c’est-à-dire par tout. D’où cette idéologie
de la peur si puissante aujourd’hui. Elle est une idéologie, car elle offre, au
fond, tout ce qui manque à nos sociétés désenchantées : elle fait
sens (tout s’explique !), elle fait lien (tous ensemble !) et elle
fait programme (agissons !). J’ai peur, donc je suis.
Chacun
pourra choisir entre ces trois interprétations et même tenter une habile motion
de synthèse. Mais il ne faudrait pas non plus se mettre à avoir trop peur de la
peur. Ce serait le comble !
Chronique Clivages, paru dans Philosophie Magazine, Juin 2012.