Comme la Fin du Monde est proche, je me permets de ressortir ce papier paru dans la Tribune le 22/11/2010. La peur n'a pas fini de faire son œuvre …
Des lycéens qui disent — en
rigolant — combien ils ont peur pour leurs retraites ; des militants
écologistes qui, pleins de courage, bravent les forces de police, pour exprimer
leurs peurs des déchets nucléaires. Tels sont les derniers exemples
— étranges — du triomphe paradoxal de l’idéologie de la peur dans nos
sociétés. Pourquoi paradoxal ? Pour au moins deux raisons. Il est d’abord
frappant de constater combien se sont multipliées les peurs dans un monde
devenu pourtant sûr comme jamais dans l’histoire. Ce ne sont plus, comme jadis,
les guerres, les famines, la mort brutale et précoce, le diable ou l’enfer qui
effraient, mais le mal manger, le mal respirer, le mal boire, le fumer (ça tue
!). Ce sont les OGM, les nanotechnologies, les sautes de la météo, etc. Aux
grandes causes d’effroi d’autrefois se sont substituées d’innombrables petites
phobies envahissantes et d’autant plus terrorisantes que leur œuvre est
discrète. Jamais, chez nous, la guerre n’a été aussi éloignée, jamais la famine
plus improbable, jamais on n’a été aussi sûr de parcourir tous les âges de la
vie, jamais la maîtrise de la santé n’a été plus efficace… et, au lieu de
nous en réjouir, c’est la trouille qui nous taraude pour le présent comme
pour l’avenir ! Et, en plus, — second paradoxe — nous n’en avons
même pas honte. Autrefois considérée comme une passion infantile (ou féminine),
la peur était un vice dont l’homme adulte devait se libérer pour grandir. De
nos jours, elle est devenue une vertu, presque un devoir. Condition de la
lucidité, aiguillon de l’action, elle a acquis le statut de sagesse. Qui ne
tremble point commet de nos jours le triple péché d’ignorance, d’insouciance et
d’impuissance. Comment en est-on arrivé à une telle inversion ?
On peut avancer trois types
d’interprétation.
1) Une première (d’inspiration
nietzschéenne) mettra cette montée des peurs déculpabilisées sur le compte du
déclin de l’Occident. Face au dynamisme juvénile des pays émergeants, les
sociétés de la modernité tardive seraient devenues frileuses, plaintives et
timorées, à la fois vieilles et infantiles. D’un côté, le vieillissement
démographique produirait une baisse de l’énergie et une paralysie des
attentes ; de l’autre, la fonction protectrice de l’Etat infantiliserait
la société en sur-assistant les personnes. Bref, le triomphe des peurs
révélerait la lente agonie d’un Occident pourri-gâté.
2) Une seconde lecture (d’inspiration
tocquevillienne) insistera sur notre appétit insatiable du bonheur et du
confort. Alors que les régimes aristocratiques étaient guidés par l’honneur des
« gens biens nés », qui englobait l’esprit de sacrifice et le courage, les
sociétés démocratiques égalitaires recherchent avant tout le bien-être et la
sécurité pour tous. Or, le bien-être ne connaît pas de borne et sa préservation
ne sait aucune limite. D’où cette conséquence inévitable : plus nous
possédons, plus nous craignons de perdre. La montée des peurs est donc un effet
mécanique de l’égalisation et de l’amélioration des conditions.
3) Une troisième interprétation
(d’inspiration freudienne) verra dans la multiplication des peurs un moyen de
répondre au vide spirituel de notre temps. Car la peur donne du sens et des
repères dans un univers qui semble ne plus en avoir. A défaut d’avoir un avenir
radieux, une horizon béni, — et nous sommes immunisés en la matière !
— il reste très utile d’avoir un horizon de non-sens ou un avenir piteux. La
débâcle climatique, la catastrophe
financière, la figure diabolique d’un président honni, … tout cela permet
de redonner sens à nos actions et à nos vies. Bref, et c’est le troisième
paradoxe : la peur rassure ! C’est ce que disait Freud à propos des
phobies : leur multiplication nous permet d’échapper à l’angoisse causée
par des conflits psychiques insupportables. L’angoisse, qui ne porte sur rien,
ne peut être combattue, tandis que les peurs, qui sont limitées, peuvent être
apprivoisées. On préfère, donc, avoir peur de quelque chose, plutôt que d’être
angoissé par rien, c’est-à-dire par tout. D’où cette idéologie de la peur si puissante aujourd’hui. Elle est une
idéologie, car elle offre, au fond, tout ce qui manque à nos
sociétés désenchantées : elle fait sens (tout s’explique !),
elle fait lien (tous ensemble !) et elle fait programme (agissons !).
J’ai peur, donc je suis.
Déclin de l’Occident, passion du
bien-être ou quête de sens ? Il y a sans doute un peu de tout cela dans le
phénomène. Chacun pourra proportionner la dose de ces trois interprétations à
sa guise, mais elles montrent que l’anxiété est profonde. Cela dit, il ne
faudrait pas non plus se mettre à avoir trop peur de la peur. Car ces craintes,
pour être multiples, n’en restent pas moins limitées. Certes elles bloquent,
ralentissent, énervent, mais, mis à part quelques prophéties d’illuminés, elles
font aussi l’objet d’un examen critique assidu. Toutes sont médiatisées par un
débat, qui est parfois rude (réchauffement climatique, OGM ou nanotechnologies),
mais qui n’a rien à voir avec les paniques meurtrières que l’Europe a connues à
l’aube des temps modernes et que le reste du monde n’a pas fini
d’expérimenter. Ce qui amène d’ailleurs à penser que le déclin de l’Occident
est en fait tout relatif !