samedi 17 décembre 2022

Populisme et fascisme

Ma chronique sur LCP (le 15 décembre 2022) 




Vous souhaitez revenir sur les notions de populisme et de fascisme qui n’en finissent pas d’alimenter le débat politique, et les procès en excommunication. 

 Oui, ce sont deux notions qu’on utilise souvent comme synonyme, alors qu’il convient de les distinguer avec soin. C’est ce que tente de faire l’écrivain italien Antonio Scurati. Il vient de recevoir le prix du Livre européen, pour M, l’homme de la providence (les Arènes, 2021). Il s’agit du second volume de son extraordinaire saga sur Mussolini dont le premier volume est paru en 2018 — M, L’enfant du siècle, et l’ultime vient juste de paraître en M. Gli ultime giorni dell’Europa. Enorme succès en Italie. Les deux livres sont extraordinaires en ce qu’ils présentent l’ascension de Mussolini de son propre point de vue : c’est palpitant, nourri de documents historiques, placés dans une trame épique. C’est un véritable chef d’œuvre, qui montre au lecteur la puissance séductrice du fascisme. Le génie de Scurati est de nous amener à comprendre et parfois même à souhaiter la victoire du fascisme ; avant d’être horrifié par les résultats. 

Dans un article récent traduit par le Monde, (8 décembre), Scurati fait de Mussolini l’inventeur du populisme. 

Il le fait avec toute la prudence requise en recommandant d’éviter toute analogie trop rapide entre la marche sur Rome d’octobre 1922 et la victoire électorale de Giorgia Meloni en octobre 2022. « Nous ne devons pas céder au charme de la comparaison historique ». Il repère pourtant entre le populisme et le fascisme une matrice commune (similitude et continuité) à partir de trois idées : 
1) D’abord, cette phrase de Mussolini : « Je suis le peuple. Le peuple, c’est moi » (on la retrouve chez Chavez) qui est, pour Scurati, le premier postulat du populisme : soit l’Incarnation mystique du peuple dans et par un leader à l’opposé de la logique « réprésentative » de nos régimes. 
2) Ensuite, il y a une détestation profonde de la politique : « Nous ne sommes pas la politique, nous sommes l’antipolitique ; nous ne sommes pas un parti, nous sommes l’antiparti » que l’on peut retrouver dans la logique « anti-système ». 
3) Enfin l’idée que le chef doit non pas guider, mais suivre la masse : le Ducce est un peu comme le berger qui suit son troupeau plutôt qu’il ne le conduit. « Je suis l’homme de l’après ; je suis comme les bêtes, je flaire le temps qui vient ». Ces trois postulats sont animés par un moteur puissant : face à la peur que le monde contemporain suscite chez l’individu isolé, il faut attiser la haine : car seule la haine est plus forte que la peur. 

On retrouve en effet ces ingrédients dans le populisme actuel 

Sans conteste, mais on peut noter aussi des différences importantes qui relativisent la continuité entre le populisme mussolinien et le populisme contemporain : 
 1) D’abord, le fascisme est clairement et totalement anti-démocratique : l’idée même est viscéralement détestée. Le populisme est lui hyperdémocratique : il veut un pouvoir fort (cratos) et un peuple bien représenté (demos). Chez Trump, Bolsonaro ou Chavez, on reste dans une logique de représentation, même si l’on conteste les élections. Il arrive même que le leader soit refusé (Gilets jaunes). 
2) Deuxième différence importante : le fascisme est hyper élitiste, alors que le populisme se défie des élites quelles qu’elles soient. C’est d’abord contre elles que le peuple existe. Le populisme contemporain est un mouvement ultra-égalitaire, alors que le fascisme ne cesse de faire l’éloge des hiérarchies et de l’aristocratie « naturelles » : éloge du fort contre le faible, le petit, le médiocre. 
3) Enfin, différence majeure, le fascisme est une idéologie structurée, argumentée, étayée. Même s’il est un démagogue, Mussolini est un théoricien qui sent certes, mais surtout sait l’histoire du monde, car il en connaît les lois profondes (Arendt avait bien perçu cette dimension du système totalitaire). Le populisme contemporain est dans l’idéologie molle : pas de philosophie de l’histoire, pas de théorie du monde, pas d’avenir radieux, pas de rapport à un âge d’or mythique (les durs Romains ou les purs Germains), pas de doctrine ni de dogmes. Un seul acte de foi : « l’indignation » ; « je pense donc je suis … contre » ! 
   
Sur ces trois points, il y a, me semble-t-il, une nette rupture entre le fascisme et le populisme qu’on a donc bien tort de confondre. Le fascisme conduit au totalitarisme (mot dont Mussolini est l’inventeur) ; le populisme est post-totalitaire : cela ne le rend pas plus sympathique, mais peut-être moins périlleux.

jeudi 1 décembre 2022

lundi 28 novembre 2022

Sport et politique

 Chronique sur LCP le 24/11/2022


La coupe du monde est lancée et le débat sur le boycott semble déjà loin. 

Oui, avec 12,2 millions de téléspectateurs pour la première sortie de l’équipe de France, on peut dire que la vox populi a plié le match : le boycott a été laminé. On le retrouvera peut-être si la France est éliminée de manière précoce ! Ce à quoi je ne veux même pas penser. Mais pour autant le débat sur les rapports entre sport et politique est loin d’être terminé. Tous ceux qui croyait l’avoir clos par cette formule magique : « il ne faut pas mélanger sport et politique » ont été ébranlé par un autre événement : le courage extraordinaire des joueurs iraniens, qui, avant leur match contre l’Angleterre, ont boycotté les paroles de leur hymne national (« sois immortelle ! sois éternelle ! République islamique d’Iran ») en signe de solidarité avec la révolution en cours. On les comprend : comment chanter la gloire de la République islamique quand les jeunes filles se font massacrer pour le simple fait de ne pas porter le voile ? Comment souhaiter l’« éternité islamique » alors que la théocratie autoritaire n’hésite pas à tirer sur sa jeunesse ? 

Les joueurs allemands eux aussi se sont distingués. 

Oui, avant leur match contre le Japon, tous les joueurs se sont faits photographier avec la main sur leur bouche pour protester contre l’interdiction par la FIFA de porter le brassard inclusif « On love ». On Love, c’est une référence au titre d’une fameuse chanson de Bob Marley qui a été imprimé sur fond arc en ciel dans le but de dénoncer les discriminations racistes et LGBT+phobes dans les stades. Je rappelle que le Qatar continue de considérer l’homosexualité comme un crime. 

Les deux gestes, iranien et allemand, sont-ils comparables ? 

La comparaison risque d’être un peu cruelle. 
 • Dans le cas iranien, je vois un acte politique et même héroïque contre un régime autoritaire ; c’est un acte très risqué, car ce silence durant l’hymne aura des conséquences sur la vie des joueurs et sur celles de leurs proches. Mais c’est une gifle donnée au régime, qui révèle au monde l’ampleur et la profondeur de la révolte. 
 • Dans le cas allemand, je vois surtout une opération de com., voire de marketing tout à fait dans l’air du temps. Je ne doute pas de la sincérité des joueurs dans la défense d’une cause très juste, mais c’est le communiqué simultané de la Fédération allemande de foot qui me trouble. Celui-ci proclame que ce geste n’est pas politique, mais a été fait au nom des « droits de l’homme » qui sont « non négociables » (nicht Verhandelbar). Or, si les mots ont un sens, quand ce n’est pas négociable, on ne négocie pas. Donc en toute cohérence l’équipe d’Allemagne n’aurait pas dû jouer son match, car jouer, c’est négocier. 
Voyez toute la différence entre les joueurs iraniens et les joueurs allemands : les premiers prennent des risques réels et même immenses ; les seconds n’en prennent aucun : ils veulent à la fois faire la leçon aux méchants, avoir bonne conscience et gagner la coupe du monde. Ce n’est pas de la politique, en effet : c’est ce que Nietzsche appelait la « moraline ». 

 Vous êtes bien sévère 
 
Peut-être, mais l’enseignement ultime de ces deux événements est que la Coupe du Monde continue d’être un théâtre universel sans équivalent : il s’y joue des comédies et des tragédies, des pastiches et des impromptus, des bonnes et des mauvaises pièces. Peu importe, car la planète entière, par ailleurs si divisée, se réunit pour les regarder avec passion. On parle de plus en plus de démondialisation économique et géopolitique, mais le foot reste un élément unificateur unique. C’est d’ailleurs une énigme : pourquoi ce sport de tricheurs, des râleurs, de mauvais comédiens qui se roulent par terre au moindre contact … ; pourquoi ce sport rempli d’injustice, aux règles bizarres et dégoulinant de fric … pourquoi ce sport est-il LE sport du monde qui parvient à rassembler tous les continents, toutes les classes, tous les sexes, toutes les générations et toutes les civilisations ? Je rêverais d’avoir l’avis de Shakespeare sur la question du foot comme théâtre mondial. Mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est que lui n’aurait jamais dit : « il ne faut pas mélanger théâtre et politique » !

vendredi 11 novembre 2022

Sur la désobéissance civile

 Chronique LCP du 10 novembre

LCP - Lien vers l'émission 


Les manifestations anti-bassines de Sainte-Soline et les différentes actions d’éclats des activistes du climat dans les musées ont remis sur le devant de la scène le thème de la « désobéissance civile ». 

 Oui, et cette notion n’est pas du tout facile à définir. Si l’on prend le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, on note une ambivalence qui frise la contradiction. D’un côté, — article 2 — la possibilité de résistance à l’oppression est affirmée comme un droit naturel ; mais, de l’autre, l’article 7 reconnaît le caractère coupable de toute résistance à la loi. Cette dualité reflète un débat de fond que je résume ici à gros traits. 
• Pour certains (Hobbes et Kant), la désobéissance est toujours punissable, car il y a pire qu’un ordre politique inique : l’absence totale d’ordre, qui fait replonger dans l’état de nature et dans une vie « misérable, solitaire, dangereuse, animale et brève » (solitary, poor, nasty, brutish, and short). Il faut donc toujours obéir. 
• Pour Locke et les libéraux, la désobéissance est possible lorsque le pouvoir devient tyrannique au point de rompre le contrat social. Dans ce cas, l’Etat n’assure plus sa mission : lui résister n’est donc pas illégitime, puisqu’il n’est plus un Etat.

Cette notion « résistance à l’oppression » ne se confond pourtant pas avec celle de la « désobéissance civile » 

Oui, car il y a bien de la différence entre résister pour la démocratie (c’est-à-dire pour l’installer) et désobéir en démocratie (une fois qu’elle existe). L’appellation contrôlée de « désobéissance civile » (on devrait dire d’ailleurs civique) apparaît, plus tard, sous la plume du philosophe américain David Thoreau (1817-1862). En 1846, il refuse de payer une taxe destinée à financer la guerre contre le Mexique. Il est emprisonné. A son grand désespoir, sa tante paie une caution qui permet sa libération rapide. Mais il publie en 1849, le livre « la désobéissance civile » qui est la référence clé. 
Notez la différence avec la thématique de la résistance à l’oppression : nous sommes ici (les Etats-Unis) dans une situation, où il y a un Etat, et même un Etat de droit, avec des recours possibles (tribunaux, espace public, … ). Simplement une des décisions de cet Etat, prise, pourtant en respectant les règles électorales et majoritaires, heurte sa conscience de citoyen. Dans une telle situation : suis-je en droit de désobéir ou non ? 

Votre réponse ? 

Elle est claire : c’est Non. Il n’y a pas de droit à la désobéissance civile, car, cela reviendrait à reconnaître un droit de désobéir au droit ; ce qui évidemment serait absurde. 
Pourtant, si elle n’est pas un droit, la désobéissance civile est une pratique politique qui peut avoir sa vertu. Elle instaure un rapport de force et on l’exerce, à ses risques et périls, lorsqu’on estime, une fois que toutes les voies de recours ont été épuisées, qu’il faut, par un acte d’éclat, mais non violent, tenter de convaincre ses concitoyens (par l’exemple) qu’une décision ou une absence de décision est scandaleuse sur le plan des principes. 
Les moments glorieux de la désobéissance civile furent la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis ou contre les abjectes lois d’apartheid en Afrique du Sud. Et pour Martin Luther King et Nelson Mandela les risques et les périls encourus étaient considérables. L’histoire leur a donné raison. 
Ce qui révèle bien le problème : la légitimité d’une désobéissance civile n’apparaît jamais qu’après coup. Ce qui pose aussi la question du critère entre, si je puis dire, les bons et les mauvais désobéisseurs : faucheurs d’OGM, saboteurs de bassines, collectifs anti-avortement, adversaires du darwinisme et promoteurs du créationnisme dans l’enseignement : tous s’en réclament, mais serions-nous prêts à les suivre tous ? 

Comment séparer le bon grain de l’ivraie ? 

Il est sans doute impossible de répondre à cette question, mais ce qu’on peut dire néanmoins, c’est que pour conserver sa force et son efficacité, la désobéissance civile doit rester exceptionnelle. Rien de pire que la banalisation à laquelle on assiste aujourd’hui de la part d’individus qui cherchent plus à imposer leur point de vue qu’à suivre les règles de la délibération et de la décision démocratiques. Chez eux, la désobéissance devient une sorte de droit de veto personnel, perpétuel et absolu, qui ne tolère aucun contre-pouvoir, ne supporte aucune contradiction et n’encoure que très peu de risque. Au fond, avec eux, la désobéissance civile tend à n’être plus qu’une forme de délinquance incivile …

Voir aussi Tribune parue dans le Figaro le 29/01/2021

lundi 7 novembre 2022

Droit et politique : la grande confusion



Vous souhaitez revenir sur plusieurs faits récents qui sont presque passés inaperçus dans une actualité politique et parlementaire chargée. 

Oui, trois petites actualités, mais je crois, significatives d’une tendance lourde. 
Le 17 octobre, le Conseil d’Etat, saisi par plusieurs associations de défense de l’environnement condamne l’Etat à une astreinte de 2 fois 10 millions d’euros pour non-respect des normes de pollution de l’air. 
Le 24 octobre l’ancien premier ministre Edouard Philippe est convoqué par la Cour de justice de la République dans le cadre d’une série de plaintes pour « mise en danger de la vie d’autrui » ; « abstention volontaire de combattre un sinistre », à propos de sa gestion de la crise COvid-19. Il n’est pas mis en examen, mais ressort « témoin assisté ». Ce qui n’a pas empêché que son domicile et son bureau aient été préalablement perquisitionnés. 
Enfin, dans le journal le Monde du 26 octobre, Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé qui, elle, a été mise en examen pour « mise en danger de la vie d’autrui » (et est témoin assisté pour le second motif) se défend en affirmant qu’elle fut la première au sein du gouvernement à prendre conscience de la gravité de la crise. 

Que révèle cette actualité pour vous ? 

Ces trois informations attestent d’une confusion croissante — et à mon sens très fâcheuse — entre le droit et la politique. De plus en plus souvent, il est demandé à la justice non pas seulement d’examiner l’honnêteté des politiques et la régularité de leur action (ce qui est la moindre des choses), mais encore d’évaluer les politiques publiques, voire de se substituer à elles. 
Dans sa décision du 17 octobre, le Conseil d’Etat note certes des progrès dans la gestion de la pollution de l’air, mais invite l’Etat à faire plus et mieux. Il dénonce des retards dans la mise en place des plans anti-pollution (sans tenter d’en comprendre les raisons). Il répartit lui-même la somme exigée entre les associations de plaignants (Les Amis de la Terre) et des organismes chargés du suivi de la qualité de l’air. Cette distribution de l’argent public surprend. 
De son côté, la Cour de Justice de la République prétend être compétente pour examiner si, entre autres, la gestion du stock de masques ou le maintien du premier tour des élections municipales ont été ou non des décisions susceptibles d’être à l’origine d’éventuels préjudices.

En quoi cette judiciarisation de la décision politique vous paraît-elle périlleuse ? 

Pour au moins trois raisons : 
• D’abord, elle méconnaît la nature profonde de la décision politique. Décider en situation d’incertitude et en période de crise, ce n’est jamais choisir entre la bonne et la mauvaise option, mais entre la mauvaise et la pire. En un sens, le responsable politique est toujours un peu coupable, car décider, c’est trancher (de-caedere) entre deux inconvénients le moindre. Si le gouvernement, pour respecter les normes, avait brutalement interdit tous les véhicules polluants, il est très probable que des recours pour excès de pouvoir auprès du même Conseil d’Etat aurait été engagés. 
• La deuxième raison est que ces décisions de justice tendent à se substituer à la reddition démocratique des comptes : celle qui passe par l’élection ou la réélection. Est-ce au juge ou aux citoyens de dire si tel ou tel responsable a « mal décidé » ? 
• Enfin, exposés à des procès pour toutes les décisions prises, il est probable que les responsables penseront davantage à se couvrir qu’à agir. L’impuissance publique s’en trouvera accrue. 
 
Que faire pour éviter cette dérive ? 

• D’abord supprimer la Cour de Justice de la République, qui est devenue un monstre. Edouard Balladur, qui fut son créateur avant d’en devenir la victime, le disait récemment Figaro, 20 avril 2021). Chacun se souvient de la formule « responsable, mais pas coupable » dans le cadre de l’affaire du sang contaminé. La fonction de la CJR (créée en 1993) était précisément de distinguer rigoureusement ce qui relevait du délit pénal (la culpabilité) et ce qui relevait de la décision politique (la responsabilité). Ce pourquoi elle était composée de juges et de parlementaires. Mais elle a totalement failli dans sa mission : « Il ne s’agit plus d’un Cour de justice expression de la souveraineté nationale, mais d’une Cour de justice contrôlée par l’autorité judiciaire de droit commun telle une Cour d’assises ordinaire ». Bref, les responsables sont devenus des présumés coupables. 

• Ensuite, inventer une véritable reddition politique des comptes : Evaluer une politique environnementale ; revenir sur une gestion de crise ; c’est au Parlement que revient cette mission ; et c’est faute de ne pas la prendre en charge avec assez de sérieux, que place est laissée au juge. Il faut inventer des procédures de contrôle plus rigoureuses, à la manière des commissions d’enquête américaines. C’est uniquement lorsque cette reddition des comptes sera en place, que la tentation judiciaire pourra être rejetée. Mitterrand disait, « Méfiez-vous des juges : ils ont tué la monarchie ; ils tueront la république ». J’ajouterai seulement, pour être juste, que ce sont les politiques eux-mêmes, qui conscients de l’affaiblissement de leur autorité, se sont défaussés sur les juges et les Cours. Ce qui menace n’est donc pas tant le gouvernement des juges qu’un remplacement de la démocratie (pouvoir du peuple) par la nomocratie (pouvoir des normes).


vendredi 30 septembre 2022

Sur l'interdiction du cumul des mandats

 J'inaugure une chronique régulière sur LCP (La chaîne parlementaire) dans l'émission de Myrian Encaoua. L'axe en sera les « (bonnes ou mauvaises) innovations démocratiques » Les textes complets seront publiés ici-même.


Le 19 septembre 2022, a eu lieu une discussion au sein bureau du groupe parlementaire Renaissance sur une proposition de loi portée par le député de l’Essonne Karl Olive. Elle visait à revenir sur l’interdiction du cumul des mandats locaux et nationaux. Karl Olive se prévalait de la bénédiction, si je puis dire, du président Macron. 
Ce n’est pas une proposition nouvelle, car il y a un an, en novembre 2021, un texte du même type, avait été porté devant l’Assemblée par le sénateur centriste Hervé Marseille après son adoption au Sénat. 
A chaque fois ces propositions sont rejetées, et c’est bien dommage. 

Il faut rappeler le cadre, qui date de la loi organique du 14 février 2014 . Cette loi a encadré le cumul des mandats parlementaires nationaux avec les exécutifs locaux. Concrètement, un sénateur ou un député ne peut également être maire (ou adjoint au maire), président (ou vice-président) de conseil régional ou département ou d’une métropole. Les limitations concernent également les mandats locaux. 
Cette loi organique est l’exemple typique d’une loi démagogique, présentée comme progressiste, qui a des effets profondément nocifs pour la démocratie et sur laquelle il sera très difficile de revenir. 

 En effet, les Français sont à une très large majorité favorables (73%) à cette limitation du cumul des mandats. Il faut dire qu’à l’époque (2014), les arguments avancés pour la défendre étaient puissants : le cumul des mandats était identifié (par les élus eux-mêmes) à un abus de pouvoir, à un excès de rémunération et à un défaut de service. 
 • Un abus de pouvoir, car en additionnant les responsabilités, le cumulard s’installe inévitablement en patron de clientèle, voire en baron ou en parrain. Il empêche, en outre, le renouvellement, le rajeunissement ainsi que la féminisation de la classe politique. 
 • Un excès de rémunération, car le multi-élu est supposé se goinfrer de l’argent public : et de s’en mettre, comme on dit, « plein les poches » … 
 • … alors même - troisième argument – qu’il se condamne à mal exercer ses responsabilités, puisqu’il ne peut être au four (national) et au moulin (local). 
J’utilise à dessein ces expressions triviales, car les attendus de la loi reprennent à leur compte, en termes policées, ces pires caricatures des discours populistes concernant élus. 

La pratique du cumul était certes une exception française : en 2012, 476 députés sur 577 et 267 sénateurs sur 348 étaient des cumulards. Dès juin 2017, pas moins de 38% des députés ont dû abandonner leur mandat exécutif local. Il y a eu, c’est vrai, un rajeunissement et une féminisation ; avec aussi une certaine ouverture à la diversité professionnelle (pour les députés). 

Mais ces éléments positifs ne compensent pas les effets pervers de cette réforme. On a perdu de l’expérience, du contact et de la démocratie. 

1) La perte d’expérience : la fabrication d’un élu, est un processus qui demande du temps et ne se fait pas en un jour. Je n’ai pas rencontré un seul bon député (notez le « bon ») qui ne m’ait dit : « moi en tant que maire » ; « moi en tant qu’élu local », cette expérience locale est la forge de l’élu. On peut débattre sur le fait que la politique soit ou non un métier, mais ce qui est indiscutable c’est que la politique demande du métier, et surtout des compétences qui deviennent de plus en plus exigeantes. Face à un droit tentaculaire, obèse, complexe, changeant ; face aux enjeux environnementaux tout à fait inédits ; face à une médiatisation accrue, le portrait de l’élu en « honnête homme » qui était celui de la IIIe République souffre quelque peu. On peut être élu en un jour « sur un malentendu », mais pour honorer un mandat il faut du temps. Comprendre un budget, s’initier aux règles de l’Assemblée, envisager les dommages collatéraux provinciaux d’une mesure décidée « à Paris », cela demande une sacrée expérience. 
2) La perte du contact : l’interdiction du cumul a rompu un lien important Paris/province et a accru le sentiment d’éloignement, alors même que les François considèrent que la tâche principale de leur député est de faire porter la voix de leur circonscription (à 70% CSA, Fondapol, Jean-Jaurès). La fabrication de la volonté générale s’est coupée de l’expression des territoires et les députés ne semblent plus « à portée d’engueulade », ce qui, paradoxalement, produit plus de violence à leur égard.
Si l’on peut certes estimer peu raisonnable qu’un maire de très grande ville ou qu’un président d’une collectivité ne soit pas en même temps député ou sénateur, l’argument a beaucoup moins de poids à propos d’une commune petite ou moyenne, car cette expérience très concrète « relie » le représentant national aux réalités locales ; elle évitera aussi bien des décisions hasardeuses, prises par des gens qui n'imagine pas qu'on puisse habiter ailleurs qu'à Paris et dans une métropole.
3) Mais le plus grave est sans doute le déficit démocratique qu’a produit cette mesure. J’y vois à la fois un mépris technocratique du peuple (demos) et une détestation démagogique du pouvoir (cratos). D’un côté, le peuple apparaît trop idiot, pour voter en connaissance de cause, de sorte qu'il faut préfigurer son choix pour s’assurer qu’il sera le bon en termes de diversité « en tout genre » (race, âge, sexe, …), et de renouvellement permanent (perçu comme bénéfique en soi). 
Du côté du pouvoir, avec des lois de ce type, les élus admettent que les citoyens ont tout à fait raison de se méfier d’eux. C’est une forme d'auto-détestation, voire d’autodestruction qui augure mal du retour de la confiance en politique. « Nul n’obéit à qui ne croit pas à son droit de commander … », disait Raymond Aron. J’ajouterai volontiers : pourquoi voter pour des élus qui ne cessent de vous répéter que le pouvoir inévitablement corrompt ?

lundi 19 septembre 2022

Démocratie par les voix vs démocratie par le droit

 Démocratie par les voix vs démocratie par le droit 


La séance du Collège de philosophie du 20/09/2022 (viso, 18h) sera consacrée à cette thématique : inscription via : https://collegedephilosophie.blogspot.com/

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Au cœur des régimes libéraux occidentaux se creuse un nouveau clivage entre deux horizons possibles pour la démocratie. Car que veut-on exactement ? Aspire-t-on à une extension des droits individuels ou espère-t-on une meilleure expression de la volonté générale ? Désire-t-on une démocratie par le droit ou une démocratie par les voix ? 

Les deux perspectives ont leur avantage et leur inconvénient entre lesquels il va falloir néanmoins choisir, et vite. La démocratie par les voix est fidèle au sens originel du terme (« gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », comme disait Lincoln), mais elle se heurte à une difficulté que Proudhon avait résumé par une formule choc : « le peuple n’est guère démocrate ». Il arrive donc que son suffrage, y compris majoritaire, produise des effets désastreux : terreur, oppression des minorités, mesures liberticides, goût pour les despotes … Raison pour laquelle cette volonté du peuple fut encadrée par le régime de l’Etat de droit. 
Mais pas n’importe quel droit ! Le droit par lequel un peuple s’oblige à rester fidèle à lui-même, c’est-à-dire, d’une part, le droit des droits de l’homme en société (1789), qui pose des limites aux tentations fréquentes de renoncer à la liberté, à l’égalité ou à la fraternité. Et, d’autre part, le droit de la Constitution, qui précise comment la volonté générale doit s’exercer. Sans ce droit-là, il n’est pas de peuple souverain, mais un demos tyran, voire une simple foule qui souvent, comme le disait Hugo : « trahit le peuple ». 
La démocratie par le droit peut donc sembler l’héritière de la démocratie par les voix qu’elle conditionne et perfectionne. Mais elle non plus n’est pas sans inconvénient et l’on s’aperçoit de plus en plus qu’elle peut aboutir, degrés par degrés, à une véritable trahison du peuple. On peut même se demander si nous n’assistons pas à un véritable changement de régime : le passage de la démocratie (ou pouvoir du peuple) à la nomocratie (ou pouvoir de la norme). 
Cette évolution subtile doit être examinée avec nuance, car sa dénonciation ne saurait en aucun cas conduire à remettre en cause l’idée fondamentale d’Etat de droit. Simplement, il faut constater que cette notion s’englue dans le flou. 
Il y a d’un côté un Etat de droit (Rechtsstaat) au service du peuple et, de l’autre, un état de droit (Rule of Law) qui fonctionne sans le peuple (demos) et contre le pouvoir (cratos). 
Sans le peuple, car des organes juridictionnels non élus inventent ou étendent des principes juridiques, par pure déduction ou évolution jurisprudentielle, sans qu’ils fassent l’objet d’aucun débat démocratique. 
Contre le pouvoir, car celui-ci est perçu par le droit nouveau comme essentiellement oppressif à l’égard des libertés individuelles, des identités particulières et des minorités ; et, par ailleurs, indifférent au salut de la planète. Ce nouveau droit se donne donc la mission (très politique) de sauver l’individu et la planète des dangers que le Peuple et que l’Etat lui font courir. 
Trois phénomènes sont à la source de cette évolution. 
Il y a d’abord un demos qui a honte de son cratos, ou, pour le dire plus clairement, une défiance générale à l’égard de la politique. « Tous les arts ont produit des merveilles, disait Saint Just, seul l’art politique n’a produit que des monstres ». Propos surprenant de la part de l’archange de la Terreur, mais qui est devenu l’air du temps, y compris chez les élus eux-mêmes. Conséquence : ne s’estimant plus légitimes pour décider, ils font appel à des « autorités indépendantes » ou laissent les tribunaux trancher à leur place. Le succès du terme de gouvernance à la place du démodé gouvernement, indique assez ce rêve fou d’un pilotage automatique de la cité … qui vire assez logiquement en cauchemar ! Car, pourquoi faudrait-il voter pour des élus qui n’osent plus agir ? L’abstention massive est la conséquence moins d’une prétendue « crise de la représentation » que de ce renoncement du politique à la politique. 
Le deuxième phénomène est celui d’un droit mutant — et il excuse en partie les élus incriminés. Car, dans la rase campagne de la désertion politique, dont les citoyens indignés se font les complices, un droit nouveau s’épanouit, tentaculaire et gigantesque. C’est un droit obèse, mais aussi complexe et dégradé. L’hypertrophie juridique, dénoncée par les Cours elles-mêmes (voir les rapports réguliers du Conseil d’Etat), est sidérante : elle ridiculise l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » ; et, plus encore, l’exigence de la comprendre, puisqu’elle devient illisible même pour le spécialiste. Résultat : au droit protecteur s’est substituée l’insécurité juridique, avec, comme effet pervers supplémentaire, la baisse de qualité. Un droit mou, flou, bavard, langue de bois, bien-pensant, … : trop de normes produisent de mauvaises normes qui causent plus de normes dans des procédures sans fin et des recours incessants. L’autorité de la chose jugée en pâtit et on comprend que la fonction de décider soit devenue, dans ce contexte, plus délicate : c’est un euphémisme. 
Le troisième phénomène qui accompagne cette dérive est la montée en puissance d’une idéologie, dont l’expression emblématique se trouve dans la Commission, dite de Venise, intitulée explicitement Commission européenne pour la démocratie par le droit. Organe consultatif du Conseil de l’Europe, créée en 1990 dans l’euphorie de la chute du mur, elle considère que la démocratie n’a qu’accessoirement besoin du peuple pour fonctionner et que les seuls vrais démocraties sont en vérité les juges, notamment ceux de la CEDH. Ces idées se diffusent au cœur de l’Union européenne, dans les Cours suprêmes nationales et jusqu’au moindre des tribunaux administratifs. Cette doctrine d’un droit sans le peuple et contre l’Etat a atteint désormais son rythme de croisière. Les Cours jonglent avec les principes, en inventent de nouveaux, les appliquent de manière inédite, somment l’Etat d’agir ou, au contraire, l’empêchent d’agir, … bref, elles font de la politique sous couvert de neutralité juridique. 
« Si l’Etat est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons », disait Paul Valéry. Aujourd’hui nous périssons écrasé sous le droit d’un Etat impuissant. Cette doctrine est régulièrement dénoncée, dans ces colonnes, par Jean-Eric Schoettl et Pierre Steinmetz, respectivement ancien secrétaire général et ancien membre du Conseil Constitutionnel, ainsi que par bien d’autres juristes et politiques lucides. Comme eux, je pense qu’elle constitue la menace la plus grave pour nos démocraties libérales, non seulement parce qu’elle nous expose aux séductions autoritaristes des régimes illibéraux, mais surtout parce qu’elle trahit la promesse démocratique selon laquelle le peuple doit avoir, autant que faire se peut, la maitrise de son destin. Bref, loin d’être l’accomplissement de la démocratie, la nomocratie en est sa négation suprême. C’est pourquoi contre l’impérialisme du droit, il faut redonner de la voix aux voix, c’est-à-dire à la politique. Sinon, l’adage attribué à Cicéron deviendra notre régime de croisière : Summum jus, summa injuria - Droit extrême, injustice suprême.

jeudi 18 août 2022

Ecologie : la tentation du coup d'éclat permanent

 Entretien pour Le Figaro — https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pierre-henri-tavoillot-en-quoi-porter-atteinte-a-un-tableau-contribue-t-il-a-resoudre-la-crise-climatique-20220711



Depuis quelques semaines, les militants écologistes multiplient les actions « chocs » dans les musées : la Joconde « entartée » le 29 mai ; les mains collées au cadre du tableau de Turner ; un tableau de John Constable recouvert d’un paysage miné par les énergies fossiles à la National Gallery de Londres. Pourquoi les militants écologistes s’en prennent-ils aux œuvres d’art ? 

 Il y a d’abord une stratégie de « coup d’éclat permanent ». Elle caractérise tous les activistes qui défendent des causes, quelles qu’elles soient, à l’âge du buzz et des réseaux sociaux. Car, à moindre coût, il est aisé de faire un coup, en lieu et place de l’ingrat travail d’information et de pédagogie qui risque de rencontrer de fâcheux arguments contradictoires. Une campagne de com. est bien plus efficace qu’une difficile campagne électorale. Mais cette stratégie relève aussi du wokisme. Pour ces militants, le citoyen moyen est un abruti, doublé d’un ignorant. Il faut donc le réveiller (woke) et si possible en sursaut. Seule une provocation suscitera chez lui la prise de conscience salutaire. Car comment peut-on aller au musée quand la planète se meurt ? Toute l’énergie devrait être mobilisée 24h/24h pour un unique grand dessein. Ce n’est pas en soi nouveau. Il fallait jadis éveiller la conscience de classe afin que l’oppression apparaisse sous son vrai jour, alors que le capitalisme tentait de faire aimer ses chaînes à celui qu’il enchaînait : cela s’appelait le salariat. Ce qui était le comble de la domination est devenu la norme. 

 Ces démarches s’inscrivent-elles plus généralement dans un militantisme qui repousse, voire rejette, le patrimoine et la notion d’héritage ? Attaquer la culture pour préserver la nature ? (patrimoine naturel contre patrimoine artistique, si je puis dire) 

 Oui, le fait de cibler des œuvres d’art interroge. On aurait pu comprendre que les militants visent les industries ou les producteurs d’énergie, mais là, ce qui est visé, c’est la haute culture, dont l’impact négatif sur le climat n’est pas évident à établir. L’interprétation que vous suggérez me semble pertinente : pour ces activistes, la seule manière de défendre la nature semble être de s’en prendre à la culture. Rousseau (je parle de Jean-Jacques, pas de Sandrine) pourrait être à l’origine de cette tentation, puisqu’il s’opposait à ce qui était pour les Lumières une évidence, à savoir que la nature opprime et que la culture (c’est-à-dire la science, les arts, les lettres, les mœurs) émancipe. Rousseau joue l’esprit fort et renverse le schéma en affirmant, dès son premier discours sur les sciences et les arts, que la culture aliène et que la nature peut libérer. Encore faut-il voir que son projet n’est pas de détruire la culture, mais, comme il l’écrit dans l’Emile, d’éduquer « un sauvage fait pour habiter les villes ». Autrement dit, il entend créer une culture dans laquelle la perfectibilité essentielle de l’homme pourrait enfin s’exercer contre les faux-semblants et l’hypocrisie sociales. On est donc très loin de l’agit-prop de ces militants, dont la démarche relève davantage de la « cancel culture » (annulation), qui appelle à débaptiser les rues, à changer les titres des romans ou à déboulonner les statues, parce qu’ils sont non « politiquement corrects », c’est-à-dire, selon eux, racistes, patriarcaux, coloniaux, … La « cancel culture » est aisée à définir : c’est la détestation de la culture. Elle rappelle le fameux mot attribué à Gœring ou à d’autres dignitaires nazis : « quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver ». Ce à quoi Francis Blanche opposait : « quand j’entends le mot révolver, je sors ma culture ». C’est un peu facile, mais c’est efficace. 

 Le 11 mars 1914, la suffragette Mary Richardson lacère le célèbre tableau La Vénus au miroir de Velasquez, aussi à la National Gallery de Londres, avec un petit hachoir. Une femme nue y est allongée. Peut-on voir une filiation entre ces deux actes militants ? 

En Angleterre, au début du XXe siècle, les suffragettes, mais aussi les premiers animalistes, ont utilisé des méthodes radicales que l’on retrouve aujourd’hui chez les militants « climat », comme le mouvement Extinction rébellion (d’ailleurs né en 2018 au Royaume-Uni) : désobéissance civique, auto-enchaînement, blocages et sabotages divers, … En 1914, l’intention de Mary Richardson était d’attirer l’attention sur la situation de la cheffe des suffragettes du WSPU, Emelline Pankhurst, qui, emprisonnée et en grève de la faim, était gavée de force par les autorités officielles. A l’époque, la violence était des deux côtés et d’une manière qui n’avait rien de symbolique. Pour Mary Richardson, par son héroïsme, sa leader adorée, qui incarnait « la plus belle des femmes au moral » était opprimée dans l’indifférence. D’où son projet d’émouvoir le public en torturant, pour sa part, « la plus belle des femmes au physique », à savoir la Vénus de Velasquez. Pour sa défense, elle dira plus tard : « j’aime beaucoup l’art, mais je tiens davantage à la justice ». La formule peut paraître noble et généreuse, mais ce n’est rien d’autre qu’un sophisme, car on ne voit pas en quoi dégrader le premier ferait avancer en quoi que ce soit la seconde. 

 La suffragette revendique en 1914 : « Je suis une suffragette. On peut remplacer des tableaux, mais pas des humains ». L’un des deux militants qui a recouvert le tableau de Constable a affirmé : « Cette peinture fait partie de notre patrimoine mais ce n'est pas plus important que les 3,5 milliards d'hommes, de femmes et d'enfants qui sont déjà en danger en raison de la crise climatique ». Pourquoi invoquer une comparaison entre art et vie humaine ? 

Le sophisme est le même, et il tout aussi délirant : en quoi porter atteinte à un tableau contribue-t-il à résoudre la crise climatique ? Ne peut-on pas à la fois aller au musée et se préoccuper activement de l’environnement ? En fait, ces militants moralisateurs et inquisiteurs recherchent, dans leur vie dérisoire, un héroïsme sacrificiel afin de jouir avidement de l’hostilité qu’ils suscitent. Leur dogme se renforce des oppositions. Ils pensent avoir raison puisqu’ils sont incompris ; ils s’estiment supérieurs puisque la masse est endormie ; ils croient agir puisque tout le monde est contre eux. C’est là une manière d’obtenir tout ce dont l’univers démocratique les prive : la certitude à l’ère du doute, la supériorité à l’âge de l’égalité, la toute-puissance à l’époque des impossibilités et un salut law coast en des temps désenchantés. On entend souvent dire qu’il faut accepter les extrémismes et la radicalité pour que les grandes causes avancent ; ce serait le prix nécessaire à payer pour le progrès. Je pense exactement le contraire. Les excès retardent les évolutions, clivent et bloquent les situations, car la radicalité entraîne forcément une surenchère délétère vers toujours plus d’extrémisme. Je me risquerai même à dire que c’est là une loi de l’histoire ! D’ailleurs, on le constate à chaque fois : les mouvements radicaux échouent à convaincre la majorité, car, très vite, ils se divisent eux-mêmes en groupuscules hostiles. Tous les animalistes aiment les animaux, mais qu’est-ce qu’ils se détestent entre eux ! Les néo-féministes se déchirent dans des querelles sans nom ; et, dans un monde où la préoccupation environnementale s’est largement imposée, voire banalisée, les écologistes ne parviennent plus à exister que par l’outrance. Notre époque blasée contemple ces querelles et péripéties avec une bienveillance coupable. Car l’extrémisme est devenu comme « l’air du temps » … un quasi conformisme. Le débat public est, en parti saturé, par ce qui choque, indigne et scandalise. A nous de veiller à ce qu’une autre part de notre cerveau collectif reste disponible pour d’autres sujets.

L'écologisme comme religion

Entretien pour le Figaro (9 août 2022 — propos recueillis par Eugénie Boilat)

 — https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pierre-henri-tavoillot-avec-l-ecologisme-chacun-peut-esperer-se-sauver-en-lavant-la-nature-des-peches-des-humains-20220809



Depuis quelques mois, les élus écologistes multiplient les critiques à l’égard d’événements ou de traditions qu’ils jugent en contradiction avec un respect strict de l’écologie : Formule 1, Tour de France, sapin de Noël. Par ailleurs, Roland Garros ou des musées ont été le théâtre de revendications écologistes. Qu’est-ce que cela vous inspire ? 

 L’écologie politique renoue ici avec le geste révolutionnaire de la table rase. Pour elle, il y a l’homme du passé, enfermé dans ses habitudes, ses passions et ses superstitions nocives — le sport ou les fêtes en font partie — ; et il y aura l’homme nouveau : celui qui aura pris conscience de son aveuglement et qui agira pour se transformer du tout au tout. L’historienne Mona Ozouf a écrit de magnifiques pages sur cette idée d’« homme régénéré » à l’époque de la Révolution française (Gallimard). On la retrouve au cœur de tous les épisodes totalitaires et, à un degré moindre dans notre quotidien. Ainsi, l’expression si courante — « il faut changer les mentalités » et « cela doit commencer dès l’école », renoue avec l’objectif révolutionnaire d’éradiquer à la source l’abject Ancien régime (aujourd’hui, on dirait le productivisme, le consumérisme, le patriarcat, la vision coloniale …), grâce à une pédagogie renouvelée. Il faut aussi culpabiliser les individus (voire les menacer) pour les forcer à se « convertir » et à agir dans le sens de cette histoire que les élites éveillées (woke) sont les seules à comprendre. Alors seulement viendra la rédemption. Par où l’on voit que ce projet révolutionnaire n’est pas tant de donner le pouvoir au peuple que de changer le peuple. Mais ce que ne voient pas les adeptes de cet écologisme, c’est que la prise de conscience environnementale de la part de ce peuple, moins abruti qu’ils ne pensent, s’est faite à très vive allure, au point, d’ailleurs, de rendre leurs anathèmes inutiles. D’où la radicalisation de ce courant, toujours scindé, comme c’est le cas en Allemagne depuis une quarantaine d’année, entre les realos (les réalistes) et les fundis (les fondamentalistes). Le thème de « l’urgence climatique » participe de cette rhétorique totalitaire. Ce projet de tout changer tout de suite me rappelle « l’urgence industrielle », par laquelle Mao justifiait la politique du « Grand Bond en avant » en Chine. Résultat : une famine abominable et 36 millions de morts entre 1958 et 1961 ! Il me semble pourtant qu’on peut à la fois être conscient de l’extrême gravité de la situation environnementale mondiale et être prudent sur les politiques à mettre en place. Tellement d’erreurs furent commises au nom de l’urgence … 

Le sport, l’art, diverses formes du plaisir en outre, semblent être prohibées au service d’une écologie sacrificielle. L’écologie est-elle devenue la nouvelle grille de lecture morale du monde ? 

 Il y a une inversion étonnante. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la culture (la science, la raison, les mœurs, la technique …) était ce qui pouvait nous sauver de la violence aveugle de la nature (cataclysmes, épidémies, …). Une vision contraire émerge : la Nature idéalisée (verte, pure, bio, light, …) doit nous sauver des méfaits de la culture. C’est pourquoi il faut se méfier de la science, jouer l’émotion contre la froide raison, déconstruire les mœurs rassies et dénoncer la technique mortifère. Autrement dit, la Nature, c’est le Bien, et la culture, c’est le Mal. Ce renversement est excessif et même Jean-Jacques Rousseau n’allait pas aussi loin. Car il savait que la Nature n’a rien de moral. Chez elle, pas de sécurité sociale ; pas d’aide aux défavorisés, puisque, pour qu’un écosystème fonctionne, il est impératif que les gros poissons dévorent les petits. 

La déchristianisation marquée de la société française semble donc être accompagnée par une sécularisation d’idées chrétiennes. “Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seule.” écrit G.K Chesterton, auteur anglais du début du XXème siècle. Cette phrase peut-elle nous éclairer ? 

Tout à fait. Il y a dans l’écologisme plus que de l’écologie : une puissante spiritualité qui émerge sur les cendres des précédentes. On la croit scientifique, elle est mystique ; on la pense éthique, elle est religieuse. Rien ne le révèle davantage que son expression favorite : « sauver la planète » ! Comment ne pas voir dans cette formule un recyclage spectaculaire de l’antique question du salut. Elle n’a pas pris une ride : si l’homme est un mortel, ce n’est pas seulement qu’il meurt (à l’inverse des dieux) ni qu’il sait qu’il va mourir (à la différence des animaux), c’est surtout qu’il dispose d’un incontestable talent à gâcher sa vie. Cette vie brève, il ne la vit guère ; elle est constamment parasitée par la nostalgie et le remord du passé, l’espoir et la crainte du futur, la souffrance et l’ennui au présent. La première partie de l’existence se passe à préparer la seconde ; la seconde à regretter la première. D’où l’adage : si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. Qu’est-ce qui peut nous sauver de cette cruelle condition de mortel ? 

En quoi « le salut de la planète » s’inscrit-il dans la continuité des grandes réponses à cette question ? 

Pour répondre, il faut en faire l’inventaire sommaire. J’en vois cinq principales. La première est le « salut traditionnel ». Pour neutraliser la peur de la mort, il ne faut rien changer : faire comme on a toujours fait, lutter contre les désirs d’innovation, faire confiance aux ancêtres et aux coutumes, cesser de nous croire exceptionnels. Hériter, imiter, répéter : voilà la seule et unique voie de ce salut très fataliste qui fait une confiance aveugle au groupe et se méfie de l’individu. C’est le conservatisme total du monde d’avant, pour lequel « changer les mentalités et les comportements » aurait été une abomination. Le contraste est tout aussi grand avec le « salut antique » des philosophes grecs. L’idée même de protection de la nature aurait fait hurler de rire Socrate, Aristote ou Epicure. Pour un Grec ancien, la nature est ce qui est éternel et divin ; ce par rapport à quoi l’homme est tout petit. Tout naît, tout croit, tout meurt : voilà ce qu’est la nature (physis) qui ne s’arrête jamais. Le seul salut possible pour l’homme consiste à (re)trouver sa place dans ce flux impitoyable. On se sauve par la nature (en la connaissant et s’y ajustant), mais on ne sauve pas la nature ! Troisième réponse, le « salut chrétien ». Pour lui, l’écologisme est une véritable hérésie. La raison ? Il n’y a qu’un sauveur du monde : Jésus, Salvator mundi, qui en a pour ainsi dire le monopole. Et c’est seulement en ayant foi en lui que le petit humain pourra espérer se sauver de la mort, ce qui passe à la fois par des actes et par la grâce. La Création mérite certes des égards, mais aucun humain ne peut prétendre la sauvegarder. Le « salut communiste » reprend la logique chrétienne, avec plusieurs déplacements : le Parti à la place de l’Eglise, son chef à la place du Christ, le Capital au lieu des Evangiles et l’abondance sur Terre plutôt que le paradis au Ciel. Aucune place n’est faite aux limites de la planète, car, pour lui, se sauver, c’est contribuer à la société sans classe. Une cinquième offre possible sur le marché du salut est « le développement personnel » ou self help. Pour elle, il est possible de se sauver soi-même, indépendamment de dieu, du monde et des autres. Ma petite personne devient le seul critère d’une vie réussie qui ne visera pas plus loin que le souci de soi, la santé du corps et l’intensité de l’existence. Sa devise pourrait être le fameux « jouissez sans entrave, vivez sans temps mort » de Mai 68 ou si elle avait le sens de l’humour (ce qui est rarement le cas), ce mot de Pierre Dac : Je préfère « le vin d’ici à l’au-delà ». Dans ce panorama, l’écologisme offre une voie originale mêlant les ingrédients du passé. Il renoue avec l’esprit des religions séculières, notamment le communisme, mais avec un dogme renouvelé, où la science est suspecte. Il prône certes une révolution anticapitaliste, mais sans avenir radieux, puisque l’apocalypse climatique semble inévitable ; et plutôt conservatrice contre la modernité industrielle. On y retrouve aussi le culte païen de la Nature, mais associé à la toute-puissance de l’individu et l’espoir de retrouver une ferveur collective. Enfin il impose des normes de vie quotidienne, notamment alimentaires, dans une époque qui a prétendu s’en défaire. Bref, il répond à bien des aspirations contradictoires du présent, d’où son succès. Avec lui, chacun peut espérer se sauver en lavant la Nature des péchés des humains. C’est un séduisant recyclage spirituel dans un temps réputé en panne de sens !

Illustration parmi d'autres : A l'occasion d'une conférence sur la démocratie dans un établissement privé catholique, je posais la question : « Qui est pour sauver la planète ? ». Dans le quart de seconde, toutes les mains se lèvent. Mais à cette autre question : « Qui est pour sauver son âme ? » ; il n'y eut d'autre retour qu'une incompréhension manifeste  …

lundi 27 juin 2022

Le retour du Premier ministre

 Version complète de l'entretien avec Charles Jaigu paru dans le Figaro Magazine du 25 juin 2022.

Ces élections confirment-elles que la France est désormais officiellement ingouvernable ? 

C’est un sentiment très Français, ou très Ve République. Nous ne sommes plus habitués aux chambres sans majorité absolue, mais il y a beaucoup de gouvernements démocratiques qui rêveraient d’un groupe de 245 députés. Il ne suffit pas d’aller très loin, par exemple en Israël, en Italie. Ce résultat remet l’Assemblée au centre du jeu, et c’est une évolution qui peut être intéressante. Qui nous ramène à la IVème République ? La majorité relative de Macron est beaucoup plus substantielle que celles avec lesquelles les présidents du conseil forgeaient des gouvernements éphémères. Il faudra bien des efforts pour renverser le gouvernement désigné par le président. 

Sous la IVe, tenir deux mois à Matignon était déjà un bon résultat. Emmanuel Macron ne paye-t-il pas le prix du mépris dans lequel il a tenu le Parlement dans son premier mandat ? 

 Il paye le prix d’une lourde faute politique. Celle d’avoir annoncé qu’il créait un Conseil national de la refondation, mélange du grand débat et de la convention citoyenne. C’était clairement une manière de dissoudre l’Assemblée nationale avant même qu’elle soit élue. Le message aux électeurs était : « donnez-moi une majorité, mais le vrai travail se fera sans les députés » ! La percée spectaculaire du RN a surpris tout le monde. 

Pas vous ? 

Je vous avoue que je commençais à douter de mes analyses. Le débat de cette législative jusqu’au premier tour a été confisqué par le face à face entre LREM et la NUPES. Que devenaient les 13 millions d’électeurs du RN ? Le premier tour a amplifié cette hystérie autour de la coalition de gauche. Pendant tout ce temps, le débat n’a tourné qu’autour de la planification écologique, la police meurtrière et un zeste d’idéologie woke, on n’a rien entendu sur des sujets aussi essentiels que l’immigration, l’endettement, l’éducation le séparatisme, la sécurité. Le second tour me paraît bien plus conforme à l’image que je me fais de l’état de l’opinion, sans m’en réjouir. 

 Est-ce l’effet Mélenchon, qui fait le spectacle mais occulte le vote de la majorité silencieuse ? 

Chaque fois qu’il s’exprime c’est pour avancer une nouvelle énormité, et tout le monde la répète. Prétendre qu’il allait gagner cette élection, qu’il serait « élu » premier ministre, tout cela ne tenait pas debout. Il donne le ton, et le commentaire politique suit servilement l’insoumis ! Le 19 juin l’a remis à sa place. 

 Le gouvernement pourra-t-il gouverner ? 

 Il y a deux possibilités. La première est le blocage de l’Assemblée par l’obstruction conjointe de la coalition de gauche et du Rassemblement national. Mais c’est très improbable. C’est aussi leur intérêt de montrer qu’ils essayent de passer aux actes. Ils ont été élus pour ça. Soit le gouvernement réussit à bricoler des majorités au cas par cas. Emmanuel Macron en a les moyens. Il peut débaucher, diviser, ou négocier. Ou les trois à la fois. Diviser la coalition de gauche devrait être assez facile : c’est déjà fait. Diviser LR sera plus difficile, mais il y a une marge de manœuvre entre les députés tentés par le ralliement, les partisans de l’autonomie, et les tenants d’une alliance avec le RN. Je pense surtout qu’il négociera en posant des problèmes à résoudre et en suggérant des solutions susceptibles de rallier les parlementaires raisonnables. Le rapport nuancé du sénateur François-Noël Buffet (LR) sur l’immigration pourrait, par exemple, servir de base à cette approche transpartisane. 

 Regrettez-vous l’encadrement du 49.3 décidé par la révision constitutionnelle de 2008 ? 

 C’était un instrument de gouvernement utile. Son usage était devenu très impopulaire, au point qu’une partie de l’opinion, mal informée, y voitun acte quasi-dictatorial. Comme toujours, c’est la dose qui fait le poison. Entre 1988 et 1993, les 18 recours au 49.3 de Michel Rocard n’en ont pas fait un dictateur. Mais il y aura peut-être un avantage inattendu à cette difficulté à faire voter des projets de lois : il y aura moins de lois ! On découvrira aussi qu’il est temps de faire voter les décrets d’application de toutes les lois votées au fil des législatures et qui dorment dans un classeur au fond des ministères. 

 Tout cela donne l’impression que le « peuple-roi » ne veut pas de roi… 

Nous sommes dans une situation historique où les citoyens reprochent aux élus l’impuissance à laquelle ils les condamnent. Leur légitimité est mise en cause à peine les urnes vidées ; leurs décisions sont contestées avant même qu’elles ne soient prises ; leurs actions sont empêtrées dans un labyrinthe de règlements obscurs et de contre-pouvoirs opaques. C’est à se demander si l’Etat de droit n’est pas en train de se retourner contre la démocratie. Ce n’est pas qu’en France. Quand l’Angleterre décide le transfert au Rwanda de certains de ses migrants illégaux, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’y oppose et bloque le premier avion. Quelle est sa légitimité pour le faire ? L’Angleterre, que je sache, n’est pas une dictature, mais un Etat qui présente toutes les garanties en termes de respect des droits. Il est stupéfiant que des juridictions hors-sol puissent bloquer l’initiative politique d’un pays souverain. La nomocratie (pouvoir des règles) se substitue à la démocratie (pouvoir du peuple). 

 Comment sortir de ce cercle vicieux ? 

 C’est très difficile. Il faudrait réinventer les lits de justice pour empêcher les cours suprêmes de décider à la place de politiques qui, en panne de légitimité, sont tenté de leur céder la place. Le Conseil constitutionnel n’a cessé d’étendre ses pouvoirs au-delà de son rôle. Son interprétation du mot « fraternité » dans la devise républicaine est un exemple, ou son jugement sur la nécessaire modicité des frais d’inscription à l’université. Il ne s’agit pas de contester le Conseil constitutionnel à tout propos, mais de veiller à ce qu’il reste dans son rôle de gardien de la constitution sans se prétendre créateur de principe. Etre libéral c’est défendre l’Etat de droit sans nuire à l’efficacité du pouvoir. Tocqueville estimait que le pouvoir écrasait le peuple, et il voulait restaurer la liberté du peuple par le droit, mais aujourd’hui le droit tend à empêcher, voire à remplacer l’action politique … sans que le peuple n’ait plus son mot à dire. Un rééquilibrage doit être fait. 

Vous demandez dans vos livres au leader d’une démocratie « la patience de la délibération, l’énergie de la décision et l’humilité de la remise en question ». Emmanuel Macron en est-il aujourd’hui capable ?

Emmanuel Macron s’est montré habile pour la sortie de crise des Gilets-jaunes, efficace durant la Covid-19 et réactif pour la guerre en Ukraine. Mais, par temps calme et sur les sujets qui demandent un traitement de fond, il est beaucoup moins rassurant. 

Les politistes de gauche accusent régulièrement la Ve République d’être la cause du malaise français.  Qu’en pensez-vous ? 

La Ve République est incroyablement résiliente et adaptable. La société ne cesse de changer de priorité. Au moment de la crise des gilets jaunes, on a réclamé plus de démocratie horizontale. Puis au moment de la crise du Covid, tous les regards se sont tournés vers le président, qui décidait de tout. Nos temps sont contradictoires, et nos institutions y font face, ce qui est une bonne chose. Je note au passage que le scrutin majoritaire à deux tours, quand on lui donne le temps, finit toujours par donner une image fidèle de la société. 

 Cette chambre difficile pour le gouvernement peut-elle faire apparaître une nouvelle facette de la Ve ?

 Oui, le premier ministre ! Il se retrouve au premier plan. On s’était habitués à sa quasi disparition, mais il redevient central. Il n’est pas certain qu’Elisabeth Borne trouve le temps de se former à ces nouveaux défis, moins technocratiques que politiques. Et au Parlement, il y a beaucoup de novices pour une mandature qui promet d’être d’emblée fort complexe. C’est l’inconvénient du « nouveau monde ».

samedi 4 juin 2022

Comment Macron dissout l'Assemblée nationale avant même les élections

Tribune parue dans Le Figaro, le 4 juin 2022 




    Quel sens de l’à-propos ! Dans un entretien à la presse régionale (4 juin), quelques jours avant les législatives, le Président de la République annonce que le Parlement ne sert … à rien. Telle est la « nouvelle méthode ». Il faut citer pour le croire : « je veux réunir un Conseil National de la refondation, avec les forces politiques, économiques et sociales, associatives, des élus des territoires et des citoyens tirés au sort » … « Je souhaite que la Première ministre et son gouvernement puissent le faire vivre ».

 Puis-je me permettre de traduire le message présidentiel en clair ? « Citoyennes et citoyens de France, vous pouvez aller voter par civisme les 12 et 19 juin, mais, franchement, je vous le dis, aucun des défis importants ne sera plus ni examiné ni relevé par l’Assemblée au cours des cinq années qui viennent. Donnez-moi seulement une majorité dans cette Assemblée afin que je puisse cesser faire appel à elle … ». On sait que la dissolution de l’Assemblée est une prérogative du Président. Mais a-t-on jamais vu une Assemblée dissoute avant même son élection ? 

 Est-ce que l’urgence actuelle justifie une telle thérapie institutionnelle de choc ? Avancée par le Président, la comparaison avec le Conseil National de la résistance est trompeuse, car, en 1943, la République n’existait plus. Aujourd’hui la Ve est, à ce qu’on sache, toujours présente, avec des institutions, dont on peut certes critiquer le fonctionnement, mais qui sortiront encore plus affaiblies de cette concurrence « hors cadre ». En ajoutant un Conseil National de la Refondation, la représentation nationale se trouvera irrémédiablement « éparpillée façon puzzle », avec des « chocs de légitimité », comme on en a vu lors de la « Convention citoyenne pour le Climat » ou, dans un autre contexte, à l’occasion du Brexit anglais (référendum vs Parlement). On l’a constaté à chaque fois : cette démultiplication d’instances ne contribue pas à l’efficacité politique, mais nous condamne au contraire à davantage d’impuissance publique. Ce remède me paraît donc porteur d’effets secondaires désastreux. 

    Mais critiquer la thérapie n’empêche pas de reconnaître la justesse du diagnostic qui l’inspire. 

 • Car, oui, il y a un blocage institutionnel. L’Assemblée nationale ne remplit plus correctement son rôle ni délibératif ni législatif. Les lois qu’elle produit sont mauvaises, nourries par des analyses défaillantes, alimentées par des débats sans intérêt. Pourquoi ? D’abord parce que le quinquennat présidentiel l’a privée de sa propre temporalité électorale et a ainsi réduit sa légitimité démocratique comme peau de chagrin : elle est devenue une simple chambre d’enregistrement de l’exécutif. Ensuite, parce que l’interdiction du cumul des mandats a produit des députés hors sol, déconnectés des territoires et des réalités du quotidien. Faut-il le rappeler ? L’autorité d’un élu national ne vient pas seulement de son élection, mais très souvent de sa pratique d’élu local. L’Assemblée nationale a ainsi perdu sa légitimité à la fois temporelle et spatiale. 

 • Car, oui, les problèmes fondamentaux de notre pays ne sont nulle part abordés de manière complète et correcte. Le Président en dresse une liste convaincante : l’indépendance nationale (industrielle, militaire, alimentaire, …), le plein-emploi, la neutralité carbone, les services publics (pour l’égalité des chances), la renaissance démocratique. A quoi j’ajouterais tout de même quelques autres « petits » sujets, glissés sous le tapis : l'endettement astronomique du pays, la mise en cohérence de notre politique migratoire, les nouveaux défis de la sécurité et la redécouverte de la laïcité. Sur l’ensemble de ces points, comme le dit très bien, et de l’intérieur, le député François Cornut-Gentille, nos gouvernants en place, cachent les problèmes pour faire croire qu’ils maîtrisent la situation. Quand l’actualité leur donne tort, ils bricolent à la hâte une loi qui ne résout rien, et qui, après un mauvais débat, masque de légers symptômes, en repoussant à plus tard le diagnostic et le traitement de fond. Ce plus tard ne vient jamais. 

 Le blocage institutionnel pour traiter ces sujets est donc bien réel, mais le court-circuitage de la représentation nationale aurait un effet désastreux. L’issue de ce dilemme se dégage de sa formulation. Au lieu d’installer une instance douteuse et incertaine, la tâche de la refondation doit être solennellement confiée aux trois assemblées : Assemblée nationale, Sénat et Conseil économique social et environnemental (CESE). Il me semble qu’on y trouve quelques élus, y compris encore « de terrain », soucieux de l’intérêt général plus encore que de celui de leur parti. Au sein du CESE, qui, certes, n’inspire pas l’enthousiasme, se trouvent un certain nombre de représentants des réalités économiques, sociales et environnementales du pays qui pourraient avoir des choses à dire. Et il ne tient qu’à ces trois assemblées de se constituer, si elles le souhaitent et avec toute la rigueur requise, un panel de citoyens tirés au sort. De la sorte, il n’y aurait pas de concurrence déloyale entre plusieurs « représentations » du peuple. Et les citoyens pourraient se rendre aux urnes dans une semaine en se disant que leur vote pourrait peut-être servir à quelque chose. Enfin, — mais là c’est un rêve — cette semaine pourrait être une semaine de vraie campagne électorale.

vendredi 29 avril 2022

Entretien pour le Figaro (29/04/2022)

 Voici l'entretien en version complète (propos recueillis par Eugénie Bastié) : 

La victoire d’E. Macron est entachée par la montée du vote protestataire (près de 70% au 1er tour) et de l’abstention (plus de 28% au 2e tour). Quelle leçon en tirer ? 

Sans nier ces données, il faut éviter les faux procès en illégitimité. 58,5 % au second tour constitue une victoire claire et nette. D’autant que pour la première fois depuis 1976, un président est réélu sans cohabitation et une majorité de gouvernement est reconduite au-delà d’un seul mandat. La seule exception — la transition Chirac/Sarkozy — n’en est pas une, car elle relevait d’une « rupture » assumée. Nous vivons donc un continuité gouvernementale inédite depuis plus de 40 ans ! A voir si elle se confirme — et dans quelles conditions — lors des législatives. Mais cette réussite a deux limites. D’une part, le premier quinquennat d’E. Macron a été marqué par trois crises majeures : les gilets jaunes, la Covid-19 et la Guerre d’Ukraine. Ces trois tempêtes ont totalement brouillé les repères et les cadres habituels du débat politique en France. Nous n’avons pas fini d’en mesurer les effets. D’autre part, les résultats du premier tour ont révélé l’ampleur de la marginalisation des partis traditionnels (PS et LR) au profit non seulement de courants plus radicaux (FI et RN), mais aussi d’une abstention massive. La France « qui dit Non » est devenue majoritaire, quelle que soit la manière dont on interprète le clivage. Social : France d’en bas vs France d’en haut ; idéologique : bloc identitaire vs bloc élitaire ; intellectuel : sphère de la protestation vs cercle de la raison. 

Mais, cette France-là, à qui dit-elle Non ?

Elle dit Non aux responsables politiques, juridiques et économiques, très efficaces pour démolir, mais impuissants à reconstruire. Ils inventent l’Europe, mais oublient ses frontières ; ils ferment les usines, mais occultent les vies dévastées ; ils ouvrent des centres commerciaux, et tuent les centres-villes ; ils augmentent les droits individuels, mais détruisent la sécurité collective … Et quand, par miracle, ils construisent, ce sont des murailles d’impossibilités, des règles tatillonnes, des lois incohérentes, qui entravent l’action, défient le bon sens et découragent l’initiative. La France qui dit Non, le dit d’abord aux aveux d’impuissance des puissants : « C’est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout » disait Talleyrand. 
Elle dit Non aussi aux minorités actives qui ont pris le pouvoir et s’exonèrent sans vergogne des règles collectives pour bloquer et déconstruire au nom d’une vision très particulière de l’intérêt général. Sauver la planète, lutter contre le racisme « systémique », achever un patriarcat moribond, accueillir tous les migrants, détruire le capitalisme : ces causes sont justes ! Pourquoi faudrait-il en débattre alors qu’il est urgent d’agir ? Cette pression intolérante du « Bien », exaspère la France en colère, mais lui montre l’exemple. Inutile d’aller voter ! Il faut protester, hurler et détruire, conditions pour être vu et entendu ! 
Elle dit Non, enfin, aux élites intellectuelles et médiatiques qui profitent de leur droit de tirage dans l’espace public pour déverser, non pas les instruments de l’intelligence du monde — ce qui est leur mission — mais des idéologies aussi antagonistes que péremptoires : « Guerre des races, des sexes, des générations, des classes, des territoires, des civilisations. Choisissez votre guerre civile, messieurs-dames, y a l’embarras du choix ! Et on peut même en avoir plusieurs pour le prix d’une ! » 
Mais cette France qui dit Non tend aussi à se gargariser de son indignation. Enfermée dans sa colère, elle impute au gouvernement la hausse des prix causée par la Covid et la guerre en Ukraine ; elle s’offusque qu’il tarisse l’argent magique du « quoi qu’il en coûte » alors qu’il s’agit d’une dette collective ; elle lui reproche son ultralibéralisme dans le pays champion du monde des dépenses sociales ; elle l’accuse d’accroître les inégalités dans le pays où elles sont les plus réduites ; elle le soupçonne d’empoisonnement avec un vaccin … gratuit ! « Nul ne ment autant que l’homme indigné », disait Nietzsche. 
Voilà ce que sera le grand défi du second quinquennat d’E. Macron : séparer le Non bon grain du Non ivraie ; celui qui révèle la crise de la démocratie et celui qui promeut sa destruction. Il faudra écouter le premier ; dénoncer le second. Tâche ardue, car la colère ne souffre guère la nuance ! 

Le second tour de la présidentielle a finalement été conforme à ce qui était prévu depuis cinq ans. Le face-à-face entre un « parti unique » rassemblant les « raisonnables » de droite et de gauche et les populistes est-il désormais structurant pour la vie politique française ? Doit-on regretter la disparition du clivage gauche-droite qui organisait nos démocraties ? 

C’est une autre leçon du premier tour. Un clivage nouveau est apparu entre trois blocs (à +/-25%) qui expriment trois visions différentes de la démocratie. Dans celle-ci, — faut-il le rappeler — il y a deux termes — demos (peuple) et cratos (pouvoir) —, dont l’articulation n’a rien d’aisée. Notre modèle libéral les associe en les limitant : pas trop de demos (mais des représentants), pas trop de cratos (mais des pouvoirs divisés et bornés par des contre-pouvoirs). C’est là un équilibre instable et toujours décevant qui suscite deux tentations inverses. 
D’une part, celle de la démocratie radicale, parfaitement incarnée par J.-L. Mélenchon, qui aspire réduire le pouvoir vertical au profit de l’horizontalité participative. D’autre part, celle de la démocratie illibérale, prônée par M. Le Pen, qui vise l’efficacité du pouvoir (sécurité, immigration, limitation du contrôle juridique …). Ainsi, une même mesure — le referendum — a chez eux deux sens différents. 
Chez le premier, il vise à installer une « démocratie permanente » ; chez la seconde, il sert à s’exonérer des contrôles et des contre-pouvoirs. Ce nouveau clivage n’est pas spécifique à la France ; il est mondial. La Chine se pose aujourd’hui en leader du modèle illibéral. Elle est, selon ses propres dires, « la démocratie qui marche » (http://french.china.org.cn/china/txt/2021-12/04/content_77910546.htm) : ce qui prime, c’est l’efficacité au service du bonheur du peuple et au détriment des libertés et des droits. 
De l’autre côté, triomphe l’idée que la démocratie, c’est l’extension infinie des droits, des libertés et des identités individuels, même si cela doit se faire au détriment de l’intérêt général et national. Ce nouveau clivage reconfigure largement l’opposition gauche/droite. Et c’est entre ces deux projets que la démocratie libérale doit rechercher un nouvel équilibre entre demos et cratos. Voilà le défi pour E. Macron : lutter à la fois contre la crise de la représentation (déficit de demos) et l’impuissance publique (déficit de cratos), tout veillant à n’aggraver ni l’une ni l’autre. 

Est-ce possible dans une France qui semble de moins en moins gouvernable et où la tentation de la rue entre en concurrence déloyale avec le choix des urnes ? 

Il faudra beaucoup de doigté et plus de clarté ! Côté crise de la représentation, la priorité est de pallier l’anormale absence à l’Assemblée du RN (soit 13 millions de suffrages !). Le choix de la proportionnelle s’impose donc sans mettre en péril pour autant la stabilité gouvernementale. Il faut aussi renouer au plus vite avec un usage revivifié du referendum, par exemple sur l’immigration ou les retraites. Par ailleurs, après l’échec de la Convention Climat — très mal conçue —, on peut envisager des conférences de consensus sur des sujets délimités (par exemple, la fin de vie ou l’enseignement professionnel), mais, à condition de ne pas donner dans le « progressisme béat » et de pas favoriser la tyrannie de minorités actives et bruyantes. Côté impuissance publique, la nécessité de reprendre la main suppose d’arrêter de déshabiller l’Etat au profit d’autorités indépendantes qui, focalisées sur leurs prérogatives, en oublient l’intérêt général. Il faut aussi sortir de ce que j’appelle la « nomocratie » (ou l’empire des règles), c’est-à-dire d’un droit qui outrepasse ses attributions pour décider sans le peuple et contre l’Etat en matière de sécurité, d’immigration, de choix sociétaux … Voyez, en France, la légalisation de l’avortement, c’est une loi : la loi Veil (1974). Aux Etats-Unis, ce fut un arrêt de la Cour suprême (Roe vs Wade de 1973). Aucune raison d’importer cette dérive nomocratique qui nie l’esprit de la démocratie et le cœur de la République. Bref, les défis sont ardus, mais le sentiment général de crise ouvre aussi le champ du possible. En fait, la marge de manœuvre du Président réélu est réelle. Sa responsabilité est donc immense. On peut être inquiet, mais je regrette de voir émerger, à l’aube de ce nouveau mandat, tant de Schadenfreude de la part de responsables et de citoyens qui se réjouissent par avance de ses échecs. Drôle de manière d’aimer la France et la démocratie.

samedi 23 avril 2022

Entretien pour Le Point

Entretien pour Le Point (lien avec le numéro)

LP: Souscrivez-vous à l’idée d’un remake de 2017 pour ce deuxième tour ? 
PHT: L’élément nouveau est cette Bérézina des partis classiques, - certes provisoire, car ils vont renaître lors des législatives- , mais qui traduit leur rupture avec l’élection principale. Le grand défi des régimes représentatifs a toujours été de rallier le peuple à des institutions par définition élitistes, puisqu’occupées par des « élus ». Deux méthodes ont existé : le clientélisme, — échanger les voix contre de menus services — ; et le Parti, c’est-à-dire forger une petite société qui a vocation à remplacer à terme la grande société. En militant, on se forme, on se marie, on récite le dogme. Ces deux logiques se sont effondrées au profit d’une troisième encore très incertaine. C’est le « Mouvement » : alliance ponctuelle et éphémère, sans contenu idéologique clair, mais soudée par un esprit de conquête sous l’égide d’un chef. La REM comme les Insoumis en sont l’illustration. Le score de Mélenchon le révèle, lui qui réunit, par la seule grâce de sa personne, l’ultra-gauche, le wokisme, la gauche sociale et les socio-démocrates qui ont voté RN dès le premier tour. Le temps des blocs idéologiques est révolu, bienvenue dans l’idéologie molle où toutes les motions de synthèses sont possibles. On est passé du menu à la carte, et il n’est pas interdit de commencer par le dessert. 
LP: Dans une telle recomposition, que devient le débat? 
PHT: Il se complique, ce qui en soi n’est pas une mauvaise chose. Je n’ai aucune nostalgie à l’égard des clivages partisans, aussi cloisonnés que prévisibles. Mais la cohérence des oppositions devient moins lisible. A la limite, Proudhon, Marx, Jaurès, Tocqueville ou Joseph de Maistre, … pourraient être mobilisés par tous les candidats ! Cela fait un peu tambouille et le citoyen peut se sentir perdu. 
LP: Cela, c’est pour la déconstruction. Mais voyez-vous se dégager un élément de construction? 
PHT: A la différence de 2017 où Fillon était arrivé en 3e position, nous avons désormais trois blocs clairs (à +/- 25%), qui expriment trois visions différentes de la démocratie. Dans ce régime, — faut-il le rappeler — il y a deux termes — demos (peuple) et cratos (pouvoir) — qui ne sont guère facile à articuler tant ils semblent incompatibles. Notre modèle libéral les associe en les limitant : pas trop de demos (mais des élus), pas trop de cratos (mais une division des pouvoirs). C’est un équilibre instable et toujours décevant. Il suscite deux tentations inverses. Celle de la démocratie radicale, parfaitement incarnée par Mélenchon, qui aspire à moins de pouvoir (et plus d’horizontalité), et celle de la démocratie illibérale, représentée par Marine Le Pein, qui prône plus d’efficacité du pouvoir (sécurité, immigration, limitation du contrôle juridique …). Une même mesure — le referendum — aura chez eux deux sens différents : établir la participation civique à gauche ; booster la puissance politique à droite. Pour Marine Le Pen, le peuple est supérieur au droit ; pour Mélenchon, il est supérieur au pouvoir. Entre les deux, le projet de Macron est celui d’une réforme de la démocratie libérale qui cherche à lui ajouter un peu de peuple (conventions citoyennes) et un peu de pouvoir (Europe puissance). Cette trilogie correspond à l’évolution mondiale du terme de démocratie. Du côté des « démocraties » illibérales, ce qui prime c’est l’efficacité du pouvoir pour le bonheur du peuple (au détriment des libertés et des droits). C’est le discours, né à Singapour, qui s’étend en Chine, en Russie, en Turquie … Du côté des démocraties « radicales » triomphe l’idée d’une extension des droits, des libertés et des identités individuels (même si c’est au détriment de l’intérêt général et national). 
LP: L’un des piliers de la démocratie libérale est l’affirmation du progressisme, or, Emmanuel Macron, dans son interview au Point, semble y renoncer au profit d’un « progrès du quotidien ». 
PHT: Je note un net infléchissement du macronisme. Le progressisme, c’est la conviction d’un sens de l’histoire mondiale vers plus de prospérité, plus de droits, plus de liberté, et donc plus de bonheur. Tous les obstacles à cette marche triomphante doivent être balayés comme inadaptés. L’idée de « progrès du quotidien » est beaucoup plus prudente. Elle rejoint à certains égard la thématique du « pouvoir d’achat » de Marine le Pen, à condition de bien comprendre que le mot important de ce slogan n’est pas « achat », mais « pouvoir ». Le cœur de la crise démocratique est le sentiment de dépossession. On ne maîtrise plus grand chose dans sa vie, dans son travail, dans les choix politiques. La mondialisation, l’e-médiatisation, l’empire du droit, la complexification des enjeux : tout cela construit des murailles d’incompréhension et d’impossibilité qui précarisent les parcours de vie, parfois déjà fragiles. Ce sentiment d’impuissance se transforme en colère quand il perçoit qu’on a présenté comme progrès ce qui n’était en vérité que saccage : désindustrialisation, délocalisation, négation des frontières, immigration impensée, pédagogisme, fragmentation de la puissance publique, mise en péril du cadre commun au nom de l’« inclusion »,… Le retour du tragique et de la guerre met à mal le progressisme naïf sans qu’il faille pour autant désespérer du progrès. 
LP: Emmanuel Macron définit la crise de la démocratie comme une “crise du courage politique”. Partagez-vous ce diagnostic ? 
PHT: S’il suffisait du courage ! Je me méfie du mélange des genres entre morale et politique. D’ailleurs, le courage est une vertu qui n’est pas toujours morale : un terroriste est courageux ; Poutine est courageux … Bref, le courage ne nous dit rien de ce pour quoi il s’exerce. J’ajoute que faire de la politique aujourd’hui est en soi courageux. Accepter de s’exposer aux attaques, au mépris et à l’ingratitude de ses concitoyens : voilà qui force mon admiration. Et je m’étonne qu’il y ait encore autant de personnes pour choisir cette vie. On dira que c’est parce qu’ils ont le goût du pouvoir. Certes, il en faut, mais il faut aussi le sens du service et « l’amour des gens », sans quoi cette fonction serait insupportable. Plutôt que du courage, je dirai qu’il faut aujourd’hui de la prudence, au sens d’Aristote, c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre les bons moyens pour parvenir aux bonnes fins. Cela vaudrait d’ailleurs aussi pour le citoyen autant que pour l’élu. La prudence, c’est la sagesse du « comment faire ? » 
LP: Quelle serait la solution à l’égard de la proportionnelle, thème porté par Marine le Pen et promesse de campagne d’Emmanuel Macron ? 
PHT: Il faut là choisir entre deux inconvénients. D’un côté, il est clair que le RN n’est pas assez représenté à l’Assemblée. D’un autre côté, la proportionnelle reste un risque dans la quête d’une majorité. Mais surtout ce système de scrutin, même aux deux tiers, produit des députés hors sol, sans ancrage territorial. Leur désignation relève d’une pure logique d’appareil. Pourtant, s’il faut faire un choix, l’anomalie principale me semble être aujourd’hui l’absence du RN. 
LP: La tradition française peut-elle s’accorder à une coalition qui semble s’imposer, après les législatives, quel que soit le résultat du scrutin? 
PHT: On loue la formule allemande, qui repose sur la culture du compromis, mais qui a un désavantage, en cas de crise non prévue par la plateforme commune. En comparant les programmes, je ne vois pas sur quoi pourraient porter des accords de gouvernement. Tout au plus pourrait-on décider de sujets de référendum, sur les retraites - pour se rapprocher de la gauche et des syndicats - sur l’immigration, comme l’avait proposé Valérie Pécresse. Mais la tradition française consiste à négocier sur des circonscriptions plutôt que sur des idées. 
LP: La pandémie semble avoir ancré chez les deux candidats l’idée dominante de l’Etat protecteur. N’est-ce pas là l’autre grand tournant ? 
PHT: J’avoue qu’en entendant les candidats dire : je veux protéger les Français, j’ai toujours un petit frisson de crainte. Mais soyons honnête, ce fut indispensable et efficace dans la crise Covid-19 : cela a sauvé des vies et des emplois ! Il convient pourtant toujours d’ajouter qu’à côté de l’Etat protecteur, il faut l’Etat émancipateur. C’est la formule de Paul Valéry : « si l’Etat est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons ». Et l’Etat est aujourd’hui assez fort pour empêcher ; mais trop faible pour inciter : il s’est déshabillé de sa puissance, fragmenté en de multiples cercles de décisions et d’agences concurrentes ; il s’est soumis à des abus de contre-pouvoirs qui, focalisés sur leurs prérogatives, en viennent à oublier l’intérêt général. Les préfets, par exemple, n’ont plus d’autre pouvoir que de réunir les acteurs locaux autour d’une table. Un ancien préfet me citait le cas d’une négociation avec les syndicats dans une usine en faillite interrompue par les huissiers envoyés par l’URSSAF. Echec assuré ! L’impuissance publique est vraiment le cœur de la crise.

Pourquoi fait-on des enfants ?

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