Paru dans Philosophie Magazine, 6 mai 2021
Le clivage gauche-droite est-il encore pertinent pour s’orienter dans la politique contemporaine ? Alors que les sondages font état d’un basculement électoral de l’opinion vers la droite et d’une fragmentation de la gauche, dans le champ idéologique, l’état des lieux est opaque : les uns considèrent que l’extrême droite a gagné la bataille des idées en ayant réussi à mettre les questions autour de l’islam, de la laïcité et de la sécurité au centre du débat, les autres considèrent que la gauche radicale polarise le débat autour des questions du racisme, de la cancel culture, du genre et de l’identité. Chaque camp accusant l’autre de « faire le jeu » de l’extrême droite. Pour y voir plus clair, nous avons demandé à une dizaine de jeunes philosophes issus de toutes les couleurs du champ politique, de répondre à trois questions : êtes-vous de gauche ou de droite ? Comment définissez-vous ce partage ? Va-t-il disparaître ou être réinventé ?
Aujourd’hui, la réponse de Pierre-Henri Tavoillot, professeur de philosophie à la Sorbonne, essayiste et auteur de Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique (Odile Jacob, 2019) et La Morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains (Michel Lafon, 2020). Qui se déclare « clairement de droite », au nom de la laïcité, du travail et de la nation.
Vous considérez-vous comme de gauche ou de droite (ou refusez vous d’entrer dans cette division, et si oui, pourquoi) ?
Pierre-Henri Tavoillot : Je me situe clairement à droite, puisque la gauche a peu à peu abandonné les valeurs qui étaient les siennes et sont restées les miennes. Lesquelles ? La laïcité (quittée par la gauche en 1989 lors de l’affaire du voile de Creil), le travail (délaissé avec la loi sur les « 35 heures »), la nation (idée révolutionnaire en 1789, qui est devenue pour l’œil gauche une idée « rance » et « nauséabonde »), le progrès (honni par l’écologie radicale et la pensée décroissantiste) et même le peuple (désormais identifié au populisme haï et méprisé). J’y ajouterais le respect d’un espace public éclairé et pluraliste, loin des procès en diabolisation menés par une nouvelle forme d’inquisition. Mais je serais là plus prudent, parce qu’il est toujours tentant d’accuser d’inquisition ceux qui ne sont pas d’accord avec vous. C’est une règle : dans l’espace public on se trouve toujours « minoritaire » et « opprimé » : et c’est d’ailleurs ainsi qu’on se sent… exister.
Qu’est-ce qu’être de gauche ? Qu’est-ce qu’être de droite, selon vous, aujourd’hui ?
Être de Gauche, c’est aimer la Gauche plus que la France ; être de droite, c’est aimer la France plus que la droite. Voilà, c’est dit, mais après le plaisir de la formule, il faut l’effort de la nuance, car il y a plusieurs droites et plusieurs gauches. Classiquement, j’en distinguerais trois différentes, voire hostiles, dans chaque camp. À droite (en suivant René Rémond), il y a la droite catholique contre-révolutionnaire réactionnaire, la droite bonapartiste et la droite libérale. À gauche (en suivant Jacques Julliard), on a la social-démocratie réformiste, le communisme révolutionnaire et l’extrême gauche à tendance anarchiste, qui nourrit notamment l’esprit du syndicalisme français (la Charte d’Amiens). Bon, pour ce dernier courant, c’est trop vite dit, car l’extrême gauche est en vérité très plurielle, et son influence sur les esprits est proportionnellement inverse de sa capacité à gouverner (on tolère de l’extrême gauche ce qui semblerait insupportable venant de l’extrême droite !)… Mais dans cette cartographie esquissée, je me situe d’abord comme un libéral, parce que la liberté est la clé de toute vie commune ; je suis ensuite républicain, car je pense que l’État est moins une menace qu’une garantie à l’égard des libertés individuelles et collectives ; je suis enfin social, car c’est sur l’attention aux personnes les plus défavorisées et fragiles que se joue la cohésion et la grandeur d’une société. Le gaullisme me va bien, ainsi que la devise française dans l’ordre : liberté, égalité et fraternité. Et si je garde fraternité, c’est que, dans ce mot, il y a en creux, celui de fratricide, qui, davantage que ses remplaçants putatifs (« adelphité » ou sororité), révèle l’ampleur du défi politique, à savoir : comment vivre ensemble sans s’entretuer ?
“Le clivage gauche/droite ne disparaîtra pas, car il est plus identitaire qu’idéologique”
Le clivage gauche/droite ne disparaîtra pas, car il est plus identitaire qu’idéologique. On le voit d’ailleurs à propos de l’écologie. La préoccupation environnementale nouvelle s’intègre dans une matrice déjà constituée : à gauche, c’est la critique du capitalisme qui a rendu vert les rouges ; à droite, à côté d’une critique réactionnaire du monde moderne (« La terre, elle, ne ment pas »), il y a le courant « écomoderniste », qui s’inscrit dans une perspective réformiste et libérale. Pour elle, c’est grâce à la technologie et à la croissance économique que les défis environnementaux seront relevés. Pas de disparition, donc, mais une superposition avec un autre clivage émergent qui concerne l’idée démocratique elle-même. Dans démocratie, il y a demos et kratos, soit : peuple et pouvoir. Leur compatibilité ne va pas de soi, car toute l’histoire montre que là où il y a peuple, le pouvoir s’efface ; et dès qu’il y a pouvoir, c’est le peuple qui se tait. Nos régimes libéraux se sont construits sur une double limitation. Surtout pas trop de demos, pour éviter d’« offrir au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail » (Benjamin Constant) ; et surtout pas trop de kratos, afin que, « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu). Le libéralisme est la recherche permanente de cet équilibre instable.
Le libéralisme s’expose ainsi à trois formes de mauvaise conscience. Celle des « démocrates radicaux », qui voudraient plus de peuple et moins de pouvoir : on retrouve là le culte actuel de la participation, avec en ligne de mire un régime de type anarchiste. De l’autre côté, on trouve les « démocrates illibéraux », qui voudraient plus de pouvoir et moins de peuple : c’est là que se niche le retour en vogue de l’autorité, avec en perspective un régime despotique. Et l’on peut ajouter le populiste qui, contrairement à ce qu’on entend trop souvent, n’a rien à voir avec le fasciste. Le populiste est moins antidémocratique qu’hyperdémocratique : il veut toujours plus de peuple et encore plus de pouvoir.
Les démocraties libérales doivent se garder de ces trois dérives délétères, qui sont aussi des défis. On ne retrouvera le peuple qu’en retrouvant l’efficacité de l’action – l’illibéralisme et le populisme ont raison sur ce point –, mais cela ne saurait se faire au détriment des libertés essentielles. Je souligne ce qualificatif, car il est devenu aujourd’hui très confus. Car quand tout devient liberté, la liberté commence à être sérieusement menacée.
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