mercredi 8 décembre 2021

La promesse démocratique trahie

 Paru dans le 1, « La France qui dit NON » ; le 8 décembre 2021



    « Je pense, donc je suis … contre ». Les Français sont certes cartésiens, mais ils sont surtout contestataires. C’est parce qu’ils attendent tout de l’Etat qui a façonné leur pays. Cela les voue à la déception, à la protestation, voire à la rébellion. Cet esprit français, qui toujours nie, s’épanouit à l’âge de la démocratie, qui porte en elle une promesse infinie : la liberté, l’égalité, la fraternité, voire le bonheur … et surtout la maîtrise par le peuple de son destin. 
    Convenons-en : de telles promesses ne sont guère tenables ; car elles supposeraient la toute-puissance, qui est un rêve d’enfant ou d’adolescent. Or, si elle veut être adulte, la démocratie doit accepter la frustration. Non ! nous ne serons jamais complètement libres, égaux, fraternels ni même heureux. C’est là un horizon de sens qui, certes, nous guide, mais est inaccessible. 
    La France qui dit Non, serait-elle restée au stade infantile ou à l’âge ingrat, exigeant le « tout, tout de suite » ? Le penser serait une erreur, qui reviendrait à confondre une promesse-horizon et une promesse-trahie. La France en colère ne prend pas les messies pour des lanternes, mais elle exprime le sentiment qu’on a tourné le dos à l’horizon. 
    Car, à qui dit-elle NON ? 
    • Elle dit Non aux responsables politiques, juridiques et économiques, très efficaces pour démolir, mais impuissants à reconstruire. Ils inventent l’Europe, mais oublient ses frontières ; ils ferment les usines, mais occultent les vies dévastées ; ils ouvrent des centres commerciaux, et tuent les centres-villes ; … Et quand, par miracle, ils construisent, ce sont des murailles d’impossibilités, des règles tatillonnes, des lois incohérentes, qui entravent l’action, défient le bon sens et découragent l’initiative. La France qui dit Non, le dit d’abord aux aveux d’impuissance des puissants : « C’est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout » disait Talleyrand. 
    • Elle dit Non aussi aux minorités actives qui ont pris le pouvoir et s’exonèrent sans vergogne des règles collectives pour bloquer et déconstruire au nom d’une vision très particulière de l’intérêt général. Sauver la planète, lutter contre le racisme « systémique », achever un patriarcat moribond, accueillir les migrants : ces causes sont justes ! Pourquoi faudrait-il en débattre alors qu’il est urgent d’agir ? Cette pression intolérante du « Bien », exaspère la France en colère, mais lui montre l’exemple. Inutile d’aller voter ! Il faut protester, hurler et détruire, conditions pour être vu et entendu ! 
    • Elle dit Non, enfin, aux élites intellectuelles et médiatiques qui profitent de leur droit de tirage dans l’espace public pour déverser, non pas les instruments de l’intelligence du monde — ce qui est leur mission — mais des idéologies aussi antagonistes que péremptoires : « Guerre des races, des sexes, des générations, des classes, des territoires, des civilisations. Choisissez votre guerre civile, messieurs-dames, y a l’embarras du choix ! Et on peut même en avoir plusieurs pour le prix d’une ! » 
    Il y a donc de très bonnes raisons de dire NON, quand l’idéal démocratique semble marcher à l’envers ou contre lui-même : l’impuissance collective au lieu de la maîtrise du destin ; la tyrannie des minorités au lieu du respect de la majorité ; le mépris de l’élection et de la délibération. Pourtant cette saine colère démocratique risque fort d’aggraver la crise au lieu de la résoudre. Car si le Non donne l’impression d’agir, il reste lui aussi aveu d’impuissance. Alors que faire ? Entendre cette colère, toujours ; la partager, peut-être, mais ne jamais lui donner le dernier mot … Jamais !

vendredi 8 octobre 2021

Cinq guerres civiles qu'on nous prédit

 

«Ces cinq guerres civiles qu’on nous prédit»


Pierre-Henri Tavoillot. 

TRIBUNE - Des familles de pensée opposées ont aujourd’hui un point commun: elles appréhendent le présent et l’avenir de la France sous la forme de guerres civiles. Voilà qui en dit long sur la sensibilité collective, explique le philosophe.

Jadis le mot d’ordre était: «Choisis ton camp, camarade! Si tu n’es pas avec nous, tu seras contre nous.» Aujourd’hui l’injonction a changé ; ce serait plutôt: «Choisis ta guerre, camarade!» À n’en pas douter, elle va rythmer la campagne, car le choix est désormais multiple et il faudra cocher la bonne case: êtes-vous plutôt «lutte des classes» (au risque de paraître un brin ringard), «guerre des sexes» (pardon: des genres!), «conflit de générations» (et hurler «OK boomer!»), «lutte des races» (tiens, on croyait qu’elles n’existaient pas!) ou «choc des civilisations» (Islam vs Occident)? Faire de la politique, aujourd’hui, c’est choisir sa guerre civile. Les quatre premières sont à gauche ; la cinquième est à droite.

Sans doute, la politique a-t-elle toujours eu besoin d’une dramatisation, car il faut craindre beaucoup de l’avenir pour s’engager un peu au présent, mais cette dramatisation s’accentue mécaniquement dans l’univers désenchanté qui est le nôtre. C’est parce que les «grands récits», qu’ils soient religieux ou idéologiques, se sont effacés, nous privant de grilles d’interprétation d’un monde devenu aussi plus complexe. Nous avons moins de réponses et il y a toujours plus de questions.

D’où la séduction puissante de scénarios simples, voire simplistes, qui font office de vision du monde. Il y a celui du complot, qui explique tout à partir d’une seule cause, et celui de la guerre, qui éclaire tout par la grâce d’un conflit. Avec eux, au moins, tout redevient clair et à portée d’intelligence. D’un côté, un grand méchant diabolus ex machina, qui tire toutes les ficelles. De l’autre, une troupe immense d’odieux personnages contre quelques courageux résistants incompris. C’est un peu fruste, j’en conviens, mais gardons-nous de les rejeter en bloc. Après tout, il existe de vrais complots, puisque, comme disait Woody Allen, «même les paranoïaques ont de vrais ennemis». De même, il existe de réels motifs de conflit. Mais la question est: peut-on réduire la totalité du réel à l’un d’entre eux?

À gauche (et pas seulement extrême), on a cru régler la question avec l’idée d’intersectionnalité. Le concept, intellectuellement fumeux, est génial d’un point de vue marketing: «Quatre guerres pour le prix d’une!». Celles-ci se condensent dans la «doctrine décoloniale», devenue désormais le centre de gravité de la gauche. Bien sûr, toute la gauche (Dieu merci) n’est pas «intersectionnelle», mais toute (hélas) doit désormais se situer par rapport à ce paradigme clé, qui se résume en trois points si je tente d’en construire l’idéal type.

D’abord, le colonialisme est le symbole (la quintessence ou la condensation) de toutes les oppressions: celle de l’Occident sur le reste du monde (impérialisme), celle de l’homme blanc sur toutes les femmes (patriarcat), celle de l’industrie sur la nature (productivisme), celle des riches sur les pauvres (capitalisme), celle du passé sur le futur (conservatisme). Le colonialisme est donc «le crime des crimes» (Aimé Césaire).

Ensuite, pour les tenants des thèses décoloniales, la suprême ruse du colonialisme est, comme le diable, de faire croire qu’il n’existe plus. En fait, la décolonisation est un leurre qui masque une domination d’autant plus profonde qu’elle est sournoise: malgré les indépendances, toujours la même exploitation ; malgré le pseudo-féminisme, toujours le même patriarcat ; malgré l’État-providence, toujours la même aliénation des miséreux (emprisonnés non par les chaînes de la production, mais par celles de la consommation) ; sous l’apparence du développement durable, toujours plus de capitalisme. Bref, le vieux mâle blanc producteur est un polyprédateur qui opprime tout ce qui bouge: les femmes, la planète, les migrants, les différences, les «racisés», les cultures… Les migrations dont les Européens se plaignent tant sont les fruits de graines qu’ils ont semées ; mais elles seront fort heureusement le fossoyeur de l’Occident rance et moribond.

Enfin, face à cette domination, poursuivent les partisans de ces théories, il convient non seulement de se «réveiller» (d’où la woke culture), mais de combattre l’oppression systématique et de faire table rase du passé rance qui l’a produit (d’où la cancel culture). Il ne suffit pas de décoloniser les textes (de lois), il faut décoloniser les têtes ou les couper: commençons par celles des statues et des noms de rue! Et ne nous effrayons pas de cette violence: elle n’est que légitime défense. Ne nous laissons pas intimider par l’accusation de «racisme anti-blanc», ce n’est que rattrapage après une domination pluricentenaire. Sur les plateaux télé, on entend des jeunes gens dire d’un air faussement désolé: «Nous préférerions beaucoup ne pas verser dans la radicalité, mais, voyez-vous, devant l’ampleur de (cochez la mention inutile): 1) la «crise climatique» ; 2) la «domination patriarcale» ; 3) l’«oppression à l’égard des minorités» ; 4) la «trahison des boomers», 5) «l’égoïsme des pays riches» … Nous n’avons pas le choix! Encore désolé…» avec un sourire.

L’escroquerie est totale, alimentée par un mépris absolu de l’histoire, qui explique assez pourquoi le décolonialisme entend désormais s’en passer.

Je ne songe pas à nier que la civilisation européenne ait été patriarcale, raciste, esclavagiste, impérialiste et imbue de sa supériorité. Elle l’a été - comme toutes les grandes civilisations connues. En revanche, ce qui la distingue entre toutes, est qu’elle a été la seule à avoir inventé le féminisme, l’antiracisme, l’anti-impérialisme ; elle est la seule à avoir aboli l’esclavage et avoir manifesté une curiosité singulière à l’égard des autres cultures passées ou contemporaines, grandes ou petites. L’ethnologie, l’histoire des autres, le goût des arts premiers, l’attrait pour les mœurs étrangères, l’attention à tout ce qui est humain, petit ou grand, proche ou lointain, digne ou indigne: tout cela commence par l’Occident, puissance émancipatrice inégalée dans l’histoire humaine. On s’acharne à la haïr pour ce qu’elle a été la seule à dénoncer. On la déteste sans vergogne au nom de la liberté qu’elle a promue.

Cette haine de l’Occident en Occident me conduit à prendre davantage au sérieux la cinquième guerre civile disponible sur le marché des idées, mais à droite cette fois-ci: le choc des civilisations. Elle fut d’abord développée par Oswald Spengler dans Le Déclin de l’Occident (1918), puis, de manière moins touffue, par Samuel Huntington, dans Le Choc des civilisations (1996). Contrairement à Spengler, Huntington ne fait pas des civilisations des êtres vivants, clos sur eux-mêmes, engagés dans une lutte à mort. Selon lui, le monde s’éclaire quand on perçoit la concurrence entre huit ensembles culturels: occidental, slave orthodoxe, islamique, africain, hindou, confucéen, japonais et latino-américain. Dans le contexte de la mondialisation, cet antagonisme multiforme se concentre entre «The West and The Rest» pour atteindre aujourd’hui son intensité maximale entre l’Occident et l’Islam.

Transposé en France, ce conflit global se révèle dans le fait migratoire à la faveur duquel un projet idéologique s’est diffusé, écrit Huntington, invitant les populations immigrées non à s’intégrer, mais à résister, voire à conquérir la terre d’accueil. Sans doute, toute l’immigration - loin s’en faut - ne s’identifie-t-elle pas à ce projet islamiste, mais sa réalisation s’affiche dans de trop nombreux territoires (perdus) de la République pour qu’on puisse l’ignorer.

Ce constat fut sottement abandonné au Front national, qui en a fait ses choux gras ; il est aujourd’hui celui d’Éric Zemmour. L’honnêteté me conduit à dire qu’il me semble juste, au moins sur les ferments d’un séparatisme trop longtemps occulté. Là où les belles âmes (j’en étais) ne perçoivent que discrimination et relégation, il y a aussi une stratégie assumée de sécession et de conquête. Là où l’on n’identifie que des victimes ou, éventuellement, des voyous, il y a aussi des guerriers. Beaucoup de nos concitoyens voient cela sous leurs fenêtres, mais on leur dit non seulement qu’ils ne le voient pas, mais qu’ils n’ont pas le droit de le voir: ce serait «islamophobe». Les attentats ont toutefois, en partie, modifié le regard et permis là aussi, de se réveiller. Voilà une autre forme de wokisme.

Mais une fois réveillé: que faire? C’est sur cette question qu’Éric Zemmour ouvre son dernier livre. L’analyse ne lui suffit plus, dit-il, il faut passer à l’action. Et là se situe la croisée des chemins. Son diagnostic de guerre civile en cours est tellement total qu’une seule issue s’offre à lui: il faut la faire et surtout la gagner par tous les moyens.

Je ne suis pas certain que les Français, qui semblent apprécier la clarté de son diagnostic, approuveront l’âpreté de sa thérapie. Ils fêtent Zemmour, pas la guerre.

Se pose donc la teneur du programme à venir: faudrait-il annuler l’islam, en rejouant à droite cette fois-ci, le refrain de la «cancel culture» au détriment d’une intégration qui, parfois, réussit? Ou faut-il seulement exiger que l’islam devienne, en France, une religion laïque comme le sont devenus, après bien des péripéties, le christianisme (malgré l’Église) et le judaïsme (malgré la Loi)? Bref, croisade ou laïcité? C’est, évidemment, cette seconde issue qui me semble la bonne ; elle n’exige aucune guerre civile, juste de la clarté, de la lucidité et de la fermeté collectives.

Sans doute, la tâche est-elle loin d’être aisée, mais c’est à cette seule condition que cette guerre civile, tout comme les quatre premières, n’aura pas lieu. Car la guerre civile, n’en déplaise à Carl Schmitt et à ses adeptes de gauche comme de droite, n’est jamais un programme, puisque la fonction première de la politique consiste justement à l’éviter.

vendredi 25 juin 2021

Abstention : piège à c… ?

Paru dans Libération, le 25/06/2021 



    Selon la fameuse formule de Lincoln, la démocratie est « le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Belle définition ! Mais, depuis toujours, il faut bien reconnaître que c’est le « par le peuple » qui constitue sa plus grande difficulté. Voilà pourquoi d’ailleurs la démocratie directe, voire comme on dit aujourd’hui, « participative » n’est guère plausible. Car, mis à part quelques moments ponctuels et passionnés, la participation régulière des citoyens aux affaires de la cité s’épuise vite. Au quotidien comme dans la durée, elle se réduit rapidement aux militants ou à ceux « qui ont le temps », laissant sur le bord du chemin la plupart des actifs qui ont, à tort ou à raison, d’autres chats à fouetter. D’où l’invention de l’« élu », politique professionnel, pilier de la démocratie représentative, être bizarre en démocratie où devrait régner l’égalité. Choisi pour ses qualités (peut-être), nourri par ses ambitions (sans doute), il est surtout payé pour consacrer son temps à la cité et être en contrepartie détesté par les citoyens qui l’ont élu. On le trouve corrompu, incompétent et technocrate, démagogue et méprisant, impuissant et tyrannique, mais, pour rien au monde, on ne souhaiterait être à sa place. 
    Notons, pourtant, qu’en France, où l’on déplore tant l’apathie démocratique, il y a actuellement 600 000 élus en poste, soit quasiment un citoyen sur cent. Ce qui constitue un record mondial et devrait nuancer l’image habituelle d’une démocratie réputée à bout de souffle. Il n’en reste pas moins que le problème de cet élu est d’être élu, c’est-à-dire de maintenir le contact avec le peuple souverain, dont il tire sa légitimité. 
    Dans l’histoire des démocraties représentatives, on compte, sous réserve d’inventaire, trois méthodes pour y parvenir. 
    • La première est le clientélisme. Elle consiste à acheter les voix, ou au moins à les échanger contre de menus services : placement du petit dernier à la mairie, obtention d’un logement ou d’un permis de construire, piston quelconque, … Ce fut certainement la méthode d’intégration la plus efficace ! Et d’ailleurs, comme par hasard, c’est au fur et à mesure que la loi a limité le clientélisme, que l’abstention a augmenté. Par bonheur, il en reste un peu ! 
    • La deuxième méthode est celle du « Parti », dont le parti communiste constitue à n’en pas douter l’illustration exemplaire : toujours imité, jamais égalé. Il s’agissait de créer une sorte de société bis, regroupant toutes les dimensions de la vie personnelle : on s’y marie, on s’y forme, on part en vacances, on passe des moments conviviaux, on colle des affiches, on bat campagne … Tout cela, structuré par un but : conquérir le pouvoir, transformer la vraie société et construire l’avenir radieux ! Formidable instrument d’intégration du peuple à la vie politique démocratique, le parti s’est délité progressivement sous nos yeux. Comme les églises, comme les nations, comme les syndicats, comme toutes les organisations totales, il s’est désintégré de l’intérieur. 
    • Sur ces ruines, nous commençons une nouvelle phase, dont il est encore difficile de déterminer les contours et l’esprit. Appelons-la, faute de mieux, celle du « mouvement ». Structuré par l’indignation et les réseaux sociaux, il produit un militantisme zappeur, dépourvu de socle idéologique cohérent, mais séduit par une multitude de « causes à défendre ». Fondé sur un engagement moral plus que politique, il garde du parti la haine de l’hérétique (le facho, le spéciste, l’ancien-monde, l’élite …), mais sans la puissance positive du dogme. Les gilets-jaune en furent un (comme les indignados espagnols) mais sans prétention électorale, à la différence de LREM et LFI qui offrent deux images symétriques inverses du mouvement : le premier en mode start-up ; le second en mode coopérative. Tout le défi pour eux est de continuer d’exister entre deux conquêtes électorales. Car dépourvus de socle doctrinal clair, ils se désagrègent. Comme disait Jean-Luc Mélenchon, « notre mouvement n’est ni vertical, ni horizontal, il est gazeux » … Or, la caractéristique du gaz est que, quand il n’explose pas, il se dissipe. D’ailleurs, ces deux mouvements ont connu deux formidables Berezina au premier tour des élections régionales et départementales. 
     Ce dysfonctionnement de l’intégration populaire à la vie démocratique pose aujourd’hui cette question aussi simple que brûlante : pourquoi aller voter ? Pourquoi voter si ce n’est pas pour obtenir des avantages (clientélisme), si ce n’est pas par un acte de foi (parti), si ce n’est pas un geste d’indignation (mouvement). 
     On dira bien sûr que voter est le pilier symbolique de la participation citoyenne. Sans doute, mais comment ne pas voir que, si on veut être efficace de nos jours en matière civique, il vaut mieux commettre une petite désobéissance civile (si possible devant une caméra) : saccager une boucherie, escalader la Tour Effel, s’enchaîner devant le Louvre, se mettre à poil dans une manif, … Pourquoi, à l’âge des réseaux sociaux, se donner la peine de faire campagne, de convaincre ses concitoyens et de s’exposer au suffrage toujours aléatoire, long et frustrant ? Notre cause est bonne, oui ou non ? Oui, alors plutôt le buzz que le bulletin ! 
     Et pourquoi aller voter quand même les élus semblent ne plus croire à l’élection qui les a faits ? Ils respectent si peu la représentation nationale qu’ils instaurent à côté d’elle une assemblée citoyenne issue d’un tirage au sort, chargée de définir — on rêve ! — la politique environnementale de la Nation ! Inévitablement cela crée une énorme déception pour les citoyens qui y ont passé du temps et un choc brutal pour les Assemblées, dépositaires légitimes de la volonté générale. 
    Et pourquoi aller voter quand se multiplient des débats insipides sur le vote électronique ou la reconnaissance du vote blanc comme instruments de régénération de la participation ? Franchement, si un citoyen ne trouve pas à choisir dans l’offre électorale (pléthorique), il n’a qu’à se présenter lui-même plutôt que d’exiger la reconnaissance des « cinquante nuances de blanc ». Et s’il n’est pas en mesure de sacrifier deux week-end par an pour faire son devoir électoral, il n’est pas utile de lui faciliter la tâche outre mesure. Bref, l’abstention est le fruit d’une double démission démocratique : de la part de certains élus mais aussi de la part de certains citoyens. 
     J’ajouterai pourtant une nuance plus positive à ce sombre diagnostic : pourquoi aller voter alors que les départements et les régions font plutôt du bon boulot ? Au fond, il n’y a guère de raison de sanctionner (ni d’ailleurs d’adorer) ceux qui occupent les fonctions ingrates de responsables au sein de ces collectivités locales. L’abstention me semble en l’espèce le signe d’un système qui fonctionne correctement plutôt que d’une défiance démocratique. L’élection présidentielle de 2022 sera porteuse d’un tout autre enjeu.

lundi 21 juin 2021

Pourquoi l'abstention ?

 Comme prévu l'abstention pour ces élections régionales et départementales est record en France. 

Les commentaires se répandent pour y voir le signe d'une désaffection politique, d'une colère sociale, voire d'une contestation radicale de la démocratie. Il me semble qu'on peut proposer des interprétations moins crépusculaires. 

1) Les départements comme les régions fonctionnent aujourd'hui comme des prestateurs de services : leur politisation ne saute guère aux yeux, parce que les clivages, déjà très effacés au niveau national, disparaissent totalement au niveau local. Du même coup, on voit mal les enjeux politiques de ces élections réduites à la personnalité de la tête de liste. Et comme, en général, les sortants n'ont pas fondamentalement démérité, il n'y a guère de raison de les sortir ou de les encenser. Pourquoi donc aller voter ? 

2) La campagne électorale n'a guère eu lieu ; mais le Covid a bon dos ; car de quoi aurait-on parlé ? Hormis quelques thèmes ici ou là, rien de clivant : environnement, action sociale, développement économique, sécurité ! Les camps, opposés au niveau national, se retrouvent ici quasi tous unis. Quelques gadgets sont apparus, comme la gratuité des transports en île de France ; mais le citoyen de base que je suis voit sans difficulté que la gratuité quelque part coûte toujours quelque chose à la collectivité. En l'occurence, on offre les transports aux touristes en faisant payer les locaux … ah la générosité française ! Pourquoi donc aller voter ? 

3) Pourquoi aller voter, donc, si ce n'est pour une raison symbolique — l'attachement à la vie démocratique et à son devoir de citoyen ? C'est une très bonne raison, et c'est d'ailleurs pour cela que je suis allé voté. L'île de France présente une certaine unité de destin, mais que dire de la plupart des régions actuelles, découpées en dépit du bon sens, ne réussissant pas à produire les économies d'échelles promises ? Une telle déconnection de l'âme territoriale du pays pour des motifs bureaucratiques obscurs et erronés ne contribue certainement pas à renforcer le sens de l'élection. Au fond, puisque cela marche, pour le moment, correctement, sans nous ; pourquoi aller voter ? 

Il y aurait donc peut-être une bonne nouvelle, si l'on suit cette lecture : l'abstention serait le signe que le citoyen, sans être enthousiaste, n'est pas mécontent des prestations de service, même s'il ne voit guère le sens de tous les redécoupages. Pourquoi aller voter, puisque tout, sans être ni bien ni mal, est passable. 


dimanche 13 juin 2021

Abus de Contre-pouvoirs

 

Pierre-Henri Tavoillot: «Le droit s’est retourné contre l’État en produisant des abus de contre-pouvoir»

ENTRETIEN - Derrière le reproche d’une justice trop laxiste, il y a une loi trop brouillonne et un État qui organise son impuissance, analyse le philosophe, alors que le président de la République a annoncé la tenue d’états généraux de la justice à la rentrée.

LE FIGARO.- Selon un sondage récent, près de 8 Français sur 10 jugent la justice trop laxiste. Le gouvernement a annoncé la tenue d’états généraux de la justice pour répondre à ce malaise qui vient aussi des magistrats. Que dit cette tendance du rapport à la justice dans nos démocraties?

Pierre-Henri TAVOILLOT.- Ce n’est pas la justice qui est laxiste, c’est la loi elle-même. Et son laxisme n’est pas seulement le résultat de sa faiblesse ou de l’idéologie, mais d’abord de son extrême confusion. Ce sont des couches et des couches de règlements, issus de politiques contradictoires, alternant compassion et répression, qui aboutissent à un tissu d’incohérence. Le jugement sur l’affaire Sarah Halimi en a été un révélateur exemplaire. Pour ce meurtre abominable, clairement antisémite, l’usage de stupéfiants a été vu comme une circonstance atténuante sur la base d’avis d’experts. Impeccable sur le plan du droit, le jugement est affligeant sur le plan de la justice. Un tel décalage ne peut que susciter l’incompréhension, voire la colère. Et on pourrait multiplier les exemples. Je renvoie à la tribune, parue dans vos colonnes, de deux magistrats, Jean-Rémi Costa et Alexandre Stobinsky, qui montrent avec une compétence que je n’ai pas, comment le juge est soumis à des injonctions contradictoires: augmentation des peines, d’un côté ; découragement de l’emprisonnement, de l’autre. Leur conclusion est parfaite: «Il faudrait des états généraux de la justice bien ambitieux pour redonner à l’ensemble de la chaîne pénale une harmonie qu’elle a perdue depuis des années.» Autrement dit: plutôt que d’ajouter SA loi, le prochain ministre devrait travailler à faire le ménage dans les lois. Le drame est que cette incohérence, fruit d’une indigestion législative, touche désormais tous les secteurs de nos existences. La politique migratoire en est un autre bon exemple. Comme le notait le sénateur François-Noël Buffet, notre politique est généreuse avec les illégaux et maltraitante à l’égard des migrants légaux. Elle accueille à bras ouverts ceux dont nous ne voulons pas et décourage l’intégration de ceux qui veulent vivre et travailler en France. Les querelles idéologiques et moralisatrices sur le sujet de l’immigration ont fait le lit d’un pilotage exclusivement administratif et quasi automatique qui interdit une politique claire, choisie et lucide.

Après la Seconde Guerre mondiale et en réponse aux totalitarismes, les démocraties libérales ont placé la protection des droits fondamentaux au-dessus de l’efficacité de l’État. Ne sommes-nous pas allés trop loin dans cette logique?

Historiquement, la construction de l’État de droit fut un chantier immense, au cours duquel il s’est agi de débusquer et de neutraliser tous les abus de pouvoir au nom des droits individuels. Ce fut un processus bénéfique de lutte contre l’arbitraire. Mais aujourd’hui, on peut penser que, dans bien des domaines, le droit s’est retourné contre l’État en produisant des abus de contre-pouvoir. Il ne s’agit plus seulement d’éviter les excès, mais, par principe, d’empêcher d’agir même quand l’intérêt général en dépend. C’est l’impuissance publique. La réforme des retraites en fut, en est et (hélas!) en sera un parfait exemple. Tout le monde sait que le système actuel est intenable, mais personne ne veut de solution dont il aurait à pâtir! Or, c’est pourtant, clair: il n’y a aucune bonne solution, seulement des mauvaises et des pires. Et c’est entre elles qu’il faudra trancher. Puisque le gouvernement n’y parviendra pas, je serais favorable sur ce sujet à un référendum d’un type inédit. Le gouvernement, sans donner sa préférence, proposerait au choix des Français plusieurs scénarios de retour à l’équilibre, élaborés par le Conseil d’orientation des retraites (COR). Faut-il 1) augmenter les cotisations ; 2) reculer de l’âge de départ ; 3) instaurer un système à points. S’il n’y a pas de préférence gouvernementale, les Français répondront vraiment à la question sans sanctionner celui qui la pose. Certains diront sans doute: «Le sujet est bien trop technique ; les citoyens n’y comprendront rien!» À quoi je répondrais: «Allez donc vivre en dictature ou en technocratie! Car la démocratie n’est à l’évidence pas faite pour vous…»

Craignez-vous que, par manque d’efficacité de la justice, les citoyens des démocraties se tournent vers la force, et donc vers des régimes plus autoritaires?

La démocratie libérale s’est construite sur un équilibre toujours instable entre la puissance publique (cratos) et la liberté du peuple (demos). C’est ce qu’avaient noté aussi bien Lincoln — «Un gouvernement est-il nécessairement trop fort pour les libertés de son peuple ou trop faible pour se maintenir ?» — que Paul Valéry — «Si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons». Cet équilibre est aujourd’hui à réinventer dans le contexte mondial tout à fait neuf du déclin de notre puissance relative, du règne du marché, de l’avènement de l’empire du droit, du triomphe des individus, du bouleversement de l’espace public, d’une laïcité remise en cause, d’une conflictualisation accrue des relations sociales… Ce sont là beaucoup de défis, mais qui sont, je crois, à notre portée ; pour peu qu’on veuille les relever. Le libéralisme est né pour défendre la société contre le pouvoir ; il doit aujourd’hui, toujours dans le même souci d’équilibre, défendre le pouvoir du peuple contre la société.

Mais, pour y parvenir, il faudrait que ce pouvoir ait de l’autorité et de la légitimité? Or, est-ce encore le cas, quand on voit le spectacle d’un président giflé en direct?

L’autorité ne tombe plus du ciel, c’est sûr! Mais était-elle vraiment une bonne solution? L’autorité de jadis a-t-elle empêché les guerres, les violences et les révolutions? Non. Et même si ça avait été le cas, nous n’y croyons plus! Le peuple est devenu lucide, comment s’en plaindre? En fait, le mystère de l’autorité est beaucoup plus profond. Il réside dans un besoin essentiel de l’homme de faire confiance à une instance qui lui permette de vivre, penser, dormir et déjeuner en paix. Ce besoin est parfois si puissant qu’il peut conduire au renoncement de toute forme de liberté. Là commence la «servitude volontaire», prélude à la tyrannie. Mais il existe une «bonne» autorité, dont la formule n’a jamais autant été d’actualité: c’est celle qui fait grandir à la fois celui qui l’exerce et celui qui s’y soumet, car c’est en faisant grandir les autres qu’on devient vraiment une grande personne. C’est même la seule méthode possible. Cette «autorité de service» a mauvaise presse, car on l’identifie bêtement au paternalisme honni, mais elle s’oppose pourtant à l’autoritarisme. Elle a la liberté pour horizon et c’est elle qu’il faut parvenir à incarner, aujourd’hui plus que jamais, puisque nous ne disposons plus des échasses de la transcendance.

jeudi 6 mai 2021

Cinquante nuances de (vote) blanc … 


Sans surprise, à l'approche des échéances, la revendication de reconnaissance du vote blanc revient ! Et parfois même comme l’unique planche de salut pour une démocratie en perdition. 
Il faut donc, encore une fois, rappeler en quoi, du point de vue même de l’idéal démocratique, une telle reconnaissance serait nocive. 




1) Le vote blanc permet de comptabiliser les voix de ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’offre politique 
Contre — Jamais l’offre politique n’a a été aussi vaste et variée, de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant par les partis animalistes et autres. Si des citoyens ne se reconnaissent pas dans une telle offre très variée et plurielle, il suffit qu’ils fassent l’effort de se présenter aux élections plutôt que d’attendre qu’on leur apporte un candidat sur mesure. Demander la reconnaissance du vote blanc, témoigne d'une vraie paresse civique.

 2) Le vote blanc permet de comptabiliser les voix contestataires, anti-système ! 
 Contre — Il n’y a aucune raison que les démocraties prêtent le flanc aux adversaires du système démocratique. Nos régimes sont construits sur des règles du jeu politique, que l’on peut contester dans l’espace public, mais auxquelles on doit obéir dans l’espace juridico-politique. La vie commune se fonde sur l’acceptation des règles communes. 

 3) Le vote blanc montrerait la très faible légitimité des gouvernants en place, car si on le comptabilisait les majorités seraient infimes. 
Contre — Fort bien ! Et cela produirait quoi ? Des démocraties encore plus ingouvernables ; un déficit symbolique de légitimité encore plus avancé : en quoi, cette révélation résoudrait en quoi que ce soit la crise de légitimité des démocraties ? En quoi cela résoudrait-il les défis de la crise de la représentation et de l’impuissance publique ? En rien … Une solution qui ne résout rien, donc.

4) La reconnaissance du vote blanc permettrait de contraindre les élus à tenir enfin leur promesse. 
Contre — Où l’on retrouve la confusion habituelle entre mandat impératif et mandat représentatif. Dans une démocratie représentative comme la nôtre, l’élu n’est pas le porte-parole ou le commissaire (celui qui fait les commissions) de ses électeurs. Dès qu’il est élu par ses électeurs, il devient le représentant de la volonté générale. Le député élu dans le Var ne représente pas le Var, mais la France dans son ensemble. Il est quelqu’un à qui on accorde sa confiance, par délégation, pour cinq ans. Le programme sur lequel il est élu permet de faire connaissance avec lui, mais ne l’engage nullement autrement qu’en conscience. Ce n’est pas un contrat, ni même un « contrat de confiance ». D’ailleurs cette expression, publicitairement géniale, n’a intellectuellement aucun sens : quand il y a confiance, pas besoin de contrat ; et quand il y a contrat, c’est qu’il y a défiance. 

5) Le vote blanc est une expression politique comme une autre qui mérite d’être reconnue. 
Contre — • Une expression : mais laquelle ? S’agit-il d’une déception à l’égard ‘un candidat, d’une protestation contre une offre électorale, d’une indignation contre le système démocratique lui-même. Il y a bien plus de cinquante nuances de (vote) blanc … L’interprétation du silence, même ostensible, est toujours sujette à caution … Aussi difficile à interpréter d’ailleurs, que l’abstention elle-même, qui est très souvent reliée à des facteurs non politiques (âge, CSP, niveau culturel, stabilité résidentielle, sociale, professionnelle, existentielle, …). 
    • Une expression politique : on peut en douter, car il s’agit plutôt de la négation de la politique. En effet, en votant le citoyen se met en situation de représentant et de décideur. Il représente tous ceux qui ne votent pas (les mineurs, les générations futures, les générations passées) et il doit décider comme un politique. Or, en politique, on ne décide que rarement entre le bien et le mal, mais souvent entre le mal et le pire. Le vote est donc cet acte par lequel le citoyen se met en situation de décision face à une réalité qui sera forcément décevante, y compris s’il « adore » son candidat (ah ! les déçus du macronisme …). La démocratie est un régime de déception, ce pourquoi elle est le fait d’adultes consentants, qui ne prennent pas les messies pour des lanternes ni leurs désirs pour des réalités. 
Dans l’Athènes très démocratique, le citoyen qui refusait de prendre parti était condamné à l’exil : il fallait toujours choisir son camp, camarade ! La démocratie contemporaine permet le vote blanc : c'est déjà ça ; mais elle n’a pas à reconnaître ce degré zéro de la politique.

mardi 27 avril 2021

Conférence inaugurale du cycle laïcité au CNAM

 Conférence inaugurale du 2e cycle « Laïcité : une histoire française » au CNAM le 


Voir la conférence via Youtube

Le Conservatoire national des arts et métiers et le Conseil des sages de la laïcité ont lancé mardi 13 avril le deuxième cycle République, École, Laïcité, séminaire de réflexion destiné à éclairer les enjeux actuels et les modalités concrètes d’application du principe de laïcité. Étaient présents pour ouvrir la conférence et pour animer le débat : - Olivier Faron, administrateur général du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) - Dominique Schnapper, présidente du Conseil des sages de la laïcité (CSL). - Thibaut Duchêne, adjoint de l’administrateur général du Cnam - Alain Seksig, inspecteur d'académie honoraire, secrétaire général du CSL.


CONFERENCIERS Jean-François Chanet, historien, recteur de l'académie de Besançon ; Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, président du Collège de philosophie.

CONFERENCIERS Jean-François Chanet, historien, recteur de l'académie de Besançon ; Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, président du Collège de philosophie. Pour en savoir plus : https://culture.cnam.fr/avril/laicite...
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jeudi 22 avril 2021

Dans Le Point des Idées

 Interview dans Le Point des Idées

https://www.lepoint.fr/video/le-point-des-idees-14-partie-2-pierre-henri-tavoillot-18-04-2021-2422705_738.php


mercredi 31 mars 2021

Les réunions non-mixtes sont-elles racistes ?

    La polémique sur les réunions non-mixtes, interdites aux blancs ou aux paroles des blancs, a de nombreuses de vertus. Sans doute ne faut-il pas exagérer les procès en apartheid, d’un côté (si les mots ont encore un sens) ; ni la banalisation, de l’autre, car ce qui est en cause ne relève ni d’une discrimination juridiquement établie ni d’anodins groupes de parole à visée thérapeutique. Pour le dire autrement, l’UNEF n’est ni le Parti National sud-africain ni les alcooliques anonymes, et l’on aurait tort de confondre un syndicat qui est dans le registre de l’action collective avec une pratique qui recherche la guérison individuelle. Si l’on peut avoir plaisir à se retrouver ponctuellement « entre soi » (y compris pour partager les malheurs et « libérer la parole »), il faut accepter de devoir vivre généralement « avec les autres ». 
    Ni apartheid ni thérapie, les réunions non-mixtes sont néanmoins révélatrices du fait qu’une bonne partie de la gauche, privée de perspectives révolutionnaires crédibles, rompt avec ce qui constituait son pilier : le genre humain. Souvenez-vous : « Internationa aa al sera le genre humain ! » 



    Car comment ne pas voir que la théorie DES genres, la pensée indigéniste, le décolonialisme, l’expression même de « racisé » trahit l’universalisme porté par la gauche en particulier et par tous les républicains en général ? A vrai dire, il s’agit d’une double trahison puisqu’à l’universalisme (l’humanité est une, composée d’êtres d’égale dignité), cette partie de la gauche française préfère (comme l’extrême droit de jadis) le différentialisme, c’est-à-dire une vision de l’humanité comme mosaïque, composée d’identités distinctes, clivée entre oppresseurs et opprimés, voués à se combattre ou à se séparer. Elle choisit en outre d’importer en France une problématique américaine qui n’a rien à y faire. Pourquoi ? Parce que, à la différence de la démocratie américaine qui ne fut jamais claire avec l’esclavage (ce fut un tragique exploit de reconnaître l’esclavage dans sa constitution originelle sans jamais le nommer !), la République française a aboli l’esclavage. Certes, elle le fit à deux reprises — en 1794 et en 1848 —, ce qui montre que ce fut laborieux ; mais, du moins les choses étaient-elles claires : la République est incompatible avec l’esclavage. Aucune autre civilisation dans toute l’histoire humaine n’avait osé cette abolition. 
    Quant à la colonisation, le fait qu’elle prit la figure d’une « éducation » des peuples enfants par les peuples adultes, ne lui apporte aucune excuse, mais au moins peut-on identifier au cœur du républicanisme nombre de grandes voix (Olympe de Gouges, Condorcet, Clémenceau, …) qui surent s’y opposer. 
    Le différentialisme comporte ainsi une difficulté majeure qui est au cœur de ce débat et qui est loin d’être futile. Au fond, le « racisé » devient complice du raciste qu’il dénonce, car, comme lui, il considère que la race est essentielle. Croyant lutter contre l’oppression, il en adore le motif. C’est la confusion la plus courante et la plus délétère entre la xénophobie (qui est haine de l’autre) et le racisme qui consiste à enfermer (soi ou un autre) dans une catégorie en interdisant (à soi ou à un autre) toute possibilité d’en sortir. Alors la couleur de peau, le sexe, l’origine sociale, … se transforment en des opinions a priori, voire en des arguments préétablis, et tout devient « préjugé ». Le racisme est un crime contre l’humanité parce qu’il refuse l’humanité ; et le racialisme participe de la même logique en croyant naïvement s’y opposer. Ces enjeux méritent d’être rappelés et ce débat le permet. 
    En préparant un court échange que j’ai eu avec Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet (sur France info télé), je remarque qu’il tente dans un discours récent de trouver une « motion de synthèse » (PS un jour ; PS toujours !) avec l’idée de « créolisation », moyen terme, à ses yeux, entre l’universalisme et le différentialisme. Théorisée par Edouard Glissant notamment, elle désigne un « métissage d’arts ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler ». Autrement dit, la créolisation est une alchimie miraculeuse où les identités produisent de la différence et où les différences produisent de l’identité. C’est beau, c’est bien, c’est rêvé, mais ce n’est pas un projet politique, car la créolisation est un fait que l’on ne peut que constater après coup sans jamais savoir comment elle a réussi ni quelle est sa recette magique. Parce qu’elle alchimique, elle n’est pas politique. Comme projet, cette voie de la créolisation est donc une pente glissante (pardon !) qui nous entraîne sans frein vers le différentialisme voire le conflit. L’universalisme, de son côté, n’est certes pas exempt de risque, car il doit se garder de l’impérialisme (c’est-à-dire : quand un particulier commence à se prendre pour l’universel), mais cette pente-là est si clairement une trahison de son idéal qu’elle n’a rien de glissante. 
    Raison pour laquelle l’universalisme ne souffre aucune exception, en tout cas, pour qui aime la vie commune.

mardi 30 mars 2021

La nouvelle religion de l'excuse

Tribune parue le 30/03 dans Marianne



    Un dirigeant doit-il s’excuser ? Si on le pense, c’est qu’on confond la politique avec la politesse. En dépit de leur ressemblance, elles n’ont rien à voir : la seconde concerne le « lisse » (politus en latin), puisqu’elle vise à polir les mœurs ; la première désigne la cité (polis en grec) et recherche, pour elle, la paix, la puissance et la prospérité. Sans doute est-il bon que le politique soit poli, mais il n’est certainement pas élu pour l’être. Sans doute la pratique de l’excuse rend-t-elle le gouvernant plus proche, plus accessible, plus humain — ce qui va bien avec l’esprit des temps démocratiques — , mais qu’est-ce qu’un élu qui s’excuse, sinon un élu qui a failli ? Et s’il a failli pourquoi resterait-il en poste ? La seule manière pour lui de s’excuser, c’est de démissionner.

    Je ne veux pas dire qu’un responsable politique ne doit pas admettre des erreurs ou des mauvais choix : il doit le faire si cela apaise et renforce, bref si c’est un acte de politique et non de contrition — ; mais je veux surtout dire qu’un citoyen a le devoir de comprendre que la décision politique ne se fait jamais entre une bonne et une mauvaise option : elle tranche entre une mauvaise et une pire. C’est pour cela qu’elle déçoit toujours. « Rien ne marque tant le jugement solide d’un homme que de savoir choisir entre les grands inconvénients », écrivait le Cardinal de Retz dans ses Mémoires. Et Churchill ajoutait : « Le plus dur c’est de prendre des décisions quand un tiers des informations dont vous disposez sont incomplètes, un tiers sont contradictoires, un tiers sont fausses ». Alors à qui faudrait-il demander pardon ? Au réel ?


    Ce goût de l’excuse est décidément bien dans l’air du temps : les élus, les hommes, les blancs, les bourgeois … tous doivent se faire pardonner d’être élu, homme, blanc, bourgeois, donc ipso facto corrompus, machistes, colonialistes, racistes, islamophobes, héritiers reproduits, … et s’ils ne le font pas, ils devront rendre gorge et être annulés. Il faut les nommer (naming), les blâmer (blaming), leur faire honte (shaming), et puis les annuler (cancel culture) … Par où l’on voit se reproduire ici un schéma très religieux : culpabilisation, confession, contrition, flagellation, absolution, … et peut-être … résurrection !


    Au fond, ne sachant plus qui on est, chacun espère se retrouver dans la faute : celle qu’on dénonce ou celle qu’on commet. La rémission des péchés (ou leur dénonciation) nous donnera peut-être une chance d’exister. Mais cela a un prix : l’autorité. C’est ce que disait déjà De Gaulle en 1932 (Le Fil de l’épée) : « Notre temps est dur pour l’autorité. Les mœurs la battent en brèche, les lois tendent à l’affaiblir. Au foyer comme à l’atelier, dans l’État ou dans la rue, c’est l’impatience et la critique qu’elle suscite plutôt que la confiance et la subordination. Heurtée d’en bas chaque fois qu’elle se montre, elle se prend à douter d’elle-même, tâtonne, s’exerce à contretemps, ou bien au minimum avec réticences, précautions, excuses, ou bien à l’excès par bourrade, rudesses et formalisme ». C’est par la responsabilité, non par l’excuse, que l’on réinventera l’autorité.




jeudi 18 mars 2021

Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire (Boileau, Art poétique)

Tavoillot: «La suspension d’AstraZeneca le prouve, la politique n’arrive plus à distinguer le danger et le risque»

ENTRETIEN pour Figaro Vox - Plusieurs pays européens, dont la France, ont suspendu le recours au vaccin AstraZeneca. Le principe de précaution, flou et obsédant, paralyse le raisonnement politique, argumente le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.


Maître de conférences en philosophie à l’université Sorbonne-Paris IV et président du Collège de philosophie, Pierre-Henri Tavoillot a récemment publié «La Morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains» (Éd. Michel Lafon, 2020, 237 p., 12,90 €).


LE FIGARO.- L’utilisation du vaccin d’AstraZeneca a été suspendue en Autriche puis dans cinq autres pays européens, dont l’Allemagne et la France. Le principe de précaution n’est-il pas invoqué à tort pour gérer des risques liés à l’incertitude? Un risque est-il nécessairement une menace?

Pierre-Henri TAVOILLOT. - Cette séquence révèle une fois de plus le caractère flou et nocif dudit principe de précaution. Pris à la lettre, il concerne des risques mal connus dont les conséquences ignorées pourraient être terribles et surtout irréparables (art. 4 de la charte de l’environnement). Mais, à l’usage, il est devenu une formule creuse, du type «dans le doute, abstiens-toi», voire «il faut viser le risque zéro!».

C’est méconnaître une différence capitale entre le danger et le risque. Le danger est la cause possible d’un dommage ; le risque est la probabilité pour ce danger d’advenir. Un exemple? Vivre est dangereux pour la santé, car on risque d’être malade et même de mourir. Au nom du principe de précaution, faudrait-il donc s’abstenir de vivre? Autres exemples: la viande rouge comme le glyphosate sont cancérogènes. C’est prouvé, ils sont dangereux. Mais, à moins de manger une côte de bœuf à chaque repas, arrosée d’un litre de glyphosate, le risque sera faible.

Au principe de précaution, il faut, me semble-t-il, préférer ce qu’Aristote appelait la prudence, c’est-à-dire l’évaluation des risques en situation d’incertitude et le choix assumé en faveur du moindre. C’est ce qui devrait nous inspirer aujourd’hui, puisque nous avons, d’un côté, une épidémie virulente et, de l’autre, un vaccin par définition risqué parce qu’actif. Comme la plupart des citoyens français, je ne suis pas compétent pour trancher en l’espèce. Mais il faut rappeler que l’abstention elle-même comporte un risque face à la crise épidémique ; et que le fait de revenir sur les habilitations par des autorités nationales de santé met en doute l’ensemble des vaccins. Autrement dit, il n’y a pas une bonne et une mauvaise décision, mais une mauvaise et une pire. C’est la définition même de la politique.

Emmanuel Macron a suspendu en urgence le vaccin d’AstraZeneca, adoptant ainsi la même position que l’Allemagne. A-t-il raison d’opérer ce changement de cap?

Dans une pandémie, il n’y a pas que le virus qui circule, il y a aussi la peur. Elle contamine même davantage et fait parfois plus de dégâts parce qu’elle ferme les bouches et vide les têtes. Au point que la raison du plus trouillard tend à devenir bien souvent la meilleure. C’est ce qui s’est passé récemment: un doute est né à l’égard des effets secondaires du vaccin d’AstraZeneca. Des symptômes grippaux peut-être plus fréquents et des cas de thromboses ont instillé un soupçon de morbidité. Il s’est propagé à vive allure obligeant les gouvernants à quitter le strict terrain des données scientifiques disponibles pour entrer dans celui de la psychologie des foules. Nous y sommes. Le défi est, à présent, de trouver une autorité supérieure (l’Agence européenne du médicament, voire l’OMS) qui permettrait de redonner confiance en faisant parler à nouveau les États d’une seule voix.

Cette course de vitesse entre confiance et méfiance, alors même que la vaccination est plus urgente que jamais, a quelque chose de vertigineux et de dramatique. Elle est un rebondissement de plus dans cette crise qui n’en finit pas. J’ajoute qu’elle montre aussi à quel point la politique est devenue l’otage du droit, puisque c’est au nom d’un principe — flou au demeurant — que les décisions sont prises et non plus au regard de l’examen du réel. Non pas que la politique doive se couper de tout principe, mais il ne faudrait pas qu’elle se contente d’en être une simple déduction. Or, aujourd’hui, en matière de santé comme en matière d’environnement, nous approchons dangereusement de cette zone à risque. À trop charger la Constitution de considérations sur le salut de planète ou sur celui de la santé, la volonté générale se condamnera à l’impuissance publique. Ce qui ira même au rebours des bénéfices escomptés, car, croyant instaurer des règles d’action, c’est un pur pouvoir d’empêcher que nous allons voir surgir.

Quelle appréciation portez-vous sur l’action de l’Union européenne face à la pandémie, comparativement à l’action d’États nation comme la Grande-Bretagne ou Israël?

La santé ne fait pas partie du champ de compétence habituel de l’Union européenne. On lui a demandé beaucoup sur ce qu’elle ne savait pas faire (elle n’en avait d’ailleurs pas les moyens): articuler et chapeauter les politiques contradictoires des États membres, organiser la production et acheter des vaccins. Ses errements ne sont pas surprenants, car, compte tenu de son fonctionnement, il eût été miraculeux qu’elle s’en tire bien. On peut bien sûr aussi regretter qu’avec ce défi, elle n’ait pas apporté la preuve flagrante de son efficacité à se gouverner par gros temps. C’était une bonne occasion. Mais que pouvait-elle faire quand on voit que chaque pays préfère jouer «perso», comme le montrent les suspensions en chaîne, mais non concertées, du vaccin AstraZeneca? Il faudra attendre pour faire un bilan complet sur le rôle de l’UE face au Covid-19, car, faible s’agissant des vaccins, l’UE a été forte et même décisive sur l’effort financier ainsi que sur la gestion de la dette Covid. N’oublions pas cette dimension qui pèsera beaucoup dans l’après-crise. À cet égard, la Grande-Bretagne, qui s’est émancipée de l’Europe et a montré son efficacité sur les vaccins, sera peut-être moins armée pour la suite. Quant à Israël, c’est une démocratie de combat, où la considération du «salut public» est toujours privilégiée.

Pourquoi fait-on des enfants ?

 Chronique LCP du 23/01/2024 Bonsoir Pierre Henri Tavoillot, le nombre annuel de naissance en France est passé sous la barre des 700 000 en ...