jeudi 18 mars 2021

Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire (Boileau, Art poétique)

Tavoillot: «La suspension d’AstraZeneca le prouve, la politique n’arrive plus à distinguer le danger et le risque»

ENTRETIEN pour Figaro Vox - Plusieurs pays européens, dont la France, ont suspendu le recours au vaccin AstraZeneca. Le principe de précaution, flou et obsédant, paralyse le raisonnement politique, argumente le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.


Maître de conférences en philosophie à l’université Sorbonne-Paris IV et président du Collège de philosophie, Pierre-Henri Tavoillot a récemment publié «La Morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains» (Éd. Michel Lafon, 2020, 237 p., 12,90 €).


LE FIGARO.- L’utilisation du vaccin d’AstraZeneca a été suspendue en Autriche puis dans cinq autres pays européens, dont l’Allemagne et la France. Le principe de précaution n’est-il pas invoqué à tort pour gérer des risques liés à l’incertitude? Un risque est-il nécessairement une menace?

Pierre-Henri TAVOILLOT. - Cette séquence révèle une fois de plus le caractère flou et nocif dudit principe de précaution. Pris à la lettre, il concerne des risques mal connus dont les conséquences ignorées pourraient être terribles et surtout irréparables (art. 4 de la charte de l’environnement). Mais, à l’usage, il est devenu une formule creuse, du type «dans le doute, abstiens-toi», voire «il faut viser le risque zéro!».

C’est méconnaître une différence capitale entre le danger et le risque. Le danger est la cause possible d’un dommage ; le risque est la probabilité pour ce danger d’advenir. Un exemple? Vivre est dangereux pour la santé, car on risque d’être malade et même de mourir. Au nom du principe de précaution, faudrait-il donc s’abstenir de vivre? Autres exemples: la viande rouge comme le glyphosate sont cancérogènes. C’est prouvé, ils sont dangereux. Mais, à moins de manger une côte de bœuf à chaque repas, arrosée d’un litre de glyphosate, le risque sera faible.

Au principe de précaution, il faut, me semble-t-il, préférer ce qu’Aristote appelait la prudence, c’est-à-dire l’évaluation des risques en situation d’incertitude et le choix assumé en faveur du moindre. C’est ce qui devrait nous inspirer aujourd’hui, puisque nous avons, d’un côté, une épidémie virulente et, de l’autre, un vaccin par définition risqué parce qu’actif. Comme la plupart des citoyens français, je ne suis pas compétent pour trancher en l’espèce. Mais il faut rappeler que l’abstention elle-même comporte un risque face à la crise épidémique ; et que le fait de revenir sur les habilitations par des autorités nationales de santé met en doute l’ensemble des vaccins. Autrement dit, il n’y a pas une bonne et une mauvaise décision, mais une mauvaise et une pire. C’est la définition même de la politique.

Emmanuel Macron a suspendu en urgence le vaccin d’AstraZeneca, adoptant ainsi la même position que l’Allemagne. A-t-il raison d’opérer ce changement de cap?

Dans une pandémie, il n’y a pas que le virus qui circule, il y a aussi la peur. Elle contamine même davantage et fait parfois plus de dégâts parce qu’elle ferme les bouches et vide les têtes. Au point que la raison du plus trouillard tend à devenir bien souvent la meilleure. C’est ce qui s’est passé récemment: un doute est né à l’égard des effets secondaires du vaccin d’AstraZeneca. Des symptômes grippaux peut-être plus fréquents et des cas de thromboses ont instillé un soupçon de morbidité. Il s’est propagé à vive allure obligeant les gouvernants à quitter le strict terrain des données scientifiques disponibles pour entrer dans celui de la psychologie des foules. Nous y sommes. Le défi est, à présent, de trouver une autorité supérieure (l’Agence européenne du médicament, voire l’OMS) qui permettrait de redonner confiance en faisant parler à nouveau les États d’une seule voix.

Cette course de vitesse entre confiance et méfiance, alors même que la vaccination est plus urgente que jamais, a quelque chose de vertigineux et de dramatique. Elle est un rebondissement de plus dans cette crise qui n’en finit pas. J’ajoute qu’elle montre aussi à quel point la politique est devenue l’otage du droit, puisque c’est au nom d’un principe — flou au demeurant — que les décisions sont prises et non plus au regard de l’examen du réel. Non pas que la politique doive se couper de tout principe, mais il ne faudrait pas qu’elle se contente d’en être une simple déduction. Or, aujourd’hui, en matière de santé comme en matière d’environnement, nous approchons dangereusement de cette zone à risque. À trop charger la Constitution de considérations sur le salut de planète ou sur celui de la santé, la volonté générale se condamnera à l’impuissance publique. Ce qui ira même au rebours des bénéfices escomptés, car, croyant instaurer des règles d’action, c’est un pur pouvoir d’empêcher que nous allons voir surgir.

Quelle appréciation portez-vous sur l’action de l’Union européenne face à la pandémie, comparativement à l’action d’États nation comme la Grande-Bretagne ou Israël?

La santé ne fait pas partie du champ de compétence habituel de l’Union européenne. On lui a demandé beaucoup sur ce qu’elle ne savait pas faire (elle n’en avait d’ailleurs pas les moyens): articuler et chapeauter les politiques contradictoires des États membres, organiser la production et acheter des vaccins. Ses errements ne sont pas surprenants, car, compte tenu de son fonctionnement, il eût été miraculeux qu’elle s’en tire bien. On peut bien sûr aussi regretter qu’avec ce défi, elle n’ait pas apporté la preuve flagrante de son efficacité à se gouverner par gros temps. C’était une bonne occasion. Mais que pouvait-elle faire quand on voit que chaque pays préfère jouer «perso», comme le montrent les suspensions en chaîne, mais non concertées, du vaccin AstraZeneca? Il faudra attendre pour faire un bilan complet sur le rôle de l’UE face au Covid-19, car, faible s’agissant des vaccins, l’UE a été forte et même décisive sur l’effort financier ainsi que sur la gestion de la dette Covid. N’oublions pas cette dimension qui pèsera beaucoup dans l’après-crise. À cet égard, la Grande-Bretagne, qui s’est émancipée de l’Europe et a montré son efficacité sur les vaccins, sera peut-être moins armée pour la suite. Quant à Israël, c’est une démocratie de combat, où la considération du «salut public» est toujours privilégiée.

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