Paru dans Le 1, 16 octobre 2020. (version étoffée d'un post précédent).
C’est le portrait craché
de ce qu’est devenu notre espace public, à ceci près que les réseaux sociaux
ont remplacé le repas dominical. Si je tente un classement « au doigt mouillé
», des querelles qui clivent, arrivent en tête les relations
homme/femme (pour ou contre Polanski) ; le salut de la planète (pour ou
contre Greta Thunberg) ; le rapport à l’Islam (pour ou contre
l’islamophobie) ; le rapport à l’antisémitisme (pour ou contre « quand
même, ils sont partout ») ; le racisme systémique, les violences
policières, etc. Ce sont les sujets sur lesquels on ne peut plus parler sans
déchaîner la tempête et encourir des risques sur sa réputation, sa
tranquillité, voire son intégrité physique. Sur ces sujets, les fusils sont
prêts à tirer ; la cavalerie prête à charger. Dès le premier mot, l’argumentation
cédera à l’indignation. Chacun a en stock son petit lot d’informations d’expert
en herbe (plus ou moins vraies et plus ou moins complètes) qu’il crachera
d’emblée pour faire porter l’opprobre sur son abject opposant.
Je n’échappe pas cette règle,
(et comme toi, cher lecteur, je participe à cet immense champ de bataille),
même si je pense que, sur chacun de ces sujets, il reste possible d’accéder à
une opinion robuste, plausible, raisonnable, et — osons le gros mot — :
vraie ! La vigueur des clivages m’incite pourtant à penser que là n’est
pas le vrai but. Alors qu’il serait assez aisé d’atteindre sinon le vrai au
moins le constat de désaccords réels, nous voulons plutôt la
confrontation pour elle-même. Nous désirons nous chercher querelle,
comme on disait jadis. Il est tentant d’accuser les réseaux sociaux de cette
conflictualisation de l’espace public. Ce n’est pas faux, mais cela reste aussi
peu probant que d’accuser les armes d’être la cause des assassinats. Les
réseaux augmentent les effets, mais ne sont pas la cause.
D’où vient alors le goût
du clash dans le monde pourtant pacifié de la démocratie
publique ? Il me semble qu’il vient combler quatre manques profonds de nos
sociétés contemporaines : on s’y sent perdu, on s’y sent seul, on s’y sent
impuissant, on s’y retrouve sans but … Quel remède apporte la polémique à
ces quatre maux ?
• Si on se sent
perdu, c’est que l’accroissement des connaissances et des informations rend le
monde illisible. Sur chaque sujet de l’agenda public, nous avons le sentiment
qu’il faudrait travailler des années pour atteindre une maîtrise acceptable,
digne de notre métier de citoyen. D’où le recours à deux formes de dopage
intellectuel en guise de clés : le complot ou la guerre. Le scénario du
complot nous permet de tout expliquer sans avoir besoin de rien démontrer. C’est
même l’absence de preuve qui atteste, au contraire, la réalité d’une
conspiration, d’autant plus puissante qu’elle avance masquée. Quant au scénario
de la guerre, il nous situe en une logique binaire formidablement
rassurante : il y a, d’un côté, les gentils (en général, des victimes
majoritaires en fait, mais relégués en droit) et, de l’autre, les infâmes
salauds (les puissants). Le monde redevient alors simple et lisible : c’était
déjà le cas avec la lutte des classes et la lutte des races ; et cela
continue avec la guerre des sexes, le conflit des générations (ok boomers !)
ou le clash des civilisations. Grâce au clivage, le monde redevient enfin
clair !
• Si on se sent seul,
c’est que l’individualisme détruit beaucoup de sociabilités traditionnelles et
peine à en reconstruire de nouvelles, qui, même réédifiées, demeurent fragiles.
A l’âge démocratique, la personne est certes sacralisée, mais sans personne
autour d’elle. Comme disait l’humoriste Muriel Robin : « J’ai une vie
privée ! Privée de tout, c’est vrai, mais privée quand même ! ». Et là,
miracle ! Par la grâce d’une belle polémique chacun va pouvoir
retrouver des frères d’armes ou des âmes sœurs ; chacun pourra intégrer une
communauté d’indignation, qui mettra un terme à son isolement ! Le désert
affectif pourra se compenser (un peu) par l’activisme combattif. Les réseaux
sociaux favorisent cette reconstruction d’une bulle spéculative homogène,
d’autant plus rassurante que la majorité de nos « amis » est, par
définition, d’accord avec nous ! D’où cette conviction que, quoique nous
pensions, nous sommes majoritaires, donc dans le vrai.
• Si on se sent
impuissant, c’est que la démocratie nous a tant promis ! Elle nous a
promis que le peuple serait maître de son destin, que les individus seraient
égaux en dignité. Nous sommes déçus, car nous constatons tous les jours
exactement le contraire : dépossession et mépris. A l’extérieur, les
nations occidentales perçoivent que la mondialisation leur fait perdre la main
et les relègue de la conduite de l’histoire. A l’intérieur, les
individus-citoyens voient qu’ils comptent peu, et que leurs actions et volontés
sont bridées de tous côtés. Au quotidien, nous sommes tous confrontés à des
murailles d’impossibilité du fait de contraintes qui sont, par ailleurs, autant
de « progrès » : l’empire du droit, le triomphe des contrôles, l’apothéose des
règles, … Or, l’indignation nous redonne le sentiment de la
maîtrise : « je tweete, je like, je partage ; donc je
suis et je fais ».
• Si on se retrouve
sans but, sans perspective, sans horizon, c’est que, après le désenchantement
du monde et la fin des idéologies, l’avenir est devenu à la fois muet et
opaque. D’où la séduction paradoxale du scénario de la fin du monde.
L’apocalypse noire reprend du service après une longue retraite, recyclée en
vert à l’âge hypermoderne. Après l’avenir radieux, c’est le futur piteux qui
devient le nouvel horizon de la panne de sens. Il conserve pourtant la même
fonction : la perspective du salut. On devrait être surpris de son
étonnant retour en grâce à l’âge laïque ; mais, de fait, il faut tout
sauver : l’école, la recherche, la retraite, l’hôpital, et last
not least la planète. Tout cela exprime pourtant une et même seule cause :
il faut sauver le salut ! C’est là le point de clivage ultime et
sérieux ; il se situe entre ceux qui se prétendent Salvator mundi (sauveur
du monde) et ceux qui, plus modestement, ne cherchent qu’à le penser, et
éventuellement l’améliorer un peu.
Car
cette voracité conflictuelle n’est pas une fatalité. Et l’on peut répondre aux
quatre défis de notre temps, sans sombrer dans la guerre totale. Il nous «
suffit » de retrouver le goût du désaccord, la saveur de la complexité et le
plaisir des petits pas. Plus facile à dire qu’à faire ? Voire ! C’est
possible grâce à une simple hygiène personnelle.
Dans
la Sorbonne médiévale, pour les examens, on pratiquait la disputatio,
une joute oratoire, où chaque candidat devait défendre une thèse imposée. Cet
exercice forçait à trouver de bonnes raisons de plaider à rebours de ses idées.
Cela n’obligeait pas d’en changer, mais permettait de « penser à la place
d’autrui », et, de pouvoir ensuite mieux le convaincre (puisqu’on l’avait
compris).
C’est
tout le paradoxe de notre époque : réputée pluraliste et ouverte, elle
semble haïr le désaccord. La moindre contradiction est perçue, non comme une
contrariété, mais comme une offense, voire un préjudice grave, qui exige
réparation : censure, procès, coups ou campagne de délation sur les
réseaux sociaux.
Réhabilitons
donc la disputatio. Et, par la même occasion, la culture générale contre
l’expertise. Car c’est elle qui nous révèle les saveurs de la complexité. Grâce
à elle, on met les savoirs en culture, on établit des ponts entre les faits, on
trace des routes entre les signes. La théorie du complot fait pareil,
dira-t-on. Certes, mais, elle, ne doute jamais ; pas même de son
doute ! A l’inverse, la culture générale s’atteste dès qu’on mesure
l’ampleur de sa propre ignorance. C’est ce que disait Joseph Joubert, secrétaire de Diderot et ami de
Chateaubriand, quand il regrettait en 1809 (déjà !) la disparition des
anciens collèges : « On sortait des anciennes écoles avec une
ignorance qui se connaissait et un savoir qui s’ignorait. On les quittait avide
de s’instruire encore, et plein d’amour et de respect pour les hommes qu’on
croyait instruits ».
Cette
gratitude modeste permet enfin d’éviter le délire tout-puissant de tout changer
et de convertir le monde entier. Elle nous fait préférer la réforme à la
révolution, les petits pas aux grands soirs, l’acte efficace aux postures.
Tout
cela résumé s’appelle le sens commun. Kant le définissait par ces trois
maximes : « penser par soi-même » (ou pensée éclairée) ;
« penser en se mettant à la place d’autrui » (ou pensée élargie) ;
« penser en accord avec soi-même » (ou pensée conséquente). Si on les
oublie, il n’y a plus ni sens ni commun. Si on les cultive, le débat est sauvé.
Salvator
disputationis !
brillant comme d'habitude
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