mercredi 29 avril 2020

Quel vaccin pour la démocratie ?

Paru dans « le 1 »  du 29 avril 2020 —

La crise causée par le Covid-19 n’en est qu’à ses débuts. A la question sanitaire, qui occupe tout notre quotidien, va succéder une déflagration économique, puis, inévitablement, une tempête politique et un cyclone géopolitique. Ce n’est pas être alarmiste que de l’annoncer ; c’est plutôt tenter d’être lucide dans un horizon qui s’annonce vertigineux et incertain. Les démocraties libérales sont-elles armées pour l’affronter ? Le sont-elles moins ou davantage que les régimes autoritaires (tels la Chine ou l’Iran) ou que les régimes illibéraux (comme la Russie ou la Turquie) qui, tous, comme elles, se réclament de la légitimité démocratique. Car, le point mérite d’être noté : aujourd’hui le monde entier est démocrate. De la Corée du Nord à celle du Sud, du Botswana au Brésil, du Bouthan au Soudan, toute la planète se réclame du « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple » (pour reprendre la fameuse définition de Lincoln). Simplement les modalités d’application varient du tout au tout ! Parfois le peuple qui gouverne est une seule personne, un seul parti ou une seule religion ! Parfois il est une diversité, une majorité, une assemblée et pour un temps donné.  Ce qui caractérise la démocratie libérale au sein de cet ensemble hétéroclite, c’est une méthode collective d’agir qui est sa signature propre. Elle exige quatre étapes indispensables : des élections, des délibérations, des décisions et de la reddition de compte. Si une seule vient à manquer, la démocratie quitte le giron de la liberté. Si les élections sont pipées, si l’espace public est censuré, si le pouvoir se fait tout puissant ou impuissant, si les dirigeants s’y accrochent, alors le gouvernement du peuple se retourne non seulement contre la liberté des citoyens, mais aussi contre la puissance collective.


            Qu’est-ce que la crise du Coronavirus nous révèle sur cette méthode ?
            Je passe sur l’épisode des élections municipales, dont la tenue relevait de ces erreurs qui paraissent évidentes après coup pour les prophètes de l’advenu que nous sommes tous devenus. A part cela, le moment électoral n’est pas concerné par la crise.
            Celui de la délibération est beaucoup plus intéressant, car son absence, en Chine, est sans doute, une des raisons majeures de la gravité de la crise sanitaire. A Wuhan, les lanceurs d’alerte ont été balancés en prison pour avoir révélé une réalité qui ne collait pas à l’idéologie. Mais, preuve que Xi Jinping n’est pas Mao, le pragmatisme a fini par reprendre le dessus. A Paris, notre espace public n’a pas mesuré la gravité d’une menace tout à fait inédite. Nous ne savions pas, mais, un peu trop sûrs de nous, nous n’avons pas su savoir que nous ne savions pas. Et, admettons-le, quand bien même notre exécutif aurait été plus alarmiste que nos médias, nous aurions refusé de l’entendre et de le suivre. C’est d’ailleurs une tendance lourde au sein de la démocratie française : le manque de confiance envers les gouvernants. Alors que les phases de crises sont censées profiter à l’exécutif, la défiance à son égard reste élevée en France comparativement à d’autres pays, si l’on en croit les sondages. Comment l’expliquer ? Il me semble que cette défiance n’est pas que critique. Elle est aussi une manière de lutter contre le fatalisme. Confinés à l’intérieur, nous rageons, nous pestons, nous gesticulons sur l’extérieur ! L’espace public (et les réseaux sociaux) sont un exutoire de l’impuissance civique, particulièrement dans notre beau pays où le goût des idées et de la contestation ne se dément jamais. Pour les Français, les idées sont des actes.
            Je serai beaucoup plus sévère sur les deux derniers moments de la méthode démocratique : la décision et la reddition de compte. Car, c’est là, me semble-t-il, que nos régimes sont devenus faibles et fragiles.
La pandémie révèle de manière criante que nos carences en matière médicale (dans un système qui reste, ne l’oublions pas, performant) ne sont pas liées à un manque de moyens financiers (l’Allemagne dépense autant que nous), mais à des défauts d’organisation. Nous avons donc été collectivement incapables d’établir un diagnostic correct (ce qui est un comble) sur notre système de santé avec des décisions prises au fil de l’eau. Ce déficit politique a laissé la place à la bureaucratie, qui passe plus de temps à justifier son existence qu’à remplir sa mission ! Et ce sujet sanitaire n’en est qu’un parmi d’autres : on pourrait parler de la politique migratoire, scolaire, environnementale, carcérale … Nos institutions et notre espace public sont incapables d’éclairer correctement l’action politique, traversés qu’ils sont par des débats d’une faiblesse insigne : les « plus-de-moyens ! » contre les « yakadégraisser ». Cette fonction diagnostique que certains de nos meilleurs élus, tels le député François Cornut-Gentille, appellent de leur vœu est le grand manque de nos démocraties. De ce point de vue, la Convention sur le Climat (avec des citoyens tirés au sort) qui vient de rendre quelques conclusions décevantes est une mauvaise réponse à une très bonne et urgente question. Le Parlement doit assumer cette tâche diagnostique, au lieu de se contenter d’être le greffier de l’exécutif.
            Du côté de la reddition des comptes, la faillite est encore plus grave. Notre démocratie ne sait toujours pas ce que cela veut dire ! Nous ne voyons que trois manières de faire : réélire une majorité (ce qui n’est plus arrivé depuis 1981 !) s’indigner sur internet ou attaquer l’Etat en justice. La reddition des comptes électorale, médiatique ou juridique a pris le pas sur la responsabilité politique. Or, là est le cœur de la crise de confiance actuelle. Pour ma part, comme citoyen, je suis prêt à donner pleins pouvoirs au gouvernement en situation d’urgence, mais à une condition : que l’ensemble des décisions fasse l’objet d’un examen scrupuleux après coup pour en mesurer l’efficacité, la proportionnalité, la pertinence, le timing, … Je serai d’autant plus enclin à faire confiance à un exécutif qui s’engage, d’ores et déjà, à reconnaître ses erreurs plus tard, non pour être accusé ou condamné, mais afin que l’Etat en tire les leçons pour l’avenir. Là encore le Parlement me paraît être le lieu naturel de cet examen politique ; ce qui exige, dans l’intérêt même de l’exécutif, que la majorité joue le jeu de la critique sans aucune complaisance à son égard ! Les jalons de cette mise en responsabilité devraient être déjà posés pour garantir au citoyen que le torrent de l’actualité ne rejoindra pas le fleuve de l’oubli. Un meilleur diagnostic et une meilleure évaluation : tels sont les instruments simples, dont la crise actuelle révèle l’absence cruelle. Les renforcer, voire les inventer sera infiniment plus efficace pour la démocratie que tous les gadgets participatifs qui, eux, n’encouragent guère que la démagogie. Ils nous permettront surtout de lutter contre le mal qui ronge notre temps : l’impuissance publique et le sentiment de dépossession. C’est là un virus bien plus dangereux, car il ne vient pas de Chine, mais de nos propres contradictions.



mercredi 15 avril 2020

La santé va-t-elle nous sauver ? Salud o Muerte … 

Je me permets de poster à nouveau, dans le contexte de crise, cette réflexion sur le rapport entre santé et salut (paru initialement dans les Cahiers Français, puis dans De Mieux en mieux ET de pire en pire (Odile Jacob).





LA SANTÉ : UN DROIT, UN DEVOIR… LE SALUT ?

« La santé peut à la longue paraître un peu fade ; il faut pour la sentir avoir été malade », 
Collin D’Harleville, L’Optimiste, I, 7 (1788)


Nous autres, Occidentaux des temps hypermodernes, avons un rapport à la santé pour le moins étrange et paradoxal. Qu’on en juge. Nous vivons une époque bénie sur le plan sanitaire, où jamais la médecine n’a été aussi savante ni aussi efficace [SIC ! : 2020]. Mais au lieu que ces progrès scientifiques et thérapeutiques nous rassurent, nous développons une angoisse continuelle et même accrue à l’égard des maladies en tout genre : non seulement celles qu’une faible espérance de vie permettait d’éviter ou celles qu’une médiocre connaissance nous laissait ignorer, mais aussi celles que nos nouveaux modes de vie nous font craindre. Quant au diable, il est toujours là, mais il a changé de figure. Il est désormais incarné par les laboratoires pharmaceutiques, alors que nous leur devons l’essentiel de nos gains en espérance de vie. Tout se passe comme si ceux qui tentaient de maîtriser les forces de la vie, ne pouvaient pas ne pas être suspectés d’agir pour les puissances du mal : Faust encore ; Faust toujours ! La confiance que nous leur faisons en tant que consommateur – et de plus en plus comme tous les chiffres de la consommation médicale le montrent – se paie d’un lourd tribut de méfiance en tant que citoyen.
Le concept de santé lui-même semble s’être dilué dans cette évolution paradoxale. Alors que les mécanismes biologiques sont mieux connus que jamais, une définition claire de la santé paraît désormais hors de portée. Le bon sens est, certes, toujours tenté de la concevoir comme le « silence du corps », c’est-à-dire l’absence de maladie ou de handicap. Pourtant cela ne saurait suffire. D’abord parce que la mort elle aussi est un (total) silence du corps ; ensuite, parce qu’on peut être en mauvaise santé ; ce qui montre que la santé ne s’identifie pas tout à fait à la bonne. Elle désigne plutôt la force vitale, qui résiste, plus ou moins bien, aux maux de la vie et aux menaces de la mort. Elle consiste donc moins dans un état fixe et stable que dans un processus continu d’équilibrage, voire d’équilibriste, qui dure ce que dure la vie. Cet « état précaire qui ne présage rien de bon », comme dit le bon docteur Knock, n’est pas une victoire finale, c’est un combat permanent ; et il se joue de moins en moins à notre insu au fur et à mesure de notre avancée en âge.
Mais peut-on bien combattre sans l’espoir de vaincre ? C’est cette question (et sa réponse négative) qui a inspiré la très controversée définition retenue par l’Organisation Mondiale de la Santé en 1946. Selon elle, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (Préambule à la Constitution de l’OMS en date du 19-22 juin 1946). Il est clair qu’avec une telle définition, rares sont les humains qui pourront être déclarés bon pour le service de l’existence. Bien sûr, cette définition indique moins un programme qu’un horizon que l’on sait très bien inaccessible, mais qui a pour fonction d’orienter et de guider l’action sans espérer l’atteindre jamais. On peut pourtant se demander si une part de notre hypermodernité n’est pas tentée de prendre cet objectif infini au pied de la lettre avec le plus grand sérieux. C’est ce qui permettrait d’expliquer l’incroyable « inflation sanitaire » qui se développe sous nos yeux pour le meilleur comme pour le pire. Elle ne concerne pas seulement l’augmentation frénétique de la consommation médicale tant préventive que curative, mais elle révèle aussi un triple débordement du sanitaire – si je puis dire – hors de son domaine médical d’origine. La santé a cessé d’être un état vital, pour devenir non seulement un droit, mais aussi un devoir dans un temps réputé en panne de repères éthiques, voire l’unique perspective plausible de salut dans un univers désenchanté. Au-delà de la médecine, elle a ainsi envahi le droit, bouleversé la morale et pénétré jusqu’au religieux. Je souhaiterai proposer ici quelques réflexions sur cette triple hypertrophie du registre sanitaire ; et sur les moyens éventuels de lui fixer quelques limites raisonnables sans bien sûr remettre en question ce qu’elle induit d’inestimable dans l’amélioration de la condition humaine.

Le droit-créance sanitaire et ses limites

            Le « droit à la santé », tel qu’il est défini dans la Constitution du l’OMS, a fait l’objet de deux critiques inverses. Il est vrai qu’à partir de la définition très ambitieuse de la santé, déclarer que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale » (OMS) peut soit décourager soit effrayer. D’un côté, on peut noter le décalage complet, et presque indécent, qui existe entre l’affirmation solennelle d’un tel droit et la triste réalité du monde. Par où l’on retrouve la critique de l’abstraction et du formalisme incantatoire des droits de l’homme. D’un autre côté, on peut dénoncer le caractère virtuellement liberticide d’une telle déclaration qui semble confier à la puissance publique le rôle et la fonction de « guérir » à toute force les humains. À l’évidence, seul un État totalitaire pourrait prétendre promouvoir et réaliser une santé si parfaite à travers le contrôle physique, mental et social de sa population. Ce à quoi un libéral comme Benjamin Constant répliquait comme par avance : que « l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons d’être heureux ». Bref, le droit à la santé se trouve coincé sous le feu des deux grandes traditions critiques des droits de l’homme : la critique sociale et la critique libérale.
            L’OMS répond à cette double objection par deux précisions. La première distingue le droit à la santé et le droit d’être en bonne santé. À la différence du second qui supposerait en effet une obligation de résultat à la fois impossible à réaliser et potentiellement totalitaire, le premier insiste sur l’obligation de moyens. Il exige que les États assurent le même accès aux soins de santé à l’ensemble de leur population[2]. D’où les quatre éléments qui composent le droit à la santé ainsi précisé : la disponibilité (les installations sanitaires doivent exister en nombre suffisant) ; l’accessibilité (l’accès physique et économique aux soins doit être assuré sans aucune discrimination, de même que l’information de leur nécessité) ; l’acceptabilité (« les installations, biens et services en matière de santé, doivent être respectueux de l’éthique médical, appropriés sur le plan culturel et réceptifs aux exigences spécifiques liées au sexe et aux différents stades de la vie ») ; la qualité des installations, biens et services.
            Une telle précision du droit à la santé, qui insiste sur les modalités d’accès et les instruments sanitaires au détriment de l’idée de santé parfaite, permet sans aucun doute de parer aux critiques. Mais elle a aussi pour conséquence un élargissement du domaine sanitaire, dans la mesure où entrent dans son champ, non seulement la prestation de soin, mais aussi tous les facteurs qui la déterminent : l’accès à l’eau salubre et potable, la possibilité d’une alimentation suffisante et saine, la qualité du logement, l’hygiène de vie, les conditions de travail, la qualité de l’environnement, l’accès à l’éducation et à l’information, les relations entre les genres et les générations…
Face à cette inflation, l’OMS apporte une seconde précision sous la forme d’un critère limitatif formulé de la manière suivante : il s’agit de satisfaire non pas tout le droit, mais « l’essentiel du droit ». Et, est-il encore précisé, « l’essentiel du droit ne peut être déterminé de façon abstraite, car c’est à chaque pays qu’il appartient de le faire, mais ses principaux éléments sont énoncés pour orienter l’établissement de priorités. Soins de santé primaires essentiels, alimentation essentielle minimale sûre au plan nutritionnel, assainissement, eau salubre et potable et médicaments essentiels font partie de l’essentiel du droit[3]. »
Cette seconde précision pour éclairante qu’elle soit est loin de tout résoudre, car, ainsi que l’OMS l’admet elle-même, le critère de l’essentiel du droit est lui-même très relatif. Une brève expérience de pensée permet d’ailleurs de s’en convaincre. Imaginons que je sois en train de marcher dans la rue ; un SDF s’approche pour me demander une pièce. Sa demande me plonge dans les habituelles affres : faut-il ou non donner ? Quel usage fera-t-il de cet argent ? Ne devrais-je pas plutôt l’aider à s’en sortir ? À tout le moins parler avec lui ?… Or, pendant que j’hésite (tout en poursuivant mon chemin) avec un mélange de méfiance et de mauvaise conscience, le SDF trébuche dans la rue et se fait renverser par une voiture. Toute mon hésitation disparaît soudain : je me précipite pour l’aider ! C’est cette réaction qu’a théorisée et mise en pratique la médecine d’urgence et, à partir d’elle, l’action humanitaire d’urgence. Elle repose sur le seul élément absolu et incontestable dans le soin : celui qui privilégie le cure (quand la survie est en jeu) sans se préoccuper du care (l’amélioration de la vie). Cette distinction est précieuse, mais on ne saurait en déduire que l’essentiel du droit à la santé se réduit à l’urgence. Il concerne aussi une part du care et devient, du même coup, beaucoup moins évident à définir : quelles seront les limites à lui fixer ? Et si la situation sanitaire s’améliore de plus en plus, comme c’est le cas dans nos pays occidentaux, jusqu’où prolonger la solidarité du soin ? Il y a là un vaste champ de débats, voire de conflits considérables, qui n’en sont encore qu’à leurs prémices. Et il faut admettre qu’il n’existe aucune réponse absolue ni définitive à de telles interrogations ; car le concept de santé étant régulateur, et non critique, il n’englobe pas les bornes de son application.
La seule issue à cette difficulté de définition de « l’essentiel » est donc « procédurale ». Il faut parvenir à mettre en place une procédure d’examen public qui permette de produire les arbitrages pertinents entre les capacités de la solidarité collective (et notamment le financement), le seuil de tolérance d’une société et d’une époque à tel ou tel risque sanitaire et les aspirations des individus eux-mêmes. Autrement dit, les priorités sanitaires sont vouées à faire l’objet d’une délibération publique et à s’installer au cœur des « choix de société », sans se restreindre aux avis d’experts. Cette explicitation continue est sans doute un des enjeux majeurs de ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratie sanitaire[4] ». Mais la difficulté est que ces débats autour du droit à la santé ne peuvent plus être cantonnés à la stricte sphère juridique ou politique. Ils se déroulent dans un contexte où la santé tend, et peut-être de plus en plus, à se « moraliser ». C’est ce qui rend la procédure délibérative de plus en plus complexe et délicate.
La moralisation de la santé

            L’écrivain britannique Samuel Butler fit paraître en 1872 un roman fantastique Erewhon ou de l’autre côté des montagnes, dans lequel il imagine une société étrange où les malades sont traités comme nos criminels et où les criminels sont traités comme nos malades. Les uns sont punis et condamnés ; les autres sont perçus avec indulgence et commisération. Même la détresse causée par la perte d’un être cher fait l’objet d’un châtiment exemplaire ; car ce qui importe n’est pas tant la volonté de faire mal que le mal que l’on porte en soi. C’est ce que, dans le livre, un juge explique doctement à un phtisique pulmonaire qu’il vient de condamner : « Vous pourrez dire que c’est par infortune que vous êtes criminel ; moi je vous réplique que votre crime c’est d’être infortuné. »
            Nous n’en sommes évidemment pas tout à fait arrivés là. Mais comment ne pas voir qu’au-delà du droit à la santé l’injonction sanitaire a pris une portée qui dépasse le simple impératif de la prudence ? Le devoir d’être en bonne santé, ou du moins de ne pas ruiner sa santé, s’impose à nous selon deux logiques argumentatives.
            La première est collective et sociale. Si l’on doit veiller à sa propre santé, c’est parce que nous vivons dans un État-providence où le système de protection est collectif et solidaire. Il convient donc de prendre soin de soi pour les autres en étant attentif à ne pas alourdir par des comportements à risques excessifs le poids de cette solidarité mutuelle. Cet argument semble solide, et il revient souvent à propos des mesures qui paraissent les plus coercitives. Que ce soit l’obligation de la ceinture de sécurité en voiture ou du port du casque pour les motards, l’interdiction de la cigarette ou la limitation de la consommation d’alcool… ; tout cela trouve sa justification dans la volonté de ne pas « alourdir le déficit de la sécurité sociale ».
            Mais à cette première ligne d’argumentation vient s’ajouter cette autre : ne pas veiller à sa santé, c’est être soit ignorant, soit immature, soit intoxiqué, soit fou. Ainsi, celui qui fume ne peut le faire que parce qu’il ignore les méfaits du tabac, soit parce qu’il veut jouer au grand, soit parce qu’il est en état d’addiction, soit parce qu’il a tout à fait perdu les pédales. Dans ces quatre cas, le mépris de la santé ne peut venir que d’un déficit de « majorité ». Il convient donc de protéger les individus contre les dangers auxquels ils s’exposent eux-mêmes de manière inconsidérée. Face à leur irresponsabilité, la coercition est donc une option non seulement possible mais légitime[5], et peu importe qu’elle entérine leur statut de mineur…
            Comment comprendre la montée fulgurante de cet hygiénisme moralisateur ? Il est sans doute à mettre sur le compte d’un double phénomène. Il y a d’abord la diffusion de l’utilitarisme anglo-saxon hors de son espace d’origine. Cette conception éthique a une efficacité particulière dans la modernité, puisqu’elle s’efforce de fonder la moralité sur des critères immanents hors de toute référence religieuse ou métaphysique. Son principe, formulé de la manière la plus générale, est limpide : une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre possible de personnes concernées par cette action. Elle est mauvaise dans le cas contraire. On perçoit en quel sens la santé identifiée comme absence de douleur ou comme bien-être, voire comme bonheur devient le critère fondamental et unique d’une éthique qui se conçoit comme laïque, universaliste et désintéressée.
            Cet utilitarisme se combine dans l’hygiénisme avec un second phénomène anglo-saxon : le néopuritanisme. Par quoi il ne faut pas entendre un retour au religieux, mais un effet moderne du retrait du religieux. Le puritanisme pourrait être décrit en termes psychanalytiques comme une sorte de tendance névrotique obsessionnelle. L’éloignement du divin, l’affaiblissement des dogmes produit une angoisse du vide éthique, qui trouve une forme de compensation dans la multiplication de petites phobies, règles ou tabous qui visent frénétiquement à retrouver un semblant d’ordre existentiel. Le néopuritanisme hygiéniste apparaît dans une société post-traditionnelle qui a perdu son innocence et l’évidence de ses principes. La santé y est perçue comme un refuge commode visant à combler la quête de règles claires, communes et tangibles : de nouveaux rites, une nouvelle orthodoxie. Ainsi, on tentera de justifier l’opposition à l’homoparentalité non plus parce que ce serait « contre-nature », mais au regard de la santé psychique des enfants. Ainsi, on interdira aux jeunes de sortir le soir non pas parce que « ce n’est pas de leur âge », mais parce qu’il est prouvé que leur temps de sommeil est crucial pour leur croissance. Ainsi on fera l’amour, non parce que c’est bon, mais parce que ça augmente l’espérance de vie de trois minutes environ par orgasme ; etc. Par où l’on voit que la moralisation de la santé conduit à une hygiénisation de la morale. Loin de produire une éthique du bien-être ou de l’hédonisme, elle débouche au contraire sur l’injonction paradoxale qu’il faut sacrifier son bonheur à sa santé.
            Rien ne montre davantage cette dérive que les débats sur la fin de vie et sur l’euthanasie quand la question de la « dignité » entre en jeu. On a parfois l’impression que la notion est utilisée comme l’exact synonyme de « parfaite santé », de sorte que mourir dans la dignité reviendrait à mourir en pleine forme. À l’inverse, l’indignité désignerait une existence tellement diminuée qu’elle ne mériterait pas d’être vécue. Chacun étant bien sûr juge de placer le curseur où il le souhaite. Le débat est incontestablement complexe – et on ne saurait prétendre le trancher d’une formule ; mais il n’en reste pas moins qu’on voit mal comment un être humain pourrait perdre sa dignité par le simple fait qu’il serait faible, malade, souffrant, vieux, dépendant. Un être humain peut-il jamais perdre sa dignité ? Et s’il se trouve déconsidéré à ses propres yeux, ne faut-il pas tout faire pour l’aider à retrouver l’estime, plutôt que de l’aider à reconnaître qu’en effet, sa vie ne mérite pas d’être vécue ! Il ne faudrait pas que l’argument de la dignité devienne le prétexte de l’abandon et du déni du déclin : « Cachons ce malsain que nous ne saurions voir… »

Le salut par la santé

            On touche ici à la troisième et ultime extension du domaine de la santé : au-delà du droit, par-delà le bien et le mal, la santé s’approche de la problématique du sens ultime de la vie. Y aurait-il un salut par la santé ? Pourrions-nous espérer devenir des saints du sain ?
Sans doute ne faut-il pas trop surestimer l’efficacité sotériologique (ce qui relève du salut) de la santé dans notre univers hypermoderne, mais il ne faut pas négliger non plus ce qui la rend un tant soit peu crédible. Et de ce point de vue, nous pouvons voir coexister deux promesses fort différentes : la solution par la science et celle par la nature. Du côté de la science, nous avons le courant de pensée qu’il est convenu d’appeler le transhumanisme ou le posthumanisme. Sous ces termes on rassemble les projets qui consistent à faire converger les découvertes scientifiques dans tous les domaines (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives…) afin d’augmenter les performances, la qualité et la durée de l’existence humaine[6]. Au fond, les partisans de cette nouvelle utopie considèrent que la science parviendra à résoudre avec une efficacité inédite tous les défis de la finitude humaine : l’amélioration de l’éducation, l’augmentation des performances physiques et mentales, l’évitement du naufrage de la vieillesse, et bien sûr la victoire sur la mort. « Au-delà de la thérapie », les biotechnologies nous promettent un bonheur enfin à portée de la maîtrise humaine[7].
            À l’opposé de ce modèle scientiste, une doctrine du salut concurrente va défendre l’idée que l’équivalence santé/salut ne peut venir que d’un renoncement à la technique et d’une dénonciation de ses méfaits. Car celle-ci a trahi ses promesses d’amélioration de la condition humaine pour ne produire qu’une succession de dégradations irrémédiables et terrifiantes. C’est donc au contraire par un retour volontariste à la nature, grâce à une saine et respectueuse frugalité, que la santé sera reconquise, la planète sauvée et l’humanité préservée. La nature sert ici de norme contre la science prométhéenne.
Salut techno-scientiste contre salut naturo-écologiste : ces deux idéologies concurrentes sont bien sûr sous cette forme extrême très marginales dans notre espace public et on aurait tort d’en exagérer la puissance. Mais leur existence, parfois folklorique parfois plus inquiétante, nous indique les extensions ultimes de l’idéologie sanitaire. D’où la question de savoir ce qui les empêche de se diffuser plus avant. Quels sont leurs points d’arrêts dans notre monde contemporain pourtant aisément réceptif au tout sanitaire et l’idéal d’une santé à tout prix ? Qu’est-ce qui nous sauve de ce salut-là ? La réponse à cette question est, je crois, fort simple. En inventant l’utopie d’une santé parfaite où l’homme ne connaîtrait ni la souffrance ni la maladie ni la vieillesse ni la mort, où il pourrait dépasser les limites de sa finitude et effacer jusqu’au tragique de son existence, ces idéologies ont simplement oublié l’homme et son essence finie. Et on aurait grand tort d’identifier la santé au « souverain bien » des philosophes de jadis. Sans doute est-elle un bien précieux pour nous et pour nos proches, mais elle ne saurait suffire à décider de la réussite de notre vie. Qu’est-ce que le bonheur ? Négativement, c’est l’absence de malheur (et la santé en est, en effet, un bon indice) ; mais, positivement, c’est la qualité des liens tissés autour de nous. Et, bien plus que le sain, c’est la richesse de l’environnement affectif qui nous offre le sel de la vie. On se tromperait donc lourdement à sacrifier le second sur l’autel du premier.
            Par où l’on perçoit une fois encore l’ambivalence profonde qui régit la question de la santé dans l’univers démocratique contemporain. Les progrès colossaux de l’hygiène et de la médecine s’accompagnent d’une complexification croissante de ses usages et d’une extension toujours plus grande de ses domaines. Nous n’avons sans doute pas encore totalement digéré cet élargissement, ce qui rend d’autant plus urgent l’élaboration d’une « critique de la raison sanitaire[8] ». Surtout au moment où les frontières entre réparation et amélioration, entre préventif et curatif, survie et confort deviennent floues. Son axe principal pourrait être formulé de la sorte : la santé est ce qui nous permet de vivre aussi bien et aussi longtemps que possible notre condition humaine finie ; elle ne permet pas de l’abolir. Elle est un moyen pour la vie humaine et non sa fin. Tâchons de ne pas l’oublier.



[2] Observation générale du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, qui surveille l’application de la Convention de l’OMS, 2000 – http://www2.ohchr.org/french/bodies/cescr.
[4] Letourmy Alain, Naïditch Michel, « L’émergence de la démocratie sanitaire en France », Santé, Société et Solidarité, n°2, 2009. pp. 15-22.
[5] Voir les analyses de Philippe Raynaud, dans un article fameux « No smoking », Le Débat, 62, 1990, p. 170-171.
[6] Voir Converging Technologies for Improving Human Performance : Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science (NBIC), 2004. William S. Bainbridge et Mihail C. Roco. http://www.wtc.org/ConvergingTechnologies/1/NBIC_report.pdf
[7] Beyond Therapy : Biotechnology and the Pursuit of Happiness : c’est le titre d’un rapport de 2003 du Comité d’éthique américain, www.bioethics.gov/reports. Cf. Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Académie royale de Belgique, 2014 ; Luc Ferry, La Révolution transhumaniste, Plon, 2015.
[8] Parmi les tentatives récentes les plus stimulantes, celle de Nicolas Bouzou, Réformer la santé : trois propositions, Fondation pour l’Innovation politique, 2012. Voir aussi sa tribune publiée avec Serge Guérin dans Libération, « Six idées pour le système de santé », 20 janvier 2012.

lundi 13 avril 2020

Contre l’Ehpad bashing !


L’âge déprime, le grand âge fait peur, la dépendance terrorise. Face à cette angoisse, la société d’individus qui est la nôtre, a fait un choix : celui de ne pas laisser son poids à la famille, mais à des établissements, les EHPAD, et à des professionnels spécialisés. Cette délégation d’angoisse a néanmoins un coût : un fort sentiment de culpabilité. Tellement fort d’ailleurs qu’incapables de l’assumer, les familles et la société tout entière préfèrent que ce soient les Ephad et non elles-mêmes qui soient coupables. D’où ce sport national d’accusation, d’indignation, de dénonciation qui accompagne la délocalisation dans des établissements, dont on dénoncera d’autant plus facilement l’incurie qu’on leur a donné pleins pouvoirs. La crise du Covid-19 démultiplie cette tendance. Les nombreux témoignages de dévouement, de conscience professionnelle, d’attention n’y feront rien. Nous cherchons des coupables dans cette guerre sans ennemi. Nous cherchons des salauds dans cette tragédie sanitaire. Nous cherchons les boucs émissaires de nos propres renoncements. L’amour pris à défaut, face à une tâche impossible, se mue en haine implacable. Tout cela serait sans gravité, s’il n’y avait pas dans ces établissements des personnels qui n’hésitent pas à prendre des risques, qui ne reculent pas pour aller au front, qui, pour certains, se confinent avec leurs résidents. Pour eux, cette campagne de dénigrement, nourrie par l’air du temps et par l’avidité médiatique aux discours critiques, est d’une ingratitude sans nom. La mise en procès juridique vient s’ajouter au bruit ambiant, comme expression d’une rage qui ne parvient pas à se réfléchir. « Je souffre, donc quelqu’un doit être responsable », écrivait Nietzsche. La tragédie, la vraie, est l’exact contraire de cette vision puérile du monde. Elle consiste à accepter qu’il y a de la souffrance sans raison, des conflits sans réconciliation et de la mort dénuée de sens. On l’avait oublié cette tragédie dans notre monde pacifié, sanitaire et prospère ; elle revient au galop. Ce n’est certainement pas une bonne nouvelle sauf sur un point : cela nous rendra tous un peu moins cons … peut-être.

Le monde d'après moi

Le monde d’après moi !

Il y a un mauvais et un bon critère simple pour reconnaître un discours idéologique. Le mauvais critère distingue comme idéologue, tout propos avec lequel on n’est pas d’accord. Le second critère est le bon : un idéologue se dévoile lorsque, quel que soit l’événement qui survient, il dit « je vous l’avais bien dit » ! Il se drapera même en prophète de l’advenu ajoutant que l’événement vient confirmer son analyse de manière éclatante. C’est ainsi que Lénine avait sorti de son chapeau la théorie du « maillon le plus faible » pour justifier que la révolution prolétarienne ait éclaté en Russie et non en Allemagne ou en Angleterre ainsi que Marx le prévoyait. Comment expliquer, en effet, qu’une révolution anticapitaliste puisse survenir dans un pays encore plongé dans un servage quasi médiéval ? Justement, proclamait sans rire Lénine (il riait peu !) : c’est dans cette phase embryonnaire du capitalisme que les contradictions entre les forces productives et les rapports de production sont les plus vives !




Les petits Lénine fleurissent aujourd’hui comme les pâquerettes d’avril quand on leur demande les causes de la pandémie et ce que sera le monde d’après. Nos chers lemondedaprèsologues (nouvelle discipline) n’hésitent pas à parler d’une punition de la nature (tout comme Daech parle d’une punition divine), d’une mise à bas de la mondialisation libérale, d’un échec éclatant du capitalisme, sans voir que les pandémies ne sont pas le propre de la modernité capitaliste et productiviste. Ils nous annoncent un monde fait d’empathie, de circuits courts, de vert, de déconsommation, de décroissance (là : ils ont raison !), …

Pauvre Pablo Servigne, collapsologue distingué, qui s’est trompé de catastrophe ! Mais qu’à cela ne tienne ! « Cette crise, je ne l’ai pas vu venir, alors que je la connaissais en théorie » (Le Monde, 10 avril). Formule formidable, qui mêle dans une absence assumée de toute espèce de cohérence, l’humilité de celui qui s’est trompé et la vanité de celui qui a eu raison avant les autres ; le tout animé par une Schadenfreude qui frise, à mes yeux, l’abjection, car elle s’accompagne d’un vernis compatissant à l’égard de tous ceux qui souffrent ! Par où l’on voit que ces pensées ne sont en fait animées que par une seule chose : la haine du présent. Pour elles, tout effondrement est bon à prendre.

Il faudrait noter scrupuleusement toutes ces prophéties, tous ces plans quinquennaux, tous ces « plus rien ne sera comme avant » ; puis se donner rendez-vous dans un an pour les passer un à un au crible du réel. Mais c’est une tâche vaine, car ces analyses et ces prévisions n’ont que faire de la réalité : les faits ne contrarient jamais les idéologies.

Pour la majorité d’entre nous, le plus grand espoir est de revenir vite au « monde d’avant » qui était très loin d’être parfait, mais sur lequel je défie quiconque de cracher en connaissance de cause. Mais, l’ampleur de la crise, montre qu’il va falloir aussi changer sans pour autant verser dans le révolutionnaire. Car le « plus rien ne sera comme avant » rappelle les promesses faites les lendemains de cuite ! Il faut plutôt promouvoir ce que cette crise va nous permettre d’améliorer plutôt que passer notre temps à détester ce que nous sommes.  Bref, la réforme (infiniment difficile) plutôt que la révolution (qui se paie toujours et de mots et de crimes).

L’Etat providence a failli dans sa tâche de prévention et de protection ; aucune raison pourtant de le jeter à la poubelle, à condition de renforcer son efficacité, alors même qu’il sera fragilisé par l’ampleur de l’endettement. Le marché n’est pour rien dans la crise (sauf celui aux animaux de Wuhan), mais aucune raison de renoncer à le réguler. La mondialisation n’est pas, en tant que telle, responsable de la pandémie, mais la question des secteurs stratégiques de souveraineté doit être repensée d’urgence. Ni la désétatisation, ni la décapitalisation, ni la démondialisation, ni la déconsommation n’offrent à mes yeux de perspectives crédibles — ce serait trop simple —, mais — et c’est beaucoup plus exigeant — un Etat plus intelligent, un capitalisme mieux apprivoisé, une mondialisation mesurée, une consommation rééquilibrée, une innovation mieux finalisée. Pour penser demain, il est vain d’user d’un hier doré.

Pourquoi fait-on des enfants ?

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