dimanche 28 mai 2017

Démoralisation de la vie politique

Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 27/05/2017. Accédez à sa version PDF en cliquant ici 
TRIBUNE - La loi dite de «moralisation de la vie publique», annoncée par Emmanuel Macron, aura des effets funestes, s'inquiète Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à l'université Paris-Sorbonne (Paris IV).
Il faut une sacrée dose de courage ou d'inconscience pour désirer prendre ou prétendre à des responsabilités politiques aujourd'hui. Dans le quart d'heure qui suivra sa candidature, son élection ou sa nomination, le prétendant va voir sa vie scrutée dans ses moindres recoins, ses zones d'ombre ou intimes révélées au grand jour et les accusations arriver en masse. Et puis, immanquablement, viendra l'heure de la calomnie, cet art pervers de mêler, dans un même discours, le vrai et le faux, l'évident et le flou, le certain et le plausible. Puisqu'on ne peut jamais ni réfuter ni confirmer un tel discours, il produit à coup sûr l'effet visé: le soupçon et la méfiance. Car, même si les accusations semblent exagérées, chacun se convaincra qu'«il n'y a pas de fumée sans feu» ; et le doute sera installé.
Après tout, les politiques l'ont bien cherché, rétorquera-t-on. Ils veulent les avantages du pouvoir ; qu'ils en prennent aussi les inconvénients. Mais c'est oublier un peu vite que la démocratie a besoin de femmes et d'hommes politiques professionnels, qu'elle a besoin de gouvernants - non seulement pour qu'on les déteste: c'est notre passion favorite! - mais aussi et surtout pour la faire fonctionner et la servir. L'art de la calomnie démocratique ne relève plus du contre-pouvoir, elle devient de plus en plus, comme dit Marcel Gauchet, un «anti-pouvoir». Tout converge en effet pour convaincre le citoyen que son rôle principal est de s'indigner, de protester et, au bout du compte, d'empêcher de gouverner. Je pense, donc je suis «contre»!

Apurer les comptes

Et, pour cela, nous avons désormais des professionnels de la calomnie qui exercent sans vergogne, comme au temps de la Terreur, et qui sont même labellisés «citoyens» par notre espace public «vigilant». Mieux que les juges, ils scrutent la légalité des actions passées ; mieux que les directeurs de conscience, ils examinent la pureté des intentions ; et mieux que les bourreaux, ils font tomber les têtes qui ne leur reviennent pas.
La pression est telle qu'on nous a donc promis cette «loi de moralisation de la vie publique» pour apurer les comptes. Elle risque surtout de susciter sa plus complète démoralisation. Comment comprendre que cette formule ne fasse pas frémir?
Le mensonge n'est illégal que dans certains cas ; il peut être politiquement utile, voire nécessaire, mais il sera toujours moralement proscrit
Car elle est un monstre, signe d'une totale confusion des esprits. La dite «moralisation de la vie publique» mélange en effet trois ordres bien distincts: le droit, la morale, la politique. Le droit, c'est la légalité, c'est-à-dire la conformité des actes à des règles écrites et publiques. La morale concerne les intentions, qui comptent certes, mais sont difficilement décryptables et toujours sujettes à interprétation. La politique, elle, vise le succès des actions. C'est, disait Machiavel, «la conquête et la conservation du pouvoir» ; à quoi l'on peut ajouter, si l'on est démocrate, en vue du salut public ou d'une amélioration de la vie commune. Le droit se juge sur actes et sur pièces ; la morale par l'examen de la volonté ; la politique par la qualité des résultats.
Un exemple: le mensonge n'est illégal que dans certains cas ; il peut être politiquement utile, voire nécessaire, mais il sera toujours moralement proscrit. Veut-on interdire le mensonge en politique? Ou la ruse, ou la manipulation, ou le changement brutal d'alliance, ou le fait de considérer autrui comme un moyen et pas seulement comme une fin? Bon courage…

Loin de l'ordre moral

Il faut donc changer d'urgence le nom de cette loi - et éviter la dangereuse confusion qu'elle contient ; car elle se retournera inévitablement contre ses promoteurs, parfois cyniques. Il ne s'agit pas de moraliser la vie politique, mais de clarifier le cadre légal de l'action publique. C'est sans doute nécessaire, car les temps changent, mais n'ayons aucune illusion sur une ultime «solution morale». «S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.» Voilà ce qu'écrivait Rousseau dans Ducontrat social (III, 4). Mais contre Rousseau, il faut se convaincre que la démocratie est capable de vivre avec le risque constant de sa propre déception, loin de l'ordre moral: c'est ainsi qu'elle deviendra adulte. Sinon, elle ne passera jamais sa crise actuelle d'adolescence et ses rêves béats de perfection et de toute puissance.
Dans la République romaine, celui qui se présentait à l'élection consulaire se distinguait des autres citoyens par le port d'une toge blanchie à la craie. Cette habitude est à l'origine du mot «candidat» qui vient du latin candidus, qui signifie blanc. Dans la démocratie contemporaine, on souhaiterait que tous les candidats soient plus blancs que blancs, c'est-à-dire transparents et surtout sans conflit d'intérêts. Mais à force de désirer la transparence, on atteindra l'évanescence ; et à force de lutter contre les conflits d'intérêts, on finira par obtenir des personnalités politiques … sans aucun intérêt.
* Président du Collège de philosophie. Parmi les ouvrages de l'auteur, Qui doit gouverner?(Grasset, 2011) et, avec Serge Guérin, La guerre des générations aura-t-elle lieu? (Calmann-Lévy, 2017).
Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 27/05/2017. Accédez à sa version PDF en cliquant ici 

mardi 16 mai 2017

Enseignements du second tour

Enfin quand je dis second tour, je devrais dire sixième tour, après quatre tours de primaires, et avant deux tours de Législatives. La France aura donc eu besoin de huit tours pour produire un exécutif/législatif en état de fonctionner : plus jamais ça, par pitié !

« En même temps » (comme dirait l’autre), il le fallait peut-être pour produire la reconfiguration qui semble en cours. Quelle reconfiguration ?

1) Un nouvelle ligne de front —

Eh bien, celle que Marine Le Pen a été la première à formuler clairement et il faut, malgré tout, lui reconnaître ce mérite. Il y a les mondialistes et les anti-mondialistes. Ce clivage est à la fois idéologique et territorial. Territorialement, il correspond à la fracture repérée par le géographie Christophe Guilluy (Fractures françaises) dès 2010. D’un côté, les territoires “mondialisés” : centres villes et banlieues, caractérisés par la mobilité et l’ouverture internationale ; de l’autre, la France périphérique, enracinée, oubliée des médias, méprisée des élites, dénigrée comme raciste. La montée du Front National est le résultat non seulement de cette fracture, mais surtout de son déni. C’est aussi la raison pour laquelle le Front National a pu “mordre” sur tous les courants politiques : sur la droite classique implantée dans les territoires et les terroirs, sur l’extrême gauche qui partage sa détestation de la mondialisation capitaliste, sur le mouvement souverainiste qui ne trouve aucun argument à opposer aux colères anti-européennes ou protectionnistes du clan Le Pen. Face à lui, on a une soupe idéologique qui fait l’éloge du métissage et du multiculturalisme, qui défend l’ouverture des frontières, les joies du communautarisme, tout en se posant en moralisateur anti-amalgame, anti-islamophobie, anti-racisme, … Ces deux pôles extrêmes se renforcent en se caricaturant. Entre les deux, la voie est pourtant claire : la mondialisation est un fait que l’on ne peut pas contourner et le patriotisme consiste aujourd’hui moins à la nier qu’à l’affronter. Or la France a les moyens d’être conquérante dans la mondialisation : et je ne vois pas en quoi la fuite ou le déni de cette réalité sera le moins du monde “patriotique”. [Je reprends ici les termes d'une ITW donnée pour Atlantico, 15 décembre 2015]

Les noms des partis anti-mondialistes sont significatifs : Front National et Front de gauche. Clairement ils en appellent, tous deux, à une nouvelle ligne Maginot ; tandis qu’En marche ! plaide pour une guerre de mouvement. Et c’est donc reparti comme en 40 ! En outre, l’appellation « France insoumise » acte le fait que la mondialisation a gagné, que l’occupation (allemande) a commencé et qu’il ne reste plus que la Résistance. Comme en 40, je vous dis.

2) Les vieux partis à la peine
Face à cette nouvelle ligne de front, les deux partis traditionnels, PS et LR, sont à la peine ; lourds appareils de vieilles tranchées où les combats ont cessé depuis longtemps. Avant ces législatives, ils tentent pourtant de se situer comme des futurs contre-pouvoir.

A droite, on se demande au nom de quoi. Certes le programme de Fillon se démarquait de celui de Macron en ce qu’il considérait qu’avant de se mettre en marche pour la reconquête mondiale, il fallait au préalable se renforcer afin de dégager une marge de manœuvre opérationnelle. Il visait un quadruple renforcement intérieur : désendettement massif de l’Etat, traitement vigoureux des dérives communautaristes, libéralisation du marché du travail et réforme de l’éducation nationale. Ces éléments étaient aussi présents chez Alain Juppé, mais de manière beaucoup moins radicale. Or, les Républicains sont en train d’abandonner la vigueur fillonniste pour se rabattre sur l’identité heureuse juppéiste. Et l’on ne voit donc plus ce qui les distingue du macronisme. Au nom de quoi faudrait-il voter pour leurs candidats aux législatives ? Leur programme ne se distingue en rien et leur logique d’appareil sera plutôt bloquante qu’entraînante … 

A gauche, le dilemme est un peu différent. Soit le PS se gauchise au risque de se faire absorber par Mélenchon ; soit il reste un parti « moral », ancré sur les postures anti-raciste, multiculturaliste, d’antilibéralisme économique, d’hyperlibéralisme éthique, de vigilance sociale, et il se coupe de la culture de gouvernement pour devenir le parti de la « bonne conscience ». Dans les deux cas, on ne voit pas très bien pourquoi il faudrait voter pour leur candidat aux législatives.

A l’extrême gauche et à l’extrême droite, il n’en va pas de même. Les deux Fronts représentent la véritable opposition, proche sur le fond, mais encore opposée dans la cartographie mentale du paysage. C’est une vieille règle de la géographie depuis Magellan : quand on va très loin vers l’extrême orient on finit par rejoindre l’extrême occident.
Ces deux pôles estiment que le nouveau président élu avec 20 millions de voix sur les 47,5 millions d’électeurs n’est pas légitime et qu’il a échoué. Ce discours est plus développé chez Mélenchon qu’au Front National, ce qui fait de celui-ci, contrairement à ce qu’on entend d’ordinaire, un parti plus républicain que celui-là.


En l’état actuel des choses aux lendemains de la prise de fonction du Président et de la nomination du Premier Ministre, on ne voit guère de raisons qui feraient que les Français ne donnent pas au Président la majorité qui lui permettra d’agir.

lundi 8 mai 2017

Les trois défis de « Macron Le Jeune »

Paru dans Le Monde du 8 mai 2017

TRIBUNE. Président à 39 ans ! Mais quelle idée, aussi ! Il y a tant de choses à faire dans la vie : expériences professionnelles, projets d’entreprises, vie familiale. Président de la France, c’est plutôt un job de fin de carrière… juste avant le Conseil constitutionnel. Et puis, quelle insulte pour tous ceux qui, depuis leur plus tendre enfance, sèment, laborieusement, sur le chemin qui conduira à la magistrature suprême, caillou après caillou. « Macron la Flibuste », en un an, se met en marche et rafle la mise au nez et à la barbe de tous les tâcherons de la politique. Donc, Macron est jeune et vif. Encore plus que Giscard d’Estaing, qui fut, certes, président à 48 ans, mais avec une déjà longue carrière : député à 30 ans, secrétaire d’Etat à 33 ans, ministre des finances à 36 ans. Macron, lui, est à la fois jeune et neuf. Est-ce une qualité ? Notre époque tend à le penser.
Alors que les sociétés traditionnelles estimaient que le passé était la source du sens et qu’il fallait en tout imiter plutôt qu’innover, nous autres modernes marchons à l’innovation, convaincus que c’est dans l’avenir que réside le sens de nos vies. D’où le fait que nous valorisions autant les enfants et les jeunes, traces sensibles d’un futur déjà là, alors que, jadis, c’étaient les anciens qui faisaient autorité, restes grandioses d’un héritage sublime.
C’est contre cette admiration du passé que la démocratie et le capitalisme se sont construits. La première entend faire du passé table rase contre l’« ancien régime », afin d’instaurer le régime de l’autonomie : nous sommes les seuls créateurs de nos lois. Le second s’impose comme « destruction créatrice » visant, pour créer toujours plus de valeur, à démoder toujours plus vite les modes de vie anciens. Cela produit deux traits de notre époque : le « jeunisme » et le « bougisme ». Emmanuel Macron est donc, comme nous tous, l’enfant d’un temps qui nous oblige à être jeune et en marche.

« On fait campagne en vers, mais on gouverne en prose »


Mais jeunisme et bougisme n’ont pas que des avantages. D’abord on vieillit ; ensuite, il faut savoir où l’on va. D’où les trois défis qui attendent « Macron le Jeune ».
1. D’abord, notre époque est beaucoup moins euphorique sur le futur que pouvaient l’être les générations antérieures, notamment celle de Mai 68. Aujourd’hui, les nuages s’accumulent – environnementaux, géopolitiques, économiques. La perte de confiance en l’avenir tend à rendre le jeunisme un peu ringard. Car il ne suffit plus seulement d’être jeune pour sauver le monde, comme à l’époque des jeunesses révolutionnaires.
2. Ensuite, si Macron est un président jeune, il n’est pas le président de la jeunesse, ou du moins de toutes les jeunesses. A vrai dire, aucun mouvement n’a réussi à les réunir au point de s’en décréter le représentant majeur. Les 18-24 ans sont aussi divisés que l’électorat, et En marche ! ne capte, semble-t-il, que la part mondialisée et diplômée, qui n’a pas de problème. Loin de la jeunesse perdue, qui échappe à tous les circuits de l’Etat-providence et est, pour l’avenir de l’Europe, une vraie bombe à retardement.
3. Enfin, Macron, qui est rempli de talent, a eu aussi une chance insolente : Juppé et Valls éliminés aux penalties, Hollande forfait, Fillon mis hors-jeu et Marine Le Pen, carton rouge dans les prolongations. Mais le plus dur commence. « On fait campagne en vers, mais on gouverne en prose », disait le démocrate américain Mario Cuomo. La jeunesse n’est alors d’aucun secours pour affronter l’adversité et surmonter les épreuves du pouvoir. Car lui fait défaut l’élément crucial de la politique : le sens du tragique.
Sarkozy (né en 1955) et Hollande (né en 1954) furent les premiers présidents à n’avoir pas connu la guerre, c’est-à-dire le « dur de l’histoire ». Ils mirent du temps à en prendre l’habit, et jamais tout à fait. Macron (né en 1977) n’a, quant à lui, même pas connu l’échec. Son livre (Révolution, XO, 2016) le montre d’ailleurs, c’est un livre d’idées – en vérité plus réformiste que révolutionnaire –, mais pas un livre d’action. Il montre ce qu’il faut faire, mais ne dit pas comment le faire. Les prochaines semaines seront le vrai test sur son art d’exécution avant qu’arrive – forcément – la désillusion. Je souhaite, pour la France, qu’elle soit la plus tardive possible.

En attendant, écoutons cette leçon d’un ancien, Xénophon, disciple de Socrate. En 370 avant J.-C., il rédige la Cyropédie, sorte de biographie idéalisée du jeune Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire perse (559-530 av. J.-C.). Ce sera le livre de chevet d’Alexandre, de César, de Napoléon, le confident de leur esprit de conquête. Sublime réflexion sur le charisme, l’ouvrage dresse le portrait rêvé d’un roi exceptionnel, doué de toutes les qualités : beauté, intelligence, force, prudence, justice, à qui tout réussit. Il vole de victoires en ralliements. De son ennemi, le riche roi Crésus, il fait son principal conseiller. Son empire abat les frontières et réunit des nations, jusque-là ennemies, qui ne parlent pas la même langue. Mais le récit de tant de succès devient suspect et l’on comprend qu’il est en fait celui d’un rêve éveillé : celui que caresse en secret tout prétendant au pouvoir. Dans la vie réelle, la prose reprend (trop) vite ses droits.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/05/08/pierre-henri-tavoillot-la-jeunesse-n-est-d-aucun-secours-pour-surmonter-les-epreuves-du-pouvoir_5124047_3232.html#G27zAZuXd4hFC191.99

mardi 2 mai 2017

Macron dans le texte

J’apprécie parfois de lire les livres, qui ont fait l’actualité, avec un petit décalage, une fois que les passions se sont apaisées ou ré-enchaînées … C’est le cas du livre Un Président ne devrait pas dire ça … mais il me plonge dans un ennui sidéral … Et c’est tout ce qui en restera !

Plus intéressant le Révolution d’Emmanuel Macron, à lire maintenant puisque son auteur a le vent en poupe et qu'il aura, sans aucune hésitation, mon suffrage au second tour.

Mon avis général sur ce livre est qu’il est intéressant dans le détail et décevant dans l’ensemble. Il est intéressant parce qu’il formule dossier par dossier sa volonté louable et bénéfique de préférer le bon sens à l’idéologie et de casser les carcans des idées reçues qui structuraient le clivage politique français … 
Il est intéressant surtout parce qu’il défend scrupuleusement une vieille et bonne idée, dont la plus belle formulation, à mon sens, se trouve dans Les Misérables de Victor Hugo, ouvrage, comme on sait, profondément néolibéral :

« Tous les problèmes que les socialistes se proposaient, les visions cosmogoniques, la rêverie et le mysticisme écartés, peuvent être ramenés à deux problèmes principaux : Premier problème : Produire la richesse. Deuxième problème :La répartir. Le premier problème contient la question du travail. Le deuxième contient la question du salaire.
Dans le premier problème il s’agit de l’emploi des forces. Dans le second de la distribution des jouissances.
Du bon emploi des forces résulte la puissance publique. De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel.
Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais distribution équitable. La première égalité, c’est l’équité.
De ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur individuel au-dedans, résulte la prospérité sociale.
Prospérité sociale, cela veut dire l’homme heureux, le citoyen libre, la nation grande.
L’Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. Cette solution qui n’est complète que d’un côté la mène fatalement à ces deux extrêmes : opulence monstrueuse, misère monstrueuse. Toutes les jouissances à quelques-uns, toutes les privations aux autres, c’est-à-dire au peuple ; le privilège, l’exception, le monopole, la féodalité, naissent du travail même. Situation fausse et dangereuse qui assoit la puissance publique sur la misère privée, et qui enracine la grandeur de l’Etat dans les souffrances de l’individu. Grandeur mal composée où se combinent tous les éléments matériels et dans laquelle n’entre aucun élément moral.
Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. Ils se trompent. Leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l’émulation. Et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage. Il est donc impossible de s’arrêter à ces prétendues solutions. Tuer la richesse, ce n’est pas la répartir.
Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. Les deux solutions veulent être combinées et n’en faire qu’une.”
Victor Hugo — Les Misérables (1862), pages 856-857 (éd. Pléiade)
Tout cela n’est que sagesse et je suis toujours étonné qu’il y ait autant de gens qui fassent autant d’efforts intellectuels pour parvenir à n’être pas d’accord avec ça.

Mais le vrai problème arrive avec le « comment ? ». Qu’il faille articuler création et répartition : nul n’en doute (ou presque) ; mais comment y parvenir ? Voilà le vrai enjeu. Et c’est ma vraie déception à l’égard du livre de Macron qui, contrairement à celui de Fillon, compte seulement sur son charisme et l’évidente bonne volonté nationale (!) pour parvenir à cette « grande transformation » (chapitre IV). Bref, il suffira d’expliquer pour y arriver. Ce n’est qu’une affaire de « pédagogie » (et je n’ose dire de « communication »). Il suffira de bouger pour avancer. Comparativement, le livre de Fillon (Faire) comportait, à mon sens, une bien meilleure intégration des contraintes que la réalité oppose quotidiennement au pouvoir : c'était un livre politique, qui faisait l'inventaire des résistances (d'où son côté austère et peu amène) ; alors que celui de Macron est un livre d'idées. L’insouciance de Macron subira forcément une puissante désillusion — et je souhaite, pour la France, qu’elle soit la plus tardive possible.

L’autre déception à l’égard du livre touche la vision du monde et les concepts.

Petit commentaire de texte (tiré du chapitre III – Ce que nous sommes), pour exemple :

« La République que nous aimons, celle que nous devons servir, c’est celle de notre libération collective. Libération des superstitions, religieuses ou politiques, libération des préjugés sociaux, libération de toutes ces forces qui concourent à faire de nous des esclaves sans que nous en ayons toujours conscience. La République est notre effort, un effort jamais achevé. Elle reste toujours à accomplir » (édition Kindle, emplacements 466 et la suite en 486)

Cette définition de la République est, pour moi, insuffisante, parce qu’elle est purement négative. Dans la fameuse distinction proposée par Régis Debray (que cite d’ailleurs E. Macron), elle correspond plutôt au versant démocrate des droits qu’au côté républicain des devoirs.

Je cite Debray :

« La république, c’est la liberté, plus la raison. L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières »

Mais, que Macron préfère être démocrate que républicain, c'est son droit. Pourtant … 

Continuons la lecture :

 « Cette France, républicaine par nature [PHT — un peu étonnant au regard de l’histoire de France … mais passons], qui est la nôtre, a des ennemis. Les républicains ne peuvent jamais faire l’économie de les nommer. Ces ennemis si divers ont tous en commun d’être des rêveurs – mais des rêveurs parfois criminels –, des puritains, des utopistes du passé. Ils croient détenir une vérité sur la France. Ce n’est pas seulement un danger, c’est un contresens. La seule vérité qui soit française, c’est celle de notre effort collectif pour nous rendre libres, et meilleurs [PHT — EM ajoute ici une autre idée : être libre, c’est moralement neutre ; être meilleur, ce ne l’est pas ! Tiens ? il deviendrait républicain ? ] que nous sommes ; cet effort qui doit nous projeter dans l’avenir. Ces ennemis de la République prétendent l’enfermer dans une définition arbitraire et statique [d’où le fait qu’il faut être … en marche !] de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être. Il y a les islamistes qui veulent l’asservir et qui, l’expérience le montre, n’apportent que le malheur et l’esclavage. Il y a le Front national qui, animé par une absurde nostalgie de ce que notre pays n’a jamais été, lui fait trahir ce qu’il est. Il y a ceux qui se rallient à l’extrême droite en adoptant ses thèses. Il y a les cyniques qui fuient la France ou la méprisent. C’est beaucoup de monde et, en même temps, ce n’est pas assez pour nous retenir. »

On a là une vraie et grave confusion (à mes yeux) : mettre dans la même catégorie « d’ennemis de la République » les islamistes et le Front National est tout de même problématique. Les premiers veulent explicitement détruire la République pour conquérir la France et islamiser l’Occident ; les seconds veulent gagner des élections pour imposer leurs idées. Il y a là une différence qui n’est pas insignifiante. Et quelle conséquence devrait tirer un électeur du Front National d’une telle assimilation ?  Soit il doit se convaincre qu’il est un traître à la Patrie (car c’est le sens du mot ennemi) ; soit il doit admettre qu’il est un idiot abruti qui n’a rien compris à cette idéologie « absurde ». Dans les deux cas, il y a de quoi être en colère et c’est exactement sur quoi surfe en beauté Marine Le Pen … Bravo ! L’erreur conceptuelle est aussi une superbe faute politique !  

Cette confusion intellectuelle m’inquiète et je vais me permettre de reformuler le passage pour lui donner la clarté requise.

Dans la République,
1) il y a ceux qui veulent la détruire ; ce sont les islamistes radicaux, dont le nombre est loin d’être négligeable (1 million selon l’enquête de l’Institut Montaigne !) ; ce sont nos véritables ennemis qu’il faut combattre (au sens strict du terme) ; et la prise de conscience a porté ses fruits.
2) Il y a ceux qui veulent dénaturer la République : c’est le Front National, qui n’est pas un ennemi mais bien un adversaire politique à combattre dans le cadre des institutions et de la vie républicaine : pourquoi, sinon, y aurait-il des débats contradictoires publics et des élections, … C’est 20% de l’électorat.
3) Il y a enfin ceux qui sont indifférents (les cyniques qui fuient la France ou la méprisent ; et — j’ajouterai, pour ma part —,  la partie des convaincus de la gauche radicale, qui pensent (et c’est leur droit) que le pouvoir est par essence totalitaire, que l'Etat est l'ennemi, que la police assassine, et que le libéralisme est un fascisme … C’est aussi 20% de l’électorat.
Je préfère de beaucoup les abstentionnistes qui, eux, ne tiennent pas à manifester bruyamment leur indifférence cynique … Mais ce n'est que mon avis …

Pardon, pour le petit côté « prof. donneur de leçon » de ce rapide commentaire de texte, suivi des corrections, mais comme Révolution est rempli de ces petits glissements et comme il s’agit du futur président, l’affaire a un peu plus d’enjeux qu’une soutenance de thèse …


Portez-vous et votez bien.

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