samedi 18 juillet 2020

De quoi ne peut-on plus parler ?

De quoi ne peut-on plus parler ?

Rangement avant l'été : je retrouve ce petit texte rédigé juste avant la covid-19 et dont je n'ai rien fait pour cause de crise. Preuve que le monde d'après est comme avant : il retrouve toute son actualité à vitesse grand V.




Le dessin est fameux ! Signé Caran d’Ache, il paraît dans Le Figaro le 13 février 1898. On y voit un dîner de famille où le patriarche, docte et souriant, s’adresse à sa tablée joviale du dimanche : « Surtout : ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». Le carton suivant montre un pugilat général, entre tous les membres du clan, à coup de poings et de fourchettes sous-titré par cette sobre légende : « Ils en ont parlé … ».

C’est le portrait craché de ce qu’est devenu notre espace public, à ceci près que les réseaux sociaux ont remplacé le repas dominical. Si je tente un classement « au doigt mouillé », des querelles qui clivent, arrivent en tête les relations homme/femme (pour ou contre Polanski) ; le salut de la planète (pour ou contre Greta Thunberg) ; le rapport à l’Islam (pour ou contre l’islamophobie) ; le rapport à l’antisémitisme (pour ou contre « quand même, ils sont partout ») ; le racisme systémique, les violences policières, etc. Ce sont les sujets sur lesquels on ne peut plus parler sans déchaîner la tempête et encourir des risques sur sa réputation, sa tranquillité, voire son intégrité physique. Sur ces sujets, les fusils sont prêts à tirer ; la cavalerie prête à charger. Dès le premier mot, l’argumentation cédera à l’indignation. Chacun a en stock son petit lot d’informations d’expert en herbe (plus ou moins vraies et plus ou moins complètes) qu’il crachera d’emblée pour faire porter l’opprobre sur son abject opposant.

Je n’échappe pas cette règle, (et comme toi, cher lecteur, je participe à cet immense champ de bataille), même si je pense que sur chacun de ces sujets, il reste possible (en principe au moins) d’accéder à une opinion robuste, plausible, raisonnable, et — osons le gros mot — : vraie ! Mais la vigueur des clivages incite à penser que là n’est pas le vrai but. Alors qu’il serait assez aisé d’atteindre sinon le vrai au moins le constat de désaccords réels, nous voulons plutôt la confrontation pour elle-même. Nous désirons nous chercher querelle, comme on disait jadis. Il serait tentant d’accuser les réseaux sociaux de cette conflictualisation de l’espace public, et ce n’est certes pas tout à fait faux, mais reste aussi peu probant que d’accuser les armes d’être la raison principale des assassinats. Les réseaux augmentent les effets, mais ne sont pas la cause.

D’où vient alors le goût du conflit « d’idées » dans le monde pourtant pacifié de la démocratie publique ? Il me semble qu’il vient combler quatre manques profonds de nos sociétés contemporaines : on s’y sent perdu, on s’y sent seul, on s’y sent impuissant, on s’y retrouve sans but … Quel remède apporte la polémique à ces quatre maux ?

Si on se sent perdu, c’est que l’accroissement des connaissances et des informations rend le monde illisible. Sur chaque sujet de l’agenda public, nous avons le sentiment qu’il faudrait travailler des années pour atteindre une maîtrise acceptable, digne de notre métier de citoyen. D’où le recours à deux formes de dopage intellectuel en guise de clés : le complot ou la guerre. Le scénario du complot nous permet de tout expliquer sans avoir besoin de rien démontrer. D’ailleurs l’absence de preuve atteste, au contraire, la réalité d’une conspiration, d’autant plus puissante qu’elle avance masquée. Quant au scénario de la guerre, il nous situe en une logique binaire formidablement rassurante : il y a, d’un côté, les gentils (en général, des victimes majoritaires en fait, mais relégués en droit) et, de l’autre, les infâmes salauds (les puissants). Le monde redevient alors simple et lisible : c’était déjà le cas avec la lutte des classes et la lutte des races ; et cela continue avec la guerre des sexes, le conflit des générations (ok boomers !) ou le clash des civilisations. Grâce au clivage, le monde redevient enfin clair !

Si on se sent seul, c’est que l’individualisme détruit beaucoup de sociabilités traditionnelles et peine à en reconstruire de nouvelles, qui, même réédifiées, demeurent fragiles. A l’âge démocratique, la personne est certes sacralisée, mais sans personne autour d’elle. Comme disait l’humoriste Muriel Robin : « J’ai une vie privée ! Privée de tout, c’est vrai, mais privée quand même ! ». Et là, miracle ! Par la grâce d’une belle polémique chacun va pouvoir retrouver des frères d’armes ou des âmes sœurs ; chacun pourra intégrer une communauté d’indignation, qui mettra un terme à son isolement ! Le désert affectif pourra se compenser (un peu) par l’activisme combattif. Les réseaux sociaux favorisent cette reconstruction d’une bulle spéculative homogène, d’autant plus rassurante que la majorité de nos « amis » est, par définition, d’accord avec nous ! D’où cette conviction que, quoique nous pensions, nous sommes majoritaires, donc dans le vrai.

Si on se sent impuissant, c’est que la démocratie nous a tant promis ! Elle nous a promis que le peuple serait maître de son destin, que les individus seraient égaux en dignité. Nous sommes déçus, car nous constatons tous les jours exactement le contraire : dépossession et mépris. A l’extérieur, les nations occidentales perçoivent que la mondialisation leur fait perdre la main et les relègue de la conduire de l’histoire. A l’intérieur, les individus-citoyens voient qu’ils comptent peu, et que leurs actions et volontés sont bridées de tous côtés. Au quotidien, nous sommes tous confrontés à des murailles d’impossibilité du fait de contraintes qui sont, par ailleurs, autant de « progrès » : l’empire du droit, le triomphe des contrôles, l’apothéose des règles, … 

Si on se retrouve sans but, sans perspective, sans horizon, c’est que, après le désenchantement du monde et la fin des idéologies, l’avenir est devenu à la fois muet et opaque. D’où la séduction paradoxale du scénario de la fin du monde. L’apocalypse noire reprend du service après une longue retraite, recyclée en vert à l’âge hypermoderne. Après l’avenir radieux, c’est le futur piteux qui devient le nouvel horizon de la panne de sens. Il conserve pourtant la même fonction : la perspective du salut. On devrait être surpris de son étonnant retour en grâce à l’âge laïque ; mais, de fait, il faut tout sauver : l’école, la recherche, la retraite, l’hôpital, et last not least la planète. Tout cela exprime pourtant une et même seule cause : il faut sauver le salut ! C’est là le point de clivage ultime et sérieux ; il se situe entre ceux qui se prétendent salvator mundi et ceux qui, plus modestement, ne cherchent qu’à le penser, et éventuellement l’améliorer un peu.

Devinez de quel côté est mon camp !

mercredi 8 juillet 2020

Confiance et autorité en démocratie

 Paru dans Le Figaro, le 8 juillet 2020




Crise Covid-19 : les comptes ne sont pas rendus.

« L’autorité vient d’en haut, la confiance vient d’en bas », disait Sieyès. Le problème français est que nous n’avons plus ni haut ni bas. C’est la principale leçon de la crise, qui vient confirmer un diagnostic établi depuis longtemps.
Du côté de la confiance, les citoyens n’en ont guère envers un Etat auquel ils demandent pourtant sans cesse davantage. L’Etat est plein de défiance à l’égard de la société civile qu’il perçoit comme un tas de Gaulois réfractaires. Au sein de l’Etat, l’exécutif ne se fie que peu à l’administration qui le lui rend bien, ni au législatif qui s’englue dans l’atonie. Entre les élus et les services, que de malentendus ! Entre le national et le local, que de soupçons ! Et que dire des citoyens entre eux quand on voit une Convention de 150 citoyens tirés au sort ne faire aucune confiance aux 60 millions de leurs congénères pour relever les défis du changement climatique ? Leurs propositions le révèlent : il faut punir ces ignorants pour leur bien et les forcer à entrer dans une écologie décroissante ! Il faut bouleverser la Constitution pour contraindre les politiques à tout jamais. Sans doute la question posée induisait-elle assez largement ce type de réponse.
Du côté de l’autorité, même constat alarmant : elle est dénigrée d’en bas dès qu’elle tente de s’affirmer ; elle est embourbée en haut par les abus de contre-pouvoirs et d’agences irresponsables qu’elle s’est imposés à elle-même. Souvent laxiste et inefficace, là où elle devrait s’affirmer ; parfois autoritariste, là où elle devrait être à l’écoute : elle est toujours à contretemps ! « Nul n’obéit à quelqu’un qui ne croit pas à son droit de commander ». Raymond Aron, rejoint là, deux fois n’est pas coutume, De Gaulle : « Heurtée d’en bas, chaque fois qu’elle se montre, [l’autorité] se prend à douter d’elle-même, tâtonne, s’exerce à contretemps, ou bien au minimum avec réticences, précautions, excuses, ou bien à l’excès par bourrage, rudesses et formalisme » (Le Fil de l’Epée, 1932). La date de ce texte révèle que le problème n’est pas vraiment nouveau. Il est structurel en démocratie. Mais ce n’est pas une excuse. Car l’ampleur qu’il prend est vraiment inquiétante.

C’est ce que révèle une note remarquable publiée par Nicolas Bauquet, directeur des études à l’Institut Montaigne, sur l’action publique durant la Crise de la Covid-19[1]. Il fait là le travail urgent et capital que font mal — en ce moment même — les commissions d’enquête parlementaires. Il s’agit d’une analyse serrée, sans complaisance mais sans accusation, de ce qui a marché (l’informel) et dysfonctionné (la chaîne bureaucratique) dans la gestion de la crise. La défiance entre services, le carcan des règles, la terreur des responsabilités, les rétentions d’informations utiles, l’indigestion de données inutiles, la dilution de la décision, les ruptures graves dans les chaines de commandement, le brouillage du rapport entre le savant et le politique. Nous l’avons vu à propos de la gestion des tests, des masques, du confinement, de l’organisation de la santé en France, des relations entre la recherche médicale et le soin … : sur tous ces sujets, il y a eu, en trois mois, un condensé exceptionnel de tous les défauts, mais aussi des forces de notre système.

Après la crise, il y a donc une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne est que la qualité des personnes, — y compris au plus haut niveau — leur dévouement et leurs initiatives ont permis de tenir bon. Jean Castex a été une de ces chevilles ouvrières. La mauvaise est que les circuits institutionnels n’ont cessé de leur mettre des bâtons dans les roues.
Alors que nous sommes en train de renouer avec le quotidien et nos mauvaises habitudes, ne gâchons pas cette occasion unique de nous améliorer. Le changement de Premier Ministre est censé ouvrir une nouvelle ère. Déjà les chantiers s’esquissent avec leurs lots de querelles prévisibles et de blocages annoncés. Ce serait pourtant une grave erreur de nous priver du devoir du bilan. Il faut revoir en détail le déroulé de cette séquence complexe sans perdre de vue les idées directrices. L’énergie nationale devrait s’attacher non seulement à sortir de la crise, mais à en tirer les leçons, sans esprit d’accusation, ni désir de vengeance. De ce point de vue, les procédures judiciaires engagées au pénal contre les responsables politiques sont d’une bêtise insigne révélant seulement l’extrême confusion des esprits : la substitution du juridique au politique. Non ! Le seul but qui doit animer l’intérêt général n’est ni de punir ni d’ostraciser, mais d’améliorer les choses par l’examen scrupuleux de nos faiblesses. Avons-nous encore cette énergie qui permettra de faire se rencontrer l’autorité d’en haut et la confiance d’en bas ? En avons-nous même encore le désir ?

Pierre-Henri Tavoillot et Eric Deschavanne animent ensemble le Collège de philosophie.

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