vendredi 25 juin 2021

Abstention : piège à c… ?

Paru dans Libération, le 25/06/2021 



    Selon la fameuse formule de Lincoln, la démocratie est « le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Belle définition ! Mais, depuis toujours, il faut bien reconnaître que c’est le « par le peuple » qui constitue sa plus grande difficulté. Voilà pourquoi d’ailleurs la démocratie directe, voire comme on dit aujourd’hui, « participative » n’est guère plausible. Car, mis à part quelques moments ponctuels et passionnés, la participation régulière des citoyens aux affaires de la cité s’épuise vite. Au quotidien comme dans la durée, elle se réduit rapidement aux militants ou à ceux « qui ont le temps », laissant sur le bord du chemin la plupart des actifs qui ont, à tort ou à raison, d’autres chats à fouetter. D’où l’invention de l’« élu », politique professionnel, pilier de la démocratie représentative, être bizarre en démocratie où devrait régner l’égalité. Choisi pour ses qualités (peut-être), nourri par ses ambitions (sans doute), il est surtout payé pour consacrer son temps à la cité et être en contrepartie détesté par les citoyens qui l’ont élu. On le trouve corrompu, incompétent et technocrate, démagogue et méprisant, impuissant et tyrannique, mais, pour rien au monde, on ne souhaiterait être à sa place. 
    Notons, pourtant, qu’en France, où l’on déplore tant l’apathie démocratique, il y a actuellement 600 000 élus en poste, soit quasiment un citoyen sur cent. Ce qui constitue un record mondial et devrait nuancer l’image habituelle d’une démocratie réputée à bout de souffle. Il n’en reste pas moins que le problème de cet élu est d’être élu, c’est-à-dire de maintenir le contact avec le peuple souverain, dont il tire sa légitimité. 
    Dans l’histoire des démocraties représentatives, on compte, sous réserve d’inventaire, trois méthodes pour y parvenir. 
    • La première est le clientélisme. Elle consiste à acheter les voix, ou au moins à les échanger contre de menus services : placement du petit dernier à la mairie, obtention d’un logement ou d’un permis de construire, piston quelconque, … Ce fut certainement la méthode d’intégration la plus efficace ! Et d’ailleurs, comme par hasard, c’est au fur et à mesure que la loi a limité le clientélisme, que l’abstention a augmenté. Par bonheur, il en reste un peu ! 
    • La deuxième méthode est celle du « Parti », dont le parti communiste constitue à n’en pas douter l’illustration exemplaire : toujours imité, jamais égalé. Il s’agissait de créer une sorte de société bis, regroupant toutes les dimensions de la vie personnelle : on s’y marie, on s’y forme, on part en vacances, on passe des moments conviviaux, on colle des affiches, on bat campagne … Tout cela, structuré par un but : conquérir le pouvoir, transformer la vraie société et construire l’avenir radieux ! Formidable instrument d’intégration du peuple à la vie politique démocratique, le parti s’est délité progressivement sous nos yeux. Comme les églises, comme les nations, comme les syndicats, comme toutes les organisations totales, il s’est désintégré de l’intérieur. 
    • Sur ces ruines, nous commençons une nouvelle phase, dont il est encore difficile de déterminer les contours et l’esprit. Appelons-la, faute de mieux, celle du « mouvement ». Structuré par l’indignation et les réseaux sociaux, il produit un militantisme zappeur, dépourvu de socle idéologique cohérent, mais séduit par une multitude de « causes à défendre ». Fondé sur un engagement moral plus que politique, il garde du parti la haine de l’hérétique (le facho, le spéciste, l’ancien-monde, l’élite …), mais sans la puissance positive du dogme. Les gilets-jaune en furent un (comme les indignados espagnols) mais sans prétention électorale, à la différence de LREM et LFI qui offrent deux images symétriques inverses du mouvement : le premier en mode start-up ; le second en mode coopérative. Tout le défi pour eux est de continuer d’exister entre deux conquêtes électorales. Car dépourvus de socle doctrinal clair, ils se désagrègent. Comme disait Jean-Luc Mélenchon, « notre mouvement n’est ni vertical, ni horizontal, il est gazeux » … Or, la caractéristique du gaz est que, quand il n’explose pas, il se dissipe. D’ailleurs, ces deux mouvements ont connu deux formidables Berezina au premier tour des élections régionales et départementales. 
     Ce dysfonctionnement de l’intégration populaire à la vie démocratique pose aujourd’hui cette question aussi simple que brûlante : pourquoi aller voter ? Pourquoi voter si ce n’est pas pour obtenir des avantages (clientélisme), si ce n’est pas par un acte de foi (parti), si ce n’est pas un geste d’indignation (mouvement). 
     On dira bien sûr que voter est le pilier symbolique de la participation citoyenne. Sans doute, mais comment ne pas voir que, si on veut être efficace de nos jours en matière civique, il vaut mieux commettre une petite désobéissance civile (si possible devant une caméra) : saccager une boucherie, escalader la Tour Effel, s’enchaîner devant le Louvre, se mettre à poil dans une manif, … Pourquoi, à l’âge des réseaux sociaux, se donner la peine de faire campagne, de convaincre ses concitoyens et de s’exposer au suffrage toujours aléatoire, long et frustrant ? Notre cause est bonne, oui ou non ? Oui, alors plutôt le buzz que le bulletin ! 
     Et pourquoi aller voter quand même les élus semblent ne plus croire à l’élection qui les a faits ? Ils respectent si peu la représentation nationale qu’ils instaurent à côté d’elle une assemblée citoyenne issue d’un tirage au sort, chargée de définir — on rêve ! — la politique environnementale de la Nation ! Inévitablement cela crée une énorme déception pour les citoyens qui y ont passé du temps et un choc brutal pour les Assemblées, dépositaires légitimes de la volonté générale. 
    Et pourquoi aller voter quand se multiplient des débats insipides sur le vote électronique ou la reconnaissance du vote blanc comme instruments de régénération de la participation ? Franchement, si un citoyen ne trouve pas à choisir dans l’offre électorale (pléthorique), il n’a qu’à se présenter lui-même plutôt que d’exiger la reconnaissance des « cinquante nuances de blanc ». Et s’il n’est pas en mesure de sacrifier deux week-end par an pour faire son devoir électoral, il n’est pas utile de lui faciliter la tâche outre mesure. Bref, l’abstention est le fruit d’une double démission démocratique : de la part de certains élus mais aussi de la part de certains citoyens. 
     J’ajouterai pourtant une nuance plus positive à ce sombre diagnostic : pourquoi aller voter alors que les départements et les régions font plutôt du bon boulot ? Au fond, il n’y a guère de raison de sanctionner (ni d’ailleurs d’adorer) ceux qui occupent les fonctions ingrates de responsables au sein de ces collectivités locales. L’abstention me semble en l’espèce le signe d’un système qui fonctionne correctement plutôt que d’une défiance démocratique. L’élection présidentielle de 2022 sera porteuse d’un tout autre enjeu.

lundi 21 juin 2021

Pourquoi l'abstention ?

 Comme prévu l'abstention pour ces élections régionales et départementales est record en France. 

Les commentaires se répandent pour y voir le signe d'une désaffection politique, d'une colère sociale, voire d'une contestation radicale de la démocratie. Il me semble qu'on peut proposer des interprétations moins crépusculaires. 

1) Les départements comme les régions fonctionnent aujourd'hui comme des prestateurs de services : leur politisation ne saute guère aux yeux, parce que les clivages, déjà très effacés au niveau national, disparaissent totalement au niveau local. Du même coup, on voit mal les enjeux politiques de ces élections réduites à la personnalité de la tête de liste. Et comme, en général, les sortants n'ont pas fondamentalement démérité, il n'y a guère de raison de les sortir ou de les encenser. Pourquoi donc aller voter ? 

2) La campagne électorale n'a guère eu lieu ; mais le Covid a bon dos ; car de quoi aurait-on parlé ? Hormis quelques thèmes ici ou là, rien de clivant : environnement, action sociale, développement économique, sécurité ! Les camps, opposés au niveau national, se retrouvent ici quasi tous unis. Quelques gadgets sont apparus, comme la gratuité des transports en île de France ; mais le citoyen de base que je suis voit sans difficulté que la gratuité quelque part coûte toujours quelque chose à la collectivité. En l'occurence, on offre les transports aux touristes en faisant payer les locaux … ah la générosité française ! Pourquoi donc aller voter ? 

3) Pourquoi aller voter, donc, si ce n'est pour une raison symbolique — l'attachement à la vie démocratique et à son devoir de citoyen ? C'est une très bonne raison, et c'est d'ailleurs pour cela que je suis allé voté. L'île de France présente une certaine unité de destin, mais que dire de la plupart des régions actuelles, découpées en dépit du bon sens, ne réussissant pas à produire les économies d'échelles promises ? Une telle déconnection de l'âme territoriale du pays pour des motifs bureaucratiques obscurs et erronés ne contribue certainement pas à renforcer le sens de l'élection. Au fond, puisque cela marche, pour le moment, correctement, sans nous ; pourquoi aller voter ? 

Il y aurait donc peut-être une bonne nouvelle, si l'on suit cette lecture : l'abstention serait le signe que le citoyen, sans être enthousiaste, n'est pas mécontent des prestations de service, même s'il ne voit guère le sens de tous les redécoupages. Pourquoi aller voter, puisque tout, sans être ni bien ni mal, est passable. 


dimanche 13 juin 2021

Abus de Contre-pouvoirs

 

Pierre-Henri Tavoillot: «Le droit s’est retourné contre l’État en produisant des abus de contre-pouvoir»

ENTRETIEN - Derrière le reproche d’une justice trop laxiste, il y a une loi trop brouillonne et un État qui organise son impuissance, analyse le philosophe, alors que le président de la République a annoncé la tenue d’états généraux de la justice à la rentrée.

LE FIGARO.- Selon un sondage récent, près de 8 Français sur 10 jugent la justice trop laxiste. Le gouvernement a annoncé la tenue d’états généraux de la justice pour répondre à ce malaise qui vient aussi des magistrats. Que dit cette tendance du rapport à la justice dans nos démocraties?

Pierre-Henri TAVOILLOT.- Ce n’est pas la justice qui est laxiste, c’est la loi elle-même. Et son laxisme n’est pas seulement le résultat de sa faiblesse ou de l’idéologie, mais d’abord de son extrême confusion. Ce sont des couches et des couches de règlements, issus de politiques contradictoires, alternant compassion et répression, qui aboutissent à un tissu d’incohérence. Le jugement sur l’affaire Sarah Halimi en a été un révélateur exemplaire. Pour ce meurtre abominable, clairement antisémite, l’usage de stupéfiants a été vu comme une circonstance atténuante sur la base d’avis d’experts. Impeccable sur le plan du droit, le jugement est affligeant sur le plan de la justice. Un tel décalage ne peut que susciter l’incompréhension, voire la colère. Et on pourrait multiplier les exemples. Je renvoie à la tribune, parue dans vos colonnes, de deux magistrats, Jean-Rémi Costa et Alexandre Stobinsky, qui montrent avec une compétence que je n’ai pas, comment le juge est soumis à des injonctions contradictoires: augmentation des peines, d’un côté ; découragement de l’emprisonnement, de l’autre. Leur conclusion est parfaite: «Il faudrait des états généraux de la justice bien ambitieux pour redonner à l’ensemble de la chaîne pénale une harmonie qu’elle a perdue depuis des années.» Autrement dit: plutôt que d’ajouter SA loi, le prochain ministre devrait travailler à faire le ménage dans les lois. Le drame est que cette incohérence, fruit d’une indigestion législative, touche désormais tous les secteurs de nos existences. La politique migratoire en est un autre bon exemple. Comme le notait le sénateur François-Noël Buffet, notre politique est généreuse avec les illégaux et maltraitante à l’égard des migrants légaux. Elle accueille à bras ouverts ceux dont nous ne voulons pas et décourage l’intégration de ceux qui veulent vivre et travailler en France. Les querelles idéologiques et moralisatrices sur le sujet de l’immigration ont fait le lit d’un pilotage exclusivement administratif et quasi automatique qui interdit une politique claire, choisie et lucide.

Après la Seconde Guerre mondiale et en réponse aux totalitarismes, les démocraties libérales ont placé la protection des droits fondamentaux au-dessus de l’efficacité de l’État. Ne sommes-nous pas allés trop loin dans cette logique?

Historiquement, la construction de l’État de droit fut un chantier immense, au cours duquel il s’est agi de débusquer et de neutraliser tous les abus de pouvoir au nom des droits individuels. Ce fut un processus bénéfique de lutte contre l’arbitraire. Mais aujourd’hui, on peut penser que, dans bien des domaines, le droit s’est retourné contre l’État en produisant des abus de contre-pouvoir. Il ne s’agit plus seulement d’éviter les excès, mais, par principe, d’empêcher d’agir même quand l’intérêt général en dépend. C’est l’impuissance publique. La réforme des retraites en fut, en est et (hélas!) en sera un parfait exemple. Tout le monde sait que le système actuel est intenable, mais personne ne veut de solution dont il aurait à pâtir! Or, c’est pourtant, clair: il n’y a aucune bonne solution, seulement des mauvaises et des pires. Et c’est entre elles qu’il faudra trancher. Puisque le gouvernement n’y parviendra pas, je serais favorable sur ce sujet à un référendum d’un type inédit. Le gouvernement, sans donner sa préférence, proposerait au choix des Français plusieurs scénarios de retour à l’équilibre, élaborés par le Conseil d’orientation des retraites (COR). Faut-il 1) augmenter les cotisations ; 2) reculer de l’âge de départ ; 3) instaurer un système à points. S’il n’y a pas de préférence gouvernementale, les Français répondront vraiment à la question sans sanctionner celui qui la pose. Certains diront sans doute: «Le sujet est bien trop technique ; les citoyens n’y comprendront rien!» À quoi je répondrais: «Allez donc vivre en dictature ou en technocratie! Car la démocratie n’est à l’évidence pas faite pour vous…»

Craignez-vous que, par manque d’efficacité de la justice, les citoyens des démocraties se tournent vers la force, et donc vers des régimes plus autoritaires?

La démocratie libérale s’est construite sur un équilibre toujours instable entre la puissance publique (cratos) et la liberté du peuple (demos). C’est ce qu’avaient noté aussi bien Lincoln — «Un gouvernement est-il nécessairement trop fort pour les libertés de son peuple ou trop faible pour se maintenir ?» — que Paul Valéry — «Si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons». Cet équilibre est aujourd’hui à réinventer dans le contexte mondial tout à fait neuf du déclin de notre puissance relative, du règne du marché, de l’avènement de l’empire du droit, du triomphe des individus, du bouleversement de l’espace public, d’une laïcité remise en cause, d’une conflictualisation accrue des relations sociales… Ce sont là beaucoup de défis, mais qui sont, je crois, à notre portée ; pour peu qu’on veuille les relever. Le libéralisme est né pour défendre la société contre le pouvoir ; il doit aujourd’hui, toujours dans le même souci d’équilibre, défendre le pouvoir du peuple contre la société.

Mais, pour y parvenir, il faudrait que ce pouvoir ait de l’autorité et de la légitimité? Or, est-ce encore le cas, quand on voit le spectacle d’un président giflé en direct?

L’autorité ne tombe plus du ciel, c’est sûr! Mais était-elle vraiment une bonne solution? L’autorité de jadis a-t-elle empêché les guerres, les violences et les révolutions? Non. Et même si ça avait été le cas, nous n’y croyons plus! Le peuple est devenu lucide, comment s’en plaindre? En fait, le mystère de l’autorité est beaucoup plus profond. Il réside dans un besoin essentiel de l’homme de faire confiance à une instance qui lui permette de vivre, penser, dormir et déjeuner en paix. Ce besoin est parfois si puissant qu’il peut conduire au renoncement de toute forme de liberté. Là commence la «servitude volontaire», prélude à la tyrannie. Mais il existe une «bonne» autorité, dont la formule n’a jamais autant été d’actualité: c’est celle qui fait grandir à la fois celui qui l’exerce et celui qui s’y soumet, car c’est en faisant grandir les autres qu’on devient vraiment une grande personne. C’est même la seule méthode possible. Cette «autorité de service» a mauvaise presse, car on l’identifie bêtement au paternalisme honni, mais elle s’oppose pourtant à l’autoritarisme. Elle a la liberté pour horizon et c’est elle qu’il faut parvenir à incarner, aujourd’hui plus que jamais, puisque nous ne disposons plus des échasses de la transcendance.

Pourquoi fait-on des enfants ?

 Chronique LCP du 23/01/2024 Bonsoir Pierre Henri Tavoillot, le nombre annuel de naissance en France est passé sous la barre des 700 000 en ...