Vers l’âge de 28 ans (c’est l’âge moyen aujourd’hui), il
arrive que l’on « ait » des enfants, mais sont-ils vraiment à nous ? S’il fallait en croire notre hymne national
— Allons enfants de la patrie !
— , les enfants appartiendraient moins à leur famille qu’à la nation,
qui pourrait à tout moment en disposer comme bon lui semble. Elle ne s’est
d’ailleurs pas privée de le faire. Prenons 1914 : on ne peut être aujourd’hui
que surpris, à l’âge des guerres réputées « propres », par le consensus
presque absolu qui a permis le sacrifice d’une part majeure de la jeunesse
européenne. Certes l’enthousiasme des débuts a vite cédé le pas à un désespoir
sans nom, mais, pendant quatre ans, il n’a jamais trouvé les ressources pour
éviter ou à tout le moins limiter le massacre mutuel des enfants de patries voisines
réputées civilisées. Ce fut l’apothéose tragique de la solution traditionnelle
à la question « à qui appartiennent les enfants ? » : ils
n’appartiennent, a-t-on longtemps pensé, ni aux parents ni aux familles ni à
eux-mêmes mais à la communauté quelle
qu’elle soit : bande, clan, tribu ou nation, qui peut en user et abuser
sans limite.
Face
à cette solution traditionnelle, dont la compréhension nous échappe presque
totalement désormais, nous autres contemporains sommes tentés de répondre d’une
tout autre manière : les enfants n’appartiennent qu’à eux-mêmes ! Car ce
sont des « personnes » à part entière, libres et égales en droit, et non
des membres d’une communauté. Leur éducation est à leur propre service et non
au service du clan, de la nation, de sa puissance ou de sa gloire ; elle
doit se plier à l’impératif de leur épanouissement, à l’injonction de leur
bonheur présent et futur, aux moindres souffles de leurs désirs. L’éducation de
l’enfance est devenue synonyme de « protection de l’enfance ». On voit pourtant
sans peine la difficulté de cette nouvelle conception. Car si les enfants
n’appartiennent d’emblée qu’à eux-mêmes, pourquoi faudrait-il encore les
éduquer ? Pourquoi faudrait-il les faire devenir autre qu’ils ne sont,
s’ils sont dès leur naissance tout ce qu’ils doivent être ? Et comment ne
pas voir qu’un enfant qui n’appartient qu’à lui est un enfant abandonné …
Devant
la double impasse d’une réponse traditionnelle impossible et d’une solution
contemporaine improbable, on pourrait se tourner vers les grandes religions
monothéistes qui avaient trouvé une issue intermédiaire, élégante et puissante,
à ce problème. Pour elles, les enfants n’appartiennent ni au groupe ni à leurs
parents ni à eux-mêmes, mais à Dieu, père suprême, seul Créateur de tout.
Celui-ci les placerait en quelque sorte en location chez leurs parents «
adoptifs » en leur en confiant la garde et la responsabilité bienveillante.
C’est cette idée qui permet à John Locke, par exemple, dans le Traité sur le gouvernement civil (1690)
de dénier aux parents le droit de vie et de mort sur les enfants — et du
même coup (car tel était l’enjeu) aux rois de disposer à leur guise de
l’existence de leurs sujets. L’idée est belle, mais sa réalisation le fut
moins, car aucune des trois grandes religions n’est parvenue à renoncer tout à
fait à la pratique du sacrifice communautaire des enfants ; elles l’ont
même parfois porté, au nom de Dieu, à son intensité maximale.
Il y a pourtant dans cette idée d’un tiers entre l’enfant et sa famille, la
matrice d’une solution compatible avec l’individualisme contemporain. Car, on
pourrait dire que l’enfant n’appartient ni à lui-même ni à sa famille ni à la
communauté ni à l’Etat ni à Dieu, mais à
l’adulte qu’il sera plus tard[1].
Et c’est à cet adulte futur que doivent travailler de concert non seulement la
famille, la société, l’Etat et Dieu (si l’on y croit), mais l’enfant lui-même ;
car il n’y aurait rien de tout cela s’il n’y avait pas d’adultes ! Tous
doivent s’en occuper pour qu’il grandisse et s’appartienne comme grande
personne. Cela s’appelle l’autonomie, et je ne vois pas d’autre finalité de
l’éducation que celle-ci.
On
achèvera de s’en convaincre, en relisant ce passage sublime du fameux ouvrage Le Prophète du poète libanais Khalil Gibran (chapitre
3) :
Et une femme qui tenait un bébé
contre son sein dit, Parlez nous des Enfants.
Et il dit :
Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de
l’appel de la Vie à la Vie.
Ils viennent à travers vous mais non
de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils
ne sont pas à vous.
Vous pouvez leur donner votre amour,
mais pas vos pensées.
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez héberger leurs corps,
mais pas leurs âmes.
Car leurs âmes résident dans la
maison de demain que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme
eux, mais ne cherchez pas à les faire à votre image.
Car la vie ne marche pas à reculons,
ni ne s’attarde avec hier.
Vous êtes les arcs desquels vos
enfants sont propulsés, tels des flèches vivantes.
L’Archer vise la cible sur le chemin
de l’Infini, et Il vous tend de Sa puissance afin que Ses flèches volent vite
et loin.
Que la tension que vous donnez par la
main de l’Archer vise la joie.
Car de même qu’il aime la flèche qui vole, il aime également l’arc qui est stable.
Car de même qu’il aime la flèche qui vole, il aime également l’arc qui est stable.
——
• Khalil
Gibran, Le prophète, (1923), Livre de Proche, 1996
[1] Le philosophe du droit Pufendorf (1632-1694)
compare l’éducation des parents à la gestion des affaires et des intérêts d’une
personne qui est absente : « On a lieu de présumer que si en naissant
[l’enfant] eût l’usage de la Raison, et qu’il eût pu considérer, qu’il ne
pouvait point absolument se conserver en vie sans le soin de ses parents, et
par conséquent sans l’autorité que ce soin demande, il s’y serait volontiers
soumis, à condition qu’ils l’élevassent bien : consentement, qui étant
présumé sur un fondement raisonnable, vaut autant qu’un consentement
formel ; de même qu’une personne, de qui on a fait les affaires en son
absence et à son insu, est censée s’être engagée tacitement à dédommager des
dépenses que l’on ferait pour lui rendre ce service » (Droit de la nature et des gens, Livre VI, Chap. II, § 4). Ceci pour
montrer que l’autorité paternelle n’a rien de naturelle, mais qu’elle repose sur un contrat tacite.