Je me permets de poster à nouveau, dans le contexte de crise, cette réflexion sur le rapport entre santé et salut (paru initialement dans les Cahiers Français, puis dans De Mieux en mieux ET de pire en pire (Odile Jacob).
LA SANTÉ : UN DROIT, UN DEVOIR… LE SALUT ?
« La santé peut à la longue paraître un peu fade ; il faut pour la sentir avoir été malade »,
Collin D’Harleville, L’Optimiste, I, 7 (1788)
Nous autres, Occidentaux des temps hypermodernes, avons un rapport à la santé pour le moins étrange et paradoxal. Qu’on en juge. Nous vivons une époque bénie sur le plan sanitaire, où jamais la médecine n’a été aussi savante ni aussi efficace [SIC ! : 2020]. Mais au lieu que ces progrès scientifiques et thérapeutiques nous rassurent, nous développons une angoisse continuelle et même accrue à l’égard des maladies en tout genre : non seulement celles qu’une faible espérance de vie permettait d’éviter ou celles qu’une médiocre connaissance nous laissait ignorer, mais aussi celles que nos nouveaux modes de vie nous font craindre. Quant au diable, il est toujours là, mais il a changé de figure. Il est désormais incarné par les laboratoires pharmaceutiques, alors que nous leur devons l’essentiel de nos gains en espérance de vie. Tout se passe comme si ceux qui tentaient de maîtriser les forces de la vie, ne pouvaient pas ne pas être suspectés d’agir pour les puissances du mal : Faust encore ; Faust toujours ! La confiance que nous leur faisons en tant que consommateur – et de plus en plus comme tous les chiffres de la consommation médicale le montrent – se paie d’un lourd tribut de méfiance en tant que citoyen.
Le concept de santé lui-même semble s’être dilué dans cette évolution paradoxale. Alors que les mécanismes biologiques sont mieux connus que jamais, une définition claire de la santé paraît désormais hors de portée. Le bon sens est, certes, toujours tenté de la concevoir comme le « silence du corps », c’est-à-dire l’absence de maladie ou de handicap. Pourtant cela ne saurait suffire. D’abord parce que la mort elle aussi est un (total) silence du corps ; ensuite, parce qu’on peut être en mauvaise santé ; ce qui montre que la santé ne s’identifie pas tout à fait à la bonne. Elle désigne plutôt la force vitale, qui résiste, plus ou moins bien, aux maux de la vie et aux menaces de la mort. Elle consiste donc moins dans un état fixe et stable que dans un processus continu d’équilibrage, voire d’équilibriste, qui dure ce que dure la vie. Cet « état précaire qui ne présage rien de bon », comme dit le bon docteur Knock, n’est pas une victoire finale, c’est un combat permanent ; et il se joue de moins en moins à notre insu au fur et à mesure de notre avancée en âge.
Mais peut-on bien combattre sans l’espoir de vaincre ? C’est cette question (et sa réponse négative) qui a inspiré la très controversée définition retenue par l’Organisation Mondiale de la Santé en 1946. Selon elle, « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (Préambule à la Constitution de l’OMS en date du 19-22 juin 1946). Il est clair qu’avec une telle définition, rares sont les humains qui pourront être déclarés bon pour le service de l’existence. Bien sûr, cette définition indique moins un programme qu’un horizon que l’on sait très bien inaccessible, mais qui a pour fonction d’orienter et de guider l’action sans espérer l’atteindre jamais. On peut pourtant se demander si une part de notre hypermodernité n’est pas tentée de prendre cet objectif infini au pied de la lettre avec le plus grand sérieux. C’est ce qui permettrait d’expliquer l’incroyable « inflation sanitaire » qui se développe sous nos yeux pour le meilleur comme pour le pire. Elle ne concerne pas seulement l’augmentation frénétique de la consommation médicale tant préventive que curative, mais elle révèle aussi un triple débordement du sanitaire – si je puis dire – hors de son domaine médical d’origine. La santé a cessé d’être un état vital, pour devenir non seulement un droit, mais aussi un devoir dans un temps réputé en panne de repères éthiques, voire l’unique perspective plausible de salut dans un univers désenchanté. Au-delà de la médecine, elle a ainsi envahi le droit, bouleversé la morale et pénétré jusqu’au religieux. Je souhaiterai proposer ici quelques réflexions sur cette triple hypertrophie du registre sanitaire ; et sur les moyens éventuels de lui fixer quelques limites raisonnables sans bien sûr remettre en question ce qu’elle induit d’inestimable dans l’amélioration de la condition humaine.
Le droit-créance sanitaire et ses limites
Le « droit à la santé », tel qu’il est défini dans la Constitution du l’OMS, a fait l’objet de deux critiques inverses. Il est vrai qu’à partir de la définition très ambitieuse de la santé, déclarer que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale » (OMS) peut soit décourager soit effrayer. D’un côté, on peut noter le décalage complet, et presque indécent, qui existe entre l’affirmation solennelle d’un tel droit et la triste réalité du monde. Par où l’on retrouve la critique de l’abstraction et du formalisme incantatoire des droits de l’homme. D’un autre côté, on peut dénoncer le caractère virtuellement liberticide d’une telle déclaration qui semble confier à la puissance publique le rôle et la fonction de « guérir » à toute force les humains. À l’évidence, seul un État totalitaire pourrait prétendre promouvoir et réaliser une santé si parfaite à travers le contrôle physique, mental et social de sa population. Ce à quoi un libéral comme Benjamin Constant répliquait comme par avance : que « l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons d’être heureux ». Bref, le droit à la santé se trouve coincé sous le feu des deux grandes traditions critiques des droits de l’homme : la critique sociale et la critique libérale.
L’OMS répond à cette double objection par deux précisions. La première distingue le droit à la santé et le droit d’être en bonne santé. À la différence du second qui supposerait en effet une obligation de résultat à la fois impossible à réaliser et potentiellement totalitaire, le premier insiste sur l’obligation de moyens. Il exige que les États assurent le même accès aux soins de santé à l’ensemble de leur population[2]. D’où les quatre éléments qui composent le droit à la santé ainsi précisé : la disponibilité (les installations sanitaires doivent exister en nombre suffisant) ; l’accessibilité (l’accès physique et économique aux soins doit être assuré sans aucune discrimination, de même que l’information de leur nécessité) ; l’acceptabilité (« les installations, biens et services en matière de santé, doivent être respectueux de l’éthique médical, appropriés sur le plan culturel et réceptifs aux exigences spécifiques liées au sexe et aux différents stades de la vie ») ; la qualité des installations, biens et services.
Une telle précision du droit à la santé, qui insiste sur les modalités d’accès et les instruments sanitaires au détriment de l’idée de santé parfaite, permet sans aucun doute de parer aux critiques. Mais elle a aussi pour conséquence un élargissement du domaine sanitaire, dans la mesure où entrent dans son champ, non seulement la prestation de soin, mais aussi tous les facteurs qui la déterminent : l’accès à l’eau salubre et potable, la possibilité d’une alimentation suffisante et saine, la qualité du logement, l’hygiène de vie, les conditions de travail, la qualité de l’environnement, l’accès à l’éducation et à l’information, les relations entre les genres et les générations…
Face à cette inflation, l’OMS apporte une seconde précision sous la forme d’un critère limitatif formulé de la manière suivante : il s’agit de satisfaire non pas tout le droit, mais « l’essentiel du droit ». Et, est-il encore précisé, « l’essentiel du droit ne peut être déterminé de façon abstraite, car c’est à chaque pays qu’il appartient de le faire, mais ses principaux éléments sont énoncés pour orienter l’établissement de priorités. Soins de santé primaires essentiels, alimentation essentielle minimale sûre au plan nutritionnel, assainissement, eau salubre et potable et médicaments essentiels font partie de l’essentiel du droit[3]. »
Cette seconde précision pour éclairante qu’elle soit est loin de tout résoudre, car, ainsi que l’OMS l’admet elle-même, le critère de l’essentiel du droit est lui-même très relatif. Une brève expérience de pensée permet d’ailleurs de s’en convaincre. Imaginons que je sois en train de marcher dans la rue ; un SDF s’approche pour me demander une pièce. Sa demande me plonge dans les habituelles affres : faut-il ou non donner ? Quel usage fera-t-il de cet argent ? Ne devrais-je pas plutôt l’aider à s’en sortir ? À tout le moins parler avec lui ?… Or, pendant que j’hésite (tout en poursuivant mon chemin) avec un mélange de méfiance et de mauvaise conscience, le SDF trébuche dans la rue et se fait renverser par une voiture. Toute mon hésitation disparaît soudain : je me précipite pour l’aider ! C’est cette réaction qu’a théorisée et mise en pratique la médecine d’urgence et, à partir d’elle, l’action humanitaire d’urgence. Elle repose sur le seul élément absolu et incontestable dans le soin : celui qui privilégie le cure (quand la survie est en jeu) sans se préoccuper du care (l’amélioration de la vie). Cette distinction est précieuse, mais on ne saurait en déduire que l’essentiel du droit à la santé se réduit à l’urgence. Il concerne aussi une part du care et devient, du même coup, beaucoup moins évident à définir : quelles seront les limites à lui fixer ? Et si la situation sanitaire s’améliore de plus en plus, comme c’est le cas dans nos pays occidentaux, jusqu’où prolonger la solidarité du soin ? Il y a là un vaste champ de débats, voire de conflits considérables, qui n’en sont encore qu’à leurs prémices. Et il faut admettre qu’il n’existe aucune réponse absolue ni définitive à de telles interrogations ; car le concept de santé étant régulateur, et non critique, il n’englobe pas les bornes de son application.
La seule issue à cette difficulté de définition de « l’essentiel » est donc « procédurale ». Il faut parvenir à mettre en place une procédure d’examen public qui permette de produire les arbitrages pertinents entre les capacités de la solidarité collective (et notamment le financement), le seuil de tolérance d’une société et d’une époque à tel ou tel risque sanitaire et les aspirations des individus eux-mêmes. Autrement dit, les priorités sanitaires sont vouées à faire l’objet d’une délibération publique et à s’installer au cœur des « choix de société », sans se restreindre aux avis d’experts. Cette explicitation continue est sans doute un des enjeux majeurs de ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratie sanitaire[4] ». Mais la difficulté est que ces débats autour du droit à la santé ne peuvent plus être cantonnés à la stricte sphère juridique ou politique. Ils se déroulent dans un contexte où la santé tend, et peut-être de plus en plus, à se « moraliser ». C’est ce qui rend la procédure délibérative de plus en plus complexe et délicate.
La moralisation de la santé
L’écrivain britannique Samuel Butler fit paraître en 1872 un roman fantastique Erewhon ou de l’autre côté des montagnes, dans lequel il imagine une société étrange où les malades sont traités comme nos criminels et où les criminels sont traités comme nos malades. Les uns sont punis et condamnés ; les autres sont perçus avec indulgence et commisération. Même la détresse causée par la perte d’un être cher fait l’objet d’un châtiment exemplaire ; car ce qui importe n’est pas tant la volonté de faire mal que le mal que l’on porte en soi. C’est ce que, dans le livre, un juge explique doctement à un phtisique pulmonaire qu’il vient de condamner : « Vous pourrez dire que c’est par infortune que vous êtes criminel ; moi je vous réplique que votre crime c’est d’être infortuné. »
Nous n’en sommes évidemment pas tout à fait arrivés là. Mais comment ne pas voir qu’au-delà du droit à la santé l’injonction sanitaire a pris une portée qui dépasse le simple impératif de la prudence ? Le devoir d’être en bonne santé, ou du moins de ne pas ruiner sa santé, s’impose à nous selon deux logiques argumentatives.
La première est collective et sociale. Si l’on doit veiller à sa propre santé, c’est parce que nous vivons dans un État-providence où le système de protection est collectif et solidaire. Il convient donc de prendre soin de soi pour les autres en étant attentif à ne pas alourdir par des comportements à risques excessifs le poids de cette solidarité mutuelle. Cet argument semble solide, et il revient souvent à propos des mesures qui paraissent les plus coercitives. Que ce soit l’obligation de la ceinture de sécurité en voiture ou du port du casque pour les motards, l’interdiction de la cigarette ou la limitation de la consommation d’alcool… ; tout cela trouve sa justification dans la volonté de ne pas « alourdir le déficit de la sécurité sociale ».
Mais à cette première ligne d’argumentation vient s’ajouter cette autre : ne pas veiller à sa santé, c’est être soit ignorant, soit immature, soit intoxiqué, soit fou. Ainsi, celui qui fume ne peut le faire que parce qu’il ignore les méfaits du tabac, soit parce qu’il veut jouer au grand, soit parce qu’il est en état d’addiction, soit parce qu’il a tout à fait perdu les pédales. Dans ces quatre cas, le mépris de la santé ne peut venir que d’un déficit de « majorité ». Il convient donc de protéger les individus contre les dangers auxquels ils s’exposent eux-mêmes de manière inconsidérée. Face à leur irresponsabilité, la coercition est donc une option non seulement possible mais légitime[5], et peu importe qu’elle entérine leur statut de mineur…
Comment comprendre la montée fulgurante de cet hygiénisme moralisateur ? Il est sans doute à mettre sur le compte d’un double phénomène. Il y a d’abord la diffusion de l’utilitarisme anglo-saxon hors de son espace d’origine. Cette conception éthique a une efficacité particulière dans la modernité, puisqu’elle s’efforce de fonder la moralité sur des critères immanents hors de toute référence religieuse ou métaphysique. Son principe, formulé de la manière la plus générale, est limpide : une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre possible de personnes concernées par cette action. Elle est mauvaise dans le cas contraire. On perçoit en quel sens la santé identifiée comme absence de douleur ou comme bien-être, voire comme bonheur devient le critère fondamental et unique d’une éthique qui se conçoit comme laïque, universaliste et désintéressée.
Cet utilitarisme se combine dans l’hygiénisme avec un second phénomène anglo-saxon : le néopuritanisme. Par quoi il ne faut pas entendre un retour au religieux, mais un effet moderne du retrait du religieux. Le puritanisme pourrait être décrit en termes psychanalytiques comme une sorte de tendance névrotique obsessionnelle. L’éloignement du divin, l’affaiblissement des dogmes produit une angoisse du vide éthique, qui trouve une forme de compensation dans la multiplication de petites phobies, règles ou tabous qui visent frénétiquement à retrouver un semblant d’ordre existentiel. Le néopuritanisme hygiéniste apparaît dans une société post-traditionnelle qui a perdu son innocence et l’évidence de ses principes. La santé y est perçue comme un refuge commode visant à combler la quête de règles claires, communes et tangibles : de nouveaux rites, une nouvelle orthodoxie. Ainsi, on tentera de justifier l’opposition à l’homoparentalité non plus parce que ce serait « contre-nature », mais au regard de la santé psychique des enfants. Ainsi, on interdira aux jeunes de sortir le soir non pas parce que « ce n’est pas de leur âge », mais parce qu’il est prouvé que leur temps de sommeil est crucial pour leur croissance. Ainsi on fera l’amour, non parce que c’est bon, mais parce que ça augmente l’espérance de vie de trois minutes environ par orgasme ; etc. Par où l’on voit que la moralisation de la santé conduit à une hygiénisation de la morale. Loin de produire une éthique du bien-être ou de l’hédonisme, elle débouche au contraire sur l’injonction paradoxale qu’il faut sacrifier son bonheur à sa santé.
Rien ne montre davantage cette dérive que les débats sur la fin de vie et sur l’euthanasie quand la question de la « dignité » entre en jeu. On a parfois l’impression que la notion est utilisée comme l’exact synonyme de « parfaite santé », de sorte que mourir dans la dignité reviendrait à mourir en pleine forme. À l’inverse, l’indignité désignerait une existence tellement diminuée qu’elle ne mériterait pas d’être vécue. Chacun étant bien sûr juge de placer le curseur où il le souhaite. Le débat est incontestablement complexe – et on ne saurait prétendre le trancher d’une formule ; mais il n’en reste pas moins qu’on voit mal comment un être humain pourrait perdre sa dignité par le simple fait qu’il serait faible, malade, souffrant, vieux, dépendant. Un être humain peut-il jamais perdre sa dignité ? Et s’il se trouve déconsidéré à ses propres yeux, ne faut-il pas tout faire pour l’aider à retrouver l’estime, plutôt que de l’aider à reconnaître qu’en effet, sa vie ne mérite pas d’être vécue ! Il ne faudrait pas que l’argument de la dignité devienne le prétexte de l’abandon et du déni du déclin : « Cachons ce malsain que nous ne saurions voir… »
Le salut par la santé
On touche ici à la troisième et ultime extension du domaine de la santé : au-delà du droit, par-delà le bien et le mal, la santé s’approche de la problématique du sens ultime de la vie. Y aurait-il un salut par la santé ? Pourrions-nous espérer devenir des saints du sain ?
Sans doute ne faut-il pas trop surestimer l’efficacité sotériologique (ce qui relève du salut) de la santé dans notre univers hypermoderne, mais il ne faut pas négliger non plus ce qui la rend un tant soit peu crédible. Et de ce point de vue, nous pouvons voir coexister deux promesses fort différentes : la solution par la science et celle par la nature. Du côté de la science, nous avons le courant de pensée qu’il est convenu d’appeler le transhumanisme ou le posthumanisme. Sous ces termes on rassemble les projets qui consistent à faire converger les découvertes scientifiques dans tous les domaines (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives…) afin d’augmenter les performances, la qualité et la durée de l’existence humaine[6]. Au fond, les partisans de cette nouvelle utopie considèrent que la science parviendra à résoudre avec une efficacité inédite tous les défis de la finitude humaine : l’amélioration de l’éducation, l’augmentation des performances physiques et mentales, l’évitement du naufrage de la vieillesse, et bien sûr la victoire sur la mort. « Au-delà de la thérapie », les biotechnologies nous promettent un bonheur enfin à portée de la maîtrise humaine[7].
À l’opposé de ce modèle scientiste, une doctrine du salut concurrente va défendre l’idée que l’équivalence santé/salut ne peut venir que d’un renoncement à la technique et d’une dénonciation de ses méfaits. Car celle-ci a trahi ses promesses d’amélioration de la condition humaine pour ne produire qu’une succession de dégradations irrémédiables et terrifiantes. C’est donc au contraire par un retour volontariste à la nature, grâce à une saine et respectueuse frugalité, que la santé sera reconquise, la planète sauvée et l’humanité préservée. La nature sert ici de norme contre la science prométhéenne.
Salut techno-scientiste contre salut naturo-écologiste : ces deux idéologies concurrentes sont bien sûr sous cette forme extrême très marginales dans notre espace public et on aurait tort d’en exagérer la puissance. Mais leur existence, parfois folklorique parfois plus inquiétante, nous indique les extensions ultimes de l’idéologie sanitaire. D’où la question de savoir ce qui les empêche de se diffuser plus avant. Quels sont leurs points d’arrêts dans notre monde contemporain pourtant aisément réceptif au tout sanitaire et l’idéal d’une santé à tout prix ? Qu’est-ce qui nous sauve de ce salut-là ? La réponse à cette question est, je crois, fort simple. En inventant l’utopie d’une santé parfaite où l’homme ne connaîtrait ni la souffrance ni la maladie ni la vieillesse ni la mort, où il pourrait dépasser les limites de sa finitude et effacer jusqu’au tragique de son existence, ces idéologies ont simplement oublié l’homme et son essence finie. Et on aurait grand tort d’identifier la santé au « souverain bien » des philosophes de jadis. Sans doute est-elle un bien précieux pour nous et pour nos proches, mais elle ne saurait suffire à décider de la réussite de notre vie. Qu’est-ce que le bonheur ? Négativement, c’est l’absence de malheur (et la santé en est, en effet, un bon indice) ; mais, positivement, c’est la qualité des liens tissés autour de nous. Et, bien plus que le sain, c’est la richesse de l’environnement affectif qui nous offre le sel de la vie. On se tromperait donc lourdement à sacrifier le second sur l’autel du premier.
Par où l’on perçoit une fois encore l’ambivalence profonde qui régit la question de la santé dans l’univers démocratique contemporain. Les progrès colossaux de l’hygiène et de la médecine s’accompagnent d’une complexification croissante de ses usages et d’une extension toujours plus grande de ses domaines. Nous n’avons sans doute pas encore totalement digéré cet élargissement, ce qui rend d’autant plus urgent l’élaboration d’une « critique de la raison sanitaire[8] ». Surtout au moment où les frontières entre réparation et amélioration, entre préventif et curatif, survie et confort deviennent floues. Son axe principal pourrait être formulé de la sorte : la santé est ce qui nous permet de vivre aussi bien et aussi longtemps que possible notre condition humaine finie ; elle ne permet pas de l’abolir. Elle est un moyen pour la vie humaine et non sa fin. Tâchons de ne pas l’oublier.
[2] Observation générale du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, qui surveille l’application de la Convention de l’OMS, 2000 – http://www2.ohchr.org/french/bodies/cescr.
[3] OMS, aide-mémoire n° 323, août 2007, http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs323/fr/index.html
[4] Letourmy Alain, Naïditch Michel, « L’émergence de la démocratie sanitaire en France », Santé, Société et Solidarité, n°2, 2009. pp. 15-22.
[5] Voir les analyses de Philippe Raynaud, dans un article fameux « No smoking », Le Débat, 62, 1990, p. 170-171.
[6] Voir Converging Technologies for Improving Human Performance : Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science (NBIC), 2004. William S. Bainbridge et Mihail C. Roco. http://www.wtc.org/ConvergingTechnologies/1/NBIC_report.pdf
[7] Beyond Therapy : Biotechnology and the Pursuit of Happiness : c’est le titre d’un rapport de 2003 du Comité d’éthique américain, www.bioethics.gov/reports. Cf. Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Académie royale de Belgique, 2014 ; Luc Ferry, La Révolution transhumaniste, Plon, 2015.
[8] Parmi les tentatives récentes les plus stimulantes, celle de Nicolas Bouzou, Réformer la santé : trois propositions, Fondation pour l’Innovation politique, 2012. Voir aussi sa tribune publiée avec Serge Guérin dans Libération, « Six idées pour le système de santé », 20 janvier 2012.
Merci de nous avoir rappelé ce texte, qui pose les bases d'une réflexion essentielle et très générale sur la santé.
RépondreSupprimerVous n'y évoquiez pas le cas particulier des épidémies, et encore moins bien-sûr les spécificités de celle qui nous concerne aujourd'hui.
Comment, néanmoins, repartir des bases que vous nous rappelez ici pour orienter notre lecture de ce qui nous arrive ?
L'OMS, dites-vous, précise que le "droit à la santé" implique pour les états une obligation de moyens d'accès aux soins et médicaments essentiels pour l'ensemble de leur population. Application au contexte de l'épidémie : les états doivent rendre disponible pour chaque malade un équipement hospitalier permettant sa prise en charge selon les critères établis par le corps médical. Cette obligation de moyens ne peut être satisfaite que si le nombre de contaminations reste en-deçà d'un certain seuil, ce qui nécessite ... la mise à contribution des citoyens, lesquels se retrouvent donc, à leur tour, face à une obligation légale visant à limiter leur risque individuel.
Dans le contexte de l'épidémie, nous sommes donc contraints de considérer notre propre santé comme un devoir, pour permettre à l'état d'en faire un droit pour l'ensemble de la population.
Si l'équation me paraît assez simple aujourd'hui, je pense qu'elle va se complexifier dans les semaines à venir, et je suis sûre que votre texte nous aidera encore longtemps à prendre le recul nécessaire à nos réflexions.