dimanche 13 octobre 2013

Vieillir : pour ou contre ?



         La question fera sourire : comme si on avait le choix ! Et même si on avait le choix : comment hésiter ? C’est là pourtant l’objet d’une des plus longues querelles philosophiques qui fut. Elle débute au VIIe siècle av. J.-C par ce vers de Solon : « Puissè-je devenir vieux en apprenant toujours ». Le grand sage athénien entendait répondre à un des plus célèbres poètes du temps, Mimnerme de Colophon, qui citait, dans un de ses écrits, l’histoire de la déesse Aurore. Celle-ci, éprise de Tithon, un jeune et beau mortel, avait demandé à Zeus d’accorder l’immortalité à son aimé. Zeus accomplit son vœu, mais Aurore réalisa, horrifiée, qu’elle avait oublié de demander un complément indispensable : l’éternelle jeunesse. Le pauvre Tithon fut vite hors d’usage. Mimnerme pouvait alors conclure son élégie : « elle est fugitive comme un songe, la précieuse jeunesse ; et la pénible, l’informe vieillesse arrive vite sur notre tête ; elle est odieuse et méprisable à la fois, elle qui rend l’homme méconnaissable, qui trouble les yeux et voile l’esprit. Puissè-je, sans maladies ni pénibles soucis, rencontrer, à soixante ans, le lot de la mort ».
            C’est en réponse à ce poème que Solon entreprend une défense de la vieillesse : non seulement une vie de 80 ans ne lui fait pas peur, mais il peut espérer qu’à sa mort on le pleurera, preuve qu’il n’aura pas atteint le fond de la décrépitude. Il propose donc de modifier la fin du poème : « Puissè-je devenir vieux en apprenant toujours ».
            La querelle était lancée. Platon, Aristote, Plutarque, Epicure, Montaigne, et bien d’autres s’en feront l’écho, jusqu’à nous. Voici les principaux arguments pro et contra.
            Les « anti-vieillesse » se focalisent sur le processus d’usure qui diminue les performances physiques et intellectuelles. Il y a, disent-ils, un point culminant de la vie au-delà duquel l’espace se restreint et le temps se borne. Il nous arrive, certes, d’admirer de sages, d’énergiques, voire de beaux vieillards. Mais ce que nous admirons en eux, ce n’est pas la vieillesse, mais la sagesse, l’énergie ou la beauté qu’ils conservent en dépit de leur grand âge. La vieillesse, elle, n’est jamais admirable.
            Non !, objectent les défenseurs — et parmi eux, Cicéron —,  la vieillesse n’est pas un déclin, elle est une libération des passions qui permet, enfin, la sagesse. La vieillesse n’est détestable que lorsqu’elle clôt une vie sans vertu ni raison. Ce n’est donc pas la vieillesse que l’on abhorre, mais la vie déréglée. Si, par contre, l’existence est bien conduite, la vieillesse devient une récompense. La perte d’énergie est largement compensée par la lucidité et l’expérience. Nulle aspiration futile ou fugace ne vient plus nous détourner de l’essentiel : la vieillesse « fait plus et mieux » parce qu’elle est désillusionnée.
            Faux ! rétorque Nietzsche. La sagesse n’est qu’un cosmétique de plus pour une vieillesse qui se ment et refuse de voir sa déchéance. Toute la philosophie n’aurait-elle été inventée que pour consoler le vieillard ? Pour le convaincre que son impuissance était mérite, que son naufrage était port, que son manque d’appétit était ascèse, que sa fatigue était sérénité, que son égoïsme était recueillement ? Derrière la prétendue sagesse du vieux philosophe, dit Nietzsche, rien d’autre qu’une immense lassitude.
            Mais pourquoi renoncer à cette consolation de la philosophie ? Après tout, on peut être lucide sur son déclin tout en s’efforçant de le vivre le mieux possible. Tant que la vie résiste à la mort, il peut y avoir des projets et du sens. Sans doute ne faut-il plus espérer, passé un certain âge, pouvoir changer du tout au tout ou devenir autre qu’on est, mais on peut se réconcilier un peu avec soi, avec les autres et avec le monde. C’est ce qu’écrit Rousseau,  dans ses Rêveries, quelques mois avant sa mort, quand il répondit à son tour au vers de Solon : « Je n’ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m’instruire chaque jour en vieillissant, […] Heureux si par mes progrès sur moi-même, j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré ».
            Impossible, sans doute, de trancher cette querelle : au jeu du plus lucide chacun prétend avoir le dernier mot ; mais elle permet au moins de comprendre la source de l’extrême difficulté qu’il y a à répondre à cette autre question : à quel âge devient-on vieux.

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Poètes élégiaques et moralistes de la Grèce, trad. E Bergougnan, Paris, Garnier (en ligne sur http://www.weblettres.net).

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