Une petite vidéo sur « La Peur » en forme de « grain de poivre » dans le cadre des dernières « Rencontres de Cannes » organisées, comme toujours, par l'excellent François Lapérou.
vendredi 19 décembre 2014
vendredi 12 décembre 2014
Pourquoi mourir ?
« Rien ne prouve davantage combien la mort
est redoutable que la peine que les philosophes se donnent pour persuader qu’on
la doit mépriser »
La Rochefoucauld[1]
« Pourquoi mourir ? » : une
telle question frise l’insolence. Comme si nous avions le choix ! Comme si
nous pouvions décider, à ce propos, des avantages et des inconvénients ! Bien
sûr le suicide ou le sacrifice de soi sont toujours possibles qui permettent
d’actualiser et d’anticiper cette interrogation ; mais je veux parler ici
de la condition humaine : pourquoi diable est-elle mortelle ? C’est
au fond la question de tous les grands dispositifs spirituels de l’humanité,
qui s’interrogent sur cette spécificité de notre espèce. Ni les dieux ni les
bêtes n’ont cure du terme de leur existence — ils ne « connaissent »
pas la mort —, tandis que l’être humain interroge sans fin cette fin
inéluctable. Questionner ce qui semble aller de soi : c’est peut-être la
définition même de la métaphysique, qui est, comme dit Kant, une « disposition
naturelle » de l’humanité.
Mais à ce
questionnement sans fin, on peut penser que le nombre de réponses n’est pas
infini, puisque précisément l’homme est un être fini. Pourquoi, dès lors, ne
pas tenter l’exercice d’en dresser la liste … sous réserve
d’inventaire ?
La première
réponse à cette interrogation métaphysique sur la mort fut mythologique. Elle se présente sous la forme d’un récit, dont la
structure présente d’étonnantes similitudes en dépit des différences
géographiques et culturelles. A l’origine, dit-on, l’homme ignorait la mort.
Mais c’est lui qui, par hasard, par maladresse ou par orgueil l’a finalement
« inventée ». Le récit biblique de la chute de l’Eden est l’emblème de
cette vision, mais on la retrouve ailleurs. Ainsi Malinowski[2]
rapporte que les Trobriandais mélanésiens affirment qu’autrefois les gens ne
mourraient jamais. Ils retrouvaient leur jeunesse en se dépouillant de leur
peau, comme les serpents. Mais voilà qu’un jour une grand-mère alla se baigner
accompagnée de sa petite fille. Celle-ci resta sur la plage tandis que la
vieille s’éloignait pour nager. Avant d’entrer dans l’eau, la grand-mère prit
soin d’ôter sa peau pour ne pas la mouiller. Mais celle-ci prise par la marée
alla se perdre dans les roseaux. Ayant donc repris une apparence juvénile, la vieille
retourna vers sa petite fille qui, ne la reconnaissant pas, prit peur et la
chassa. Furieuse l’aïeule repartit à la recherche de sa vieille peau et,
l’ayant retrouvé, arriva folle de rage dans la maison de sa fille : « Je
ne me dépouillerai plus de ma peau, dit-elle. Nous deviendrons tous vieux. Nous
mourrons tous ». De ce temps, les hommes (et les femmes) ne purent plus
renouveler leur jeunesse éternellement. On pourrait citer bien d’autres
exemples, mais le message est le même : la mort est une malédiction dont
l’homme est lui-même responsable et qu’il lui faut donc accepter. Voilà le
message du mythe.
Mais un autre dispositif vient atténuer la
dure sagesse du mythe tout en le complétant : c’est le rite. Le rite de
passage, qui rythme l’existence du berceau à la tombe, est, pourrait-on dire,
un « multiplicateur de mort ». Enfance, jeunesse, maturité,
vieillesse : à chaque étape décisive de l’existence une cérémonie a lieu
qui suit une logique ternaire (Arnold van Gennep) : elle comprend d’abord
une petite mort, puis une initiation à sa future vie, et enfin une renaissance.
On meurt ainsi plusieurs fois dans sa vie : l’enfant meurt quand il
devient jeune, le jeune quand il devient adulte, l’adulte quand il devient
vieux. De sorte que, quand arrive la vraie mort, il n’y a plus aucune crainte à
avoir : on est entraîné ; on sait à quoi s’attendre. La puissance du
récit mythologique associée à la régularité du rite provoque la neutralisation
de la question de la mort.
Celle-ci s’ouvre,
pourrait-on dire, avec les grandes sagesses cosmologiques,
qu’elles soient orientales ou occidentales. En dépit, là encore, de leurs
différences innombrables, leurs solutions partagent un principe commun : si les
hommes sont mortels, c’est parce que, le plus souvent, ils se contentent d’une
vie de mortel. Mais il ne tient qu’à eux d’échapper à cette triste condition.
Ainsi, pour les philosophes grecs, il y a au moins trois voies d’accès à
l’immortalité. 1) La procréation, tout d’abord, par laquelle l’individu assure
la pérennité d’un nom dans une lignée ou dans l’espèce : c’est
l’immortalité la plus fruste, car elle ne prend pas en compte l’individualité,
mais seulement le groupe, non l’humanité, mais seulement l’animalité. 2) La
renommée et la gloire, ensuite, par lesquelles l’homme espère voir ses actes et
ses paroles gravés dans le marbre de l’histoire : immortalité plus noble
(c’est le choix d’Achille dans l’Iliade),
mais bien fugace néanmoins, qui consiste à survivre dans la mémoire … de
simples mortels. 3) La philosophie, enfin, par laquelle la connaissance juste
de l’univers permet de fusionner avec lui et d’adhérer à l’éternité de la
nature elle-même : c’est ce dernier genre d’immortalité que doit viser le
sage. « Lorsqu’un homme, écrit Platon dans le Timée (90 b-c), s’est donné tout entier à l’amour de la science et
à la vraie sagesse et que, parmi ses facultés, il a surtout exercé celle de
penser à des choses immortelles et divines, s’il parvient à atteindre la vérité
il est certain que, dans la mesure où il est donné à la nature humaine de
participer à l’immortalité, il ne lui manque rien pour y parvenir ». Grâce au
cosmos, c’est-à-dire à l’idée d’un ordre parfait et harmonieux du monde,
l’homme a les ressources lui permettant de dépasser la mort.
Mais si, comme le
pensent aussi bien les bouddhistes que les épicuriens, il n’y a pas de cosmos
harmonieux, si l’ordre du monde est contingent et aléatoire, alors la seule
issue consistera à fusionner avec le flux instable d’un univers en mouvement et
à se départir, du même coup, de toute espèce d’illusion ou d’espoir d’une
consolation ultime. Si la mort n’est pas à craindre, ce n’est pas parce qu’elle
n’existe pas, mais parce qu’elle n’est rien pour nous et qu’elle est elle-même,
comme tout ce qui est, relative.
C’est un simple « clignement de paupière » dans le perpétuel changement des
choses.
Une troisième
grande réponse serait la réponse théologique,
notamment celle qui se formule dans le christianisme. Pour elle non plus, la
mort n’est pas une fatalité. Elle peut être dépassée si on accepte la promesse
que l’amour est plus fort. Pas
n’importe quel amour, cela dit : ce n’est pas l’amour qui s’attache à
autrui (l’eros ou l’amour-passion),
car l’attachement n’a aucune chance de résister à la mort. Il ne s’agit pas non
plus de l’amour détaché (la compassion ou la charité), qui est trop désincarné
pour offrir la perspective d’un « salut ». Le christianisme propose l’amour en Dieu, qui est une manière de
s’attacher sans réserve à ce qu’il y a d’immortel et de divin en ceux qu’on aime.
C’est un amour garanti par Dieu, une sorte d’assurance vie éternelle, comme
l’écrit Augustin : « Heureux celui qui vous aime, et son ami en vous et
son ennemi à cause de vous ! Seul il ne perd aucun être cher, l’homme à
qui tous sont chers en Celui qu’on ne perd jamais » (Confessions, IV, 9). Dans le christianisme, l’insolence de la
question est pleinement assumée : « pourquoi donc voulez-vous
mourir, alors que l’éternité est à
portée de main ?». Sans Dieu, la vie est fugace, misérable et insensée. Grâce
à Dieu, la vie d’amour ne s’arrête pas à la vie terrestre et l’éternité
recevra la meilleure part de nous-même, qu’il faut donc s’attacher à cultiver
dans l’ici-bas. Magnifique promesse, sans doute, mais à laquelle il faut
croire, car la réponse chrétienne quitte le terrain de la raison pour laisser
place à la foi.
La quatrième
réponse est née d’une triple crise : avec la critique de la tradition, le
récit des origines a cessé de fonctionner. Avec les découvertes scientifiques
de la Renaissance, l’univers est apparu davantage comme un chaos que comme un
cosmos harmonieux ; avec les guerres de religion, la confiance en la
promesse chrétienne a été ébranlée. Quand le passé se perd, quand la nature se
tait et quand le ciel se vide, comment l’homme pourrait-il consoler l’homme de
sa mort ? La métaphysique moderne se construit sur ce défi. Il s’agira
d’opposer à la mort, la perspective d’une « vie réussie », car il n’y en a
qu’une. Pour aller à l’essentiel, deux voies se présentent : celle d’une vie
toujours plus « intense » où chaque moment pourrait être revécu
éternellement ; celle d’une vie toujours plus « ouverte » qui ne s’enferme
pas dans l’égoïsme mais parvient à s’élargir aux autres. Nietzsche, d’un
côté ; Rousseau et Kant, de l’autre. Dans les deux cas, l’homme cherche à
trouver en lui-même ce qui lui est supérieur : la Vie pour l’un,
l’Humanité pour les autres. Ce sont les deux dernières réponses à la question
de la mort, mais leur postériorité n’annule pas, loin s’en faut, la valeur des
précédentes. Car en métaphysique, à la différence de ce qui se passe en
sciences, ce n’est pas le dernier arrivé qui forcément a « plus raison ». La
question « pourquoi mourir ? » reste donc ouverte. Son insolence
est peut-être l’unique façon d’éviter la désolation. Ni la multiplication des
morts par le mythe et le rite, ni sa négation religieuse ni son anticipation
bouddhiste, ni l’intensification ou l’élargissement de la vie ne permettent
d’échapper à l’angoisse qu’elle suscite. Mais au moins ce panorama nous offre des
armes pour tenter de l’apprivoiser.
Et puis, il y a encore une autre réponse qui,
sans atteindre la beauté grandiose de celles qu’on a évoquées, présente à mes
yeux une certaine séduction : c’est la curiosité. Elle est certes un
vilain défaut, mais comment ne pas en avoir à l’idée d’expérimenter la fin de
l’expérience, d’éprouver le terme des épreuves, de vivre le passage vers là où
il ne se passera plus rien ? On saura alors si c’est le néant ou
l’ailleurs, qu’il soit enfer ou paradis, ou qu’il soit, à l’instar des enfers
antiques, une vie réduite comme la petite veilleuse d’une chaudière à gaz.
Bref, on aura peut-être la réponse ; mais quel dommage qu’on ne
puisse la partager !
« L’homme qui, privé du secours de ses
semblables et sans cesse occupé de pourvoir à ses besoins, est réduit en toute
chose à la seule marche de ses propres idées, fait un progrès bien lent de ce
côté-là ; il vieillit et meurt avant d’être sorti de l’enfance de la
raison » (Rousseau, Lettre à M. de
Beaumont, III, 75).
[1] Moins fluide, mais aussi juste, cette maxime
supprimée après la première édition : « Rien ne prouve tant que
les philosophes ne sont pas si persuadés qu'ils disent que la mort n'est pas un
mal, que le tourment qu'ils se donnent pour éterniser leur réputation. » Voir Réflexions ou sentences, in Œuvres de La Rochefoucauld, t. I,
Hachette, 1868.
[2] Malinowski,
B., Trois essais sur la vie des primitifs,
Payot, 2001.
mardi 2 décembre 2014
Hubert Védrine à la Sorbonne
Hubert Védrine,
ancien ministre des affaires étrangères,
sera l'invité exceptionnel de mon cours à la Sorbonne
sur « L'art politique à l'âge démocratique » :
le jeudi 4 décembre 2014,
amphi Champollion,
de 18h50 à 20h.
Entrée libre au 17 rue de la Sorbonne, dans la limite des places disponibles
Entrée libre au 17 rue de la Sorbonne, dans la limite des places disponibles
vendredi 28 novembre 2014
La peur !
5, 6, 7 décembre 2014venez auxXes Rencontres de Cannesentrée libre et gratuite---suivez-nous en direct
Et pour mettre l'eau à la bouche et la sueur aux tempes ... voici ce petit papier paru il y a quelques temps dans la Tribune (2010) :
La
nouvelle idéologie de la peur
Des lycéens qui disent — en
rigolant — combien ils ont peur pour leurs retraites ; des militants
écologistes qui, pleins de courage, bravent les forces de police, pour exprimer
leurs peurs des déchets nucléaires. Tels sont les derniers exemples
— étranges — du triomphe paradoxal de l’idéologie de la peur dans nos
sociétés. Pourquoi paradoxal ? Pour au moins deux raisons. Il est d’abord
frappant de constater combien se sont multipliées les peurs dans un monde
devenu pourtant sûr comme jamais dans l’histoire. Ce ne sont plus, comme jadis,
les guerres, les famines, la mort brutale et précoce, le diable ou l’enfer qui
effraient, mais le mal manger, le mal respirer, le mal boire, le fumer (ça tue
!). Ce sont les OGM, les nanotechnologies, les sautes de la météo, etc. Aux
grandes causes d’effroi d’autrefois se sont substituées d’innombrables petites
phobies envahissantes et d’autant plus terrorisantes que leur œuvre est
discrète. Jamais, chez nous, la guerre n’a été aussi éloignée, jamais la famine
plus improbable, jamais on n’a été aussi sûr de parcourir tous les âges de la
vie, jamais la maîtrise de la santé n’a été plus efficace… et, au lieu de
nous en réjouir, c’est la trouille qui nous taraude pour le présent comme
pour l’avenir ! Et, en plus, — second paradoxe — nous n’en avons
même pas honte. Autrefois considérée comme une passion infantile (ou féminine),
la peur était un vice dont l’homme adulte devait se libérer pour grandir. De
nos jours, elle est devenue une vertu, presque un devoir. Condition de la
lucidité, aiguillon de l’action, elle a acquis le statut de sagesse. Qui ne
tremble point commet de nos jours le triple péché d’ignorance, d’insouciance et
d’impuissance. Comment en est-on arrivé à une telle inversion ?
On peut avancer trois types
d’interprétation.
1) Une première (d’inspiration
nietzschéenne) mettra cette montée des peurs déculpabilisées sur le compte du
déclin de l’Occident. Face au dynamisme juvénile des pays émergeants, les
sociétés de la modernité tardive seraient devenues frileuses, plaintives et
timorées, à la fois vieilles et infantiles. D’un côté, le vieillissement
démographique produirait une baisse de l’énergie et une paralysie des
attentes ; de l’autre, la fonction protectrice de l’Etat infantiliserait
la société en sur-assistant les personnes. Bref, le triomphe des peurs
révélerait la lente agonie d’un Occident pourri-gâté.
2) Une seconde lecture (d’inspiration
tocquevillienne) insistera sur notre appétit insatiable du bonheur et du
confort. Alors que les régimes aristocratiques étaient guidés par l’honneur des
« gens biens nés », qui englobait l’esprit de sacrifice et le courage, les
sociétés démocratiques égalitaires recherchent avant tout le bien-être et la
sécurité pour tous. Or, le bien-être ne connaît pas de borne et sa préservation
ne sait aucune limite. D’où cette conséquence inévitable : plus nous
possédons, plus nous craignons de perdre. La montée des peurs est donc un effet
mécanique de l’égalisation et de l’amélioration des conditions.
3) Une troisième interprétation
(d’inspiration freudienne) verra dans la multiplication des peurs un moyen de
répondre au vide spirituel de notre temps. Car la peur donne du sens et des
repères dans un univers qui semble ne plus en avoir. A défaut d’avoir un avenir
radieux, une horizon béni, — et nous sommes immunisés en la matière !
— il reste très utile d’avoir un horizon de non-sens ou un avenir piteux. La
débâcle climatique, la catastrophe
financière, la figure diabolique d’un président honni, … tout cela permet
de redonner sens à nos actions et à nos vies. Bref, et c’est le troisième
paradoxe : la peur rassure ! C’est ce que disait Freud à propos des
phobies : leur multiplication nous permet d’échapper à l’angoisse causée
par des conflits psychiques insupportables. L’angoisse, qui ne porte sur rien,
ne peut être combattue, tandis que les peurs, qui sont limitées, peuvent être
apprivoisées. On préfère, donc, avoir peur de quelque chose, plutôt que d’être
angoissé par rien, c’est-à-dire par tout. D’où cette idéologie de la peur si puissante aujourd’hui. Elle est une
idéologie, car elle offre, au fond, tout ce qui manque à nos
sociétés désenchantées : elle fait sens (tout s’explique !),
elle fait lien (tous ensemble !) et elle fait programme (agissons !).
J’ai peur, donc je suis.
Déclin de l’Occident, passion du
bien-être ou quête de sens ? Il y a sans doute un peu de tout cela dans le
phénomène. Chacun pourra proportionner la dose de ces trois interprétations à
sa guise, mais elles montrent que l’anxiété est profonde. Cela dit, il ne
faudrait pas non plus se mettre à avoir trop peur de la peur. Car ces craintes,
pour être multiples, n’en restent pas moins limitées. Certes elles bloquent,
ralentissent, énervent, mais, mis à part quelques prophéties d’illuminés, elles
font aussi l’objet d’un examen critique assidu. Toutes sont médiatisées par un
débat, qui est parfois rude (réchauffement climatique, OGM ou nanotechnologies),
mais qui n’a rien à voir avec les paniques meurtrières que l’Europe a connues à
l’aube des temps modernes et que le reste du monde n’a pas fini
d’expérimenter. Ce qui amène d’ailleurs à penser que le déclin de l’Occident
est en fait tout relatif !
samedi 15 novembre 2014
Qui peut juger de la légitimité d'une décision politique ?
Cette question évoquée sur France Culture le 12/11/2014 dans l'émission le Grain à moudre, avec Fabienne Bruguière, Gérald Bronner et votre serviteur.
Je ne saurais trop recommander la lecture de l'excellent ouvrage de Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF.
Je ne saurais trop recommander la lecture de l'excellent ouvrage de Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF.
lundi 3 novembre 2014
vendredi 26 septembre 2014
A qui appartiennent les enfants ?
Vers l’âge de 28 ans (c’est l’âge moyen aujourd’hui), il
arrive que l’on « ait » des enfants, mais sont-ils vraiment à nous ? S’il fallait en croire notre hymne national
— Allons enfants de la patrie !
— , les enfants appartiendraient moins à leur famille qu’à la nation,
qui pourrait à tout moment en disposer comme bon lui semble. Elle ne s’est
d’ailleurs pas privée de le faire. Prenons 1914 : on ne peut être aujourd’hui
que surpris, à l’âge des guerres réputées « propres », par le consensus
presque absolu qui a permis le sacrifice d’une part majeure de la jeunesse
européenne. Certes l’enthousiasme des débuts a vite cédé le pas à un désespoir
sans nom, mais, pendant quatre ans, il n’a jamais trouvé les ressources pour
éviter ou à tout le moins limiter le massacre mutuel des enfants de patries voisines
réputées civilisées. Ce fut l’apothéose tragique de la solution traditionnelle
à la question « à qui appartiennent les enfants ? » : ils
n’appartiennent, a-t-on longtemps pensé, ni aux parents ni aux familles ni à
eux-mêmes mais à la communauté quelle
qu’elle soit : bande, clan, tribu ou nation, qui peut en user et abuser
sans limite.
Face
à cette solution traditionnelle, dont la compréhension nous échappe presque
totalement désormais, nous autres contemporains sommes tentés de répondre d’une
tout autre manière : les enfants n’appartiennent qu’à eux-mêmes ! Car ce
sont des « personnes » à part entière, libres et égales en droit, et non
des membres d’une communauté. Leur éducation est à leur propre service et non
au service du clan, de la nation, de sa puissance ou de sa gloire ; elle
doit se plier à l’impératif de leur épanouissement, à l’injonction de leur
bonheur présent et futur, aux moindres souffles de leurs désirs. L’éducation de
l’enfance est devenue synonyme de « protection de l’enfance ». On voit pourtant
sans peine la difficulté de cette nouvelle conception. Car si les enfants
n’appartiennent d’emblée qu’à eux-mêmes, pourquoi faudrait-il encore les
éduquer ? Pourquoi faudrait-il les faire devenir autre qu’ils ne sont,
s’ils sont dès leur naissance tout ce qu’ils doivent être ? Et comment ne
pas voir qu’un enfant qui n’appartient qu’à lui est un enfant abandonné …
Devant
la double impasse d’une réponse traditionnelle impossible et d’une solution
contemporaine improbable, on pourrait se tourner vers les grandes religions
monothéistes qui avaient trouvé une issue intermédiaire, élégante et puissante,
à ce problème. Pour elles, les enfants n’appartiennent ni au groupe ni à leurs
parents ni à eux-mêmes, mais à Dieu, père suprême, seul Créateur de tout.
Celui-ci les placerait en quelque sorte en location chez leurs parents «
adoptifs » en leur en confiant la garde et la responsabilité bienveillante.
C’est cette idée qui permet à John Locke, par exemple, dans le Traité sur le gouvernement civil (1690)
de dénier aux parents le droit de vie et de mort sur les enfants — et du
même coup (car tel était l’enjeu) aux rois de disposer à leur guise de
l’existence de leurs sujets. L’idée est belle, mais sa réalisation le fut
moins, car aucune des trois grandes religions n’est parvenue à renoncer tout à
fait à la pratique du sacrifice communautaire des enfants ; elles l’ont
même parfois porté, au nom de Dieu, à son intensité maximale.
Il y a pourtant dans cette idée d’un tiers entre l’enfant et sa famille, la
matrice d’une solution compatible avec l’individualisme contemporain. Car, on
pourrait dire que l’enfant n’appartient ni à lui-même ni à sa famille ni à la
communauté ni à l’Etat ni à Dieu, mais à
l’adulte qu’il sera plus tard[1].
Et c’est à cet adulte futur que doivent travailler de concert non seulement la
famille, la société, l’Etat et Dieu (si l’on y croit), mais l’enfant lui-même ;
car il n’y aurait rien de tout cela s’il n’y avait pas d’adultes ! Tous
doivent s’en occuper pour qu’il grandisse et s’appartienne comme grande
personne. Cela s’appelle l’autonomie, et je ne vois pas d’autre finalité de
l’éducation que celle-ci.
On
achèvera de s’en convaincre, en relisant ce passage sublime du fameux ouvrage Le Prophète du poète libanais Khalil Gibran (chapitre
3) :
Et une femme qui tenait un bébé
contre son sein dit, Parlez nous des Enfants.
Et il dit :
Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de
l’appel de la Vie à la Vie.
Ils viennent à travers vous mais non
de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils
ne sont pas à vous.
Vous pouvez leur donner votre amour,
mais pas vos pensées.
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez héberger leurs corps,
mais pas leurs âmes.
Car leurs âmes résident dans la
maison de demain que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme
eux, mais ne cherchez pas à les faire à votre image.
Car la vie ne marche pas à reculons,
ni ne s’attarde avec hier.
Vous êtes les arcs desquels vos
enfants sont propulsés, tels des flèches vivantes.
L’Archer vise la cible sur le chemin
de l’Infini, et Il vous tend de Sa puissance afin que Ses flèches volent vite
et loin.
Que la tension que vous donnez par la
main de l’Archer vise la joie.
Car de même qu’il aime la flèche qui vole, il aime également l’arc qui est stable.
Car de même qu’il aime la flèche qui vole, il aime également l’arc qui est stable.
——
• Khalil
Gibran, Le prophète, (1923), Livre de Proche, 1996
[1] Le philosophe du droit Pufendorf (1632-1694)
compare l’éducation des parents à la gestion des affaires et des intérêts d’une
personne qui est absente : « On a lieu de présumer que si en naissant
[l’enfant] eût l’usage de la Raison, et qu’il eût pu considérer, qu’il ne
pouvait point absolument se conserver en vie sans le soin de ses parents, et
par conséquent sans l’autorité que ce soin demande, il s’y serait volontiers
soumis, à condition qu’ils l’élevassent bien : consentement, qui étant
présumé sur un fondement raisonnable, vaut autant qu’un consentement
formel ; de même qu’une personne, de qui on a fait les affaires en son
absence et à son insu, est censée s’être engagée tacitement à dédommager des
dépenses que l’on ferait pour lui rendre ce service » (Droit de la nature et des gens, Livre VI, Chap. II, § 4). Ceci pour
montrer que l’autorité paternelle n’a rien de naturelle, mais qu’elle repose sur un contrat tacite.
dimanche 10 août 2014
Suite de l'histoire du Capital (Allemagne et Etats-Unis)…
Le
chapitre 4 « De la vieille Europe au Nouveau Monde » élargit l’approche
historique de la structure du capital à l’Allemagne et à l’Amérique du Nord.
Cela permet de faire une synthèse de la grille de lecture adoptée par Piketty.
Le
premier regard, le plus ample, examine la composition du capital : les
deux grandes évolutions des pays développés est que 1) les terres agricoles ont
été remplacées par le capital immobilier, industriel et financier ; et 2)
le rapport capital/revenu s’est effondré après 1914 et n’a cessé d’augmenter
après 1945 pour atteindre le niveau de 1914.
Le
second regard s’approche des éléments de ce capital et de leurs liens : 1)
Quelle est le part des actifs étrangers ? Très importante pour les
puissances coloniales, elle s’amenuise ensuite sauf pour l’Allemagne pour qui
elle représente aujourd’hui 50% de revenu national. 2) Deuxième élément : le
capital public et la dette publique ; 3) Troisième élément : Le
capital privé, c’est-à-dire la richesse patrimoniale des individus, qui, elle
aussi, suit un courbe en U.
La
guerre de 14 explique, pour l’Europe, la chute du rapport capital/revenu par
l’effet cumulé des destructions, des chocs budgétaires, des troubles financiers
(le fameux emprunt russe, la nationalisation du canal de Suez). C’est la fin
des rentiers.
En
Amérique du Nord, les chocs du XXe siècle ont moins d’effets, ce qui fait que
le rapport entre capital nationale et revenu national est beaucoup plus stable.
Parmi
les autres enseignements du chapitre, je note :
• «
Le pays qui a le plus massivement utilisé l’inflation pour se débarrasser de
ses dettes au XXe siècle – L’Allemagne — ne veut pas entendre parler d’une
hausse des prix supérieurs à 2% par an ; le pays qui a toujours remboursé
ses dettes publiques, y compris au-delà du raisonnable — le RU —, a une
attitude plus souple et ne voit pas de mal à ce que sa banque centrale achète
une bonne part de sa dette publique et laisse légèrement filer l’inflation »
(p. 227)
• L’analyse
sur le poids du « capital esclavage » aux Etats-Unis (p. 250 sq.) : «
On constate que la valeur totale des esclaves était de près d’une année et
demie de revenu national aux Etats-Unis à la fin du XVIIIe et pendant la
première moitié du XIXe, c’est-à-dire approximativement autant que la valeur
des terres agricoles » (p. 251). Piketty voit dans le phénomène la source de l’ambivalence
américaine : d’un côté une promesse égalitaire et un espoir considérable
placé dans cette terre d’opportunités ; de l’autre, une forme extrêmement
brutale d’inégalité, notamment autour de la question raciale (p. 254).
Petite réserve de lecture en passant, sur la structure de détail du livre qui n'articule pas assez à mon goût les analyses. Le fil chronologique d'ensemble est clair, mais Piketty juxtapose ensuite des fiches d'analyse. Bref, petit défaut architectonique.
à suivre …
Inscription à :
Articles (Atom)
Entretien pour La Croix, 8 janvier 2025
Pierre-Henri Tavoillot : « En France, nous avons le goût de la vie commune » Recueilli par Marine Lamoureux, le 08/01/2025 Ce qui nou...