Une petite vidéo sur « La Peur » en forme de « grain de poivre » dans le cadre des dernières « Rencontres de Cannes » organisées, comme toujours, par l'excellent François Lapérou.
vendredi 19 décembre 2014
vendredi 12 décembre 2014
Pourquoi mourir ?
« Rien ne prouve davantage combien la mort
est redoutable que la peine que les philosophes se donnent pour persuader qu’on
la doit mépriser »
La Rochefoucauld[1]
« Pourquoi mourir ? » : une
telle question frise l’insolence. Comme si nous avions le choix ! Comme si
nous pouvions décider, à ce propos, des avantages et des inconvénients ! Bien
sûr le suicide ou le sacrifice de soi sont toujours possibles qui permettent
d’actualiser et d’anticiper cette interrogation ; mais je veux parler ici
de la condition humaine : pourquoi diable est-elle mortelle ? C’est
au fond la question de tous les grands dispositifs spirituels de l’humanité,
qui s’interrogent sur cette spécificité de notre espèce. Ni les dieux ni les
bêtes n’ont cure du terme de leur existence — ils ne « connaissent »
pas la mort —, tandis que l’être humain interroge sans fin cette fin
inéluctable. Questionner ce qui semble aller de soi : c’est peut-être la
définition même de la métaphysique, qui est, comme dit Kant, une « disposition
naturelle » de l’humanité.
Mais à ce
questionnement sans fin, on peut penser que le nombre de réponses n’est pas
infini, puisque précisément l’homme est un être fini. Pourquoi, dès lors, ne
pas tenter l’exercice d’en dresser la liste … sous réserve
d’inventaire ?
La première
réponse à cette interrogation métaphysique sur la mort fut mythologique. Elle se présente sous la forme d’un récit, dont la
structure présente d’étonnantes similitudes en dépit des différences
géographiques et culturelles. A l’origine, dit-on, l’homme ignorait la mort.
Mais c’est lui qui, par hasard, par maladresse ou par orgueil l’a finalement
« inventée ». Le récit biblique de la chute de l’Eden est l’emblème de
cette vision, mais on la retrouve ailleurs. Ainsi Malinowski[2]
rapporte que les Trobriandais mélanésiens affirment qu’autrefois les gens ne
mourraient jamais. Ils retrouvaient leur jeunesse en se dépouillant de leur
peau, comme les serpents. Mais voilà qu’un jour une grand-mère alla se baigner
accompagnée de sa petite fille. Celle-ci resta sur la plage tandis que la
vieille s’éloignait pour nager. Avant d’entrer dans l’eau, la grand-mère prit
soin d’ôter sa peau pour ne pas la mouiller. Mais celle-ci prise par la marée
alla se perdre dans les roseaux. Ayant donc repris une apparence juvénile, la vieille
retourna vers sa petite fille qui, ne la reconnaissant pas, prit peur et la
chassa. Furieuse l’aïeule repartit à la recherche de sa vieille peau et,
l’ayant retrouvé, arriva folle de rage dans la maison de sa fille : « Je
ne me dépouillerai plus de ma peau, dit-elle. Nous deviendrons tous vieux. Nous
mourrons tous ». De ce temps, les hommes (et les femmes) ne purent plus
renouveler leur jeunesse éternellement. On pourrait citer bien d’autres
exemples, mais le message est le même : la mort est une malédiction dont
l’homme est lui-même responsable et qu’il lui faut donc accepter. Voilà le
message du mythe.
Mais un autre dispositif vient atténuer la
dure sagesse du mythe tout en le complétant : c’est le rite. Le rite de
passage, qui rythme l’existence du berceau à la tombe, est, pourrait-on dire,
un « multiplicateur de mort ». Enfance, jeunesse, maturité,
vieillesse : à chaque étape décisive de l’existence une cérémonie a lieu
qui suit une logique ternaire (Arnold van Gennep) : elle comprend d’abord
une petite mort, puis une initiation à sa future vie, et enfin une renaissance.
On meurt ainsi plusieurs fois dans sa vie : l’enfant meurt quand il
devient jeune, le jeune quand il devient adulte, l’adulte quand il devient
vieux. De sorte que, quand arrive la vraie mort, il n’y a plus aucune crainte à
avoir : on est entraîné ; on sait à quoi s’attendre. La puissance du
récit mythologique associée à la régularité du rite provoque la neutralisation
de la question de la mort.
Celle-ci s’ouvre,
pourrait-on dire, avec les grandes sagesses cosmologiques,
qu’elles soient orientales ou occidentales. En dépit, là encore, de leurs
différences innombrables, leurs solutions partagent un principe commun : si les
hommes sont mortels, c’est parce que, le plus souvent, ils se contentent d’une
vie de mortel. Mais il ne tient qu’à eux d’échapper à cette triste condition.
Ainsi, pour les philosophes grecs, il y a au moins trois voies d’accès à
l’immortalité. 1) La procréation, tout d’abord, par laquelle l’individu assure
la pérennité d’un nom dans une lignée ou dans l’espèce : c’est
l’immortalité la plus fruste, car elle ne prend pas en compte l’individualité,
mais seulement le groupe, non l’humanité, mais seulement l’animalité. 2) La
renommée et la gloire, ensuite, par lesquelles l’homme espère voir ses actes et
ses paroles gravés dans le marbre de l’histoire : immortalité plus noble
(c’est le choix d’Achille dans l’Iliade),
mais bien fugace néanmoins, qui consiste à survivre dans la mémoire … de
simples mortels. 3) La philosophie, enfin, par laquelle la connaissance juste
de l’univers permet de fusionner avec lui et d’adhérer à l’éternité de la
nature elle-même : c’est ce dernier genre d’immortalité que doit viser le
sage. « Lorsqu’un homme, écrit Platon dans le Timée (90 b-c), s’est donné tout entier à l’amour de la science et
à la vraie sagesse et que, parmi ses facultés, il a surtout exercé celle de
penser à des choses immortelles et divines, s’il parvient à atteindre la vérité
il est certain que, dans la mesure où il est donné à la nature humaine de
participer à l’immortalité, il ne lui manque rien pour y parvenir ». Grâce au
cosmos, c’est-à-dire à l’idée d’un ordre parfait et harmonieux du monde,
l’homme a les ressources lui permettant de dépasser la mort.
Mais si, comme le
pensent aussi bien les bouddhistes que les épicuriens, il n’y a pas de cosmos
harmonieux, si l’ordre du monde est contingent et aléatoire, alors la seule
issue consistera à fusionner avec le flux instable d’un univers en mouvement et
à se départir, du même coup, de toute espèce d’illusion ou d’espoir d’une
consolation ultime. Si la mort n’est pas à craindre, ce n’est pas parce qu’elle
n’existe pas, mais parce qu’elle n’est rien pour nous et qu’elle est elle-même,
comme tout ce qui est, relative.
C’est un simple « clignement de paupière » dans le perpétuel changement des
choses.
Une troisième
grande réponse serait la réponse théologique,
notamment celle qui se formule dans le christianisme. Pour elle non plus, la
mort n’est pas une fatalité. Elle peut être dépassée si on accepte la promesse
que l’amour est plus fort. Pas
n’importe quel amour, cela dit : ce n’est pas l’amour qui s’attache à
autrui (l’eros ou l’amour-passion),
car l’attachement n’a aucune chance de résister à la mort. Il ne s’agit pas non
plus de l’amour détaché (la compassion ou la charité), qui est trop désincarné
pour offrir la perspective d’un « salut ». Le christianisme propose l’amour en Dieu, qui est une manière de
s’attacher sans réserve à ce qu’il y a d’immortel et de divin en ceux qu’on aime.
C’est un amour garanti par Dieu, une sorte d’assurance vie éternelle, comme
l’écrit Augustin : « Heureux celui qui vous aime, et son ami en vous et
son ennemi à cause de vous ! Seul il ne perd aucun être cher, l’homme à
qui tous sont chers en Celui qu’on ne perd jamais » (Confessions, IV, 9). Dans le christianisme, l’insolence de la
question est pleinement assumée : « pourquoi donc voulez-vous
mourir, alors que l’éternité est à
portée de main ?». Sans Dieu, la vie est fugace, misérable et insensée. Grâce
à Dieu, la vie d’amour ne s’arrête pas à la vie terrestre et l’éternité
recevra la meilleure part de nous-même, qu’il faut donc s’attacher à cultiver
dans l’ici-bas. Magnifique promesse, sans doute, mais à laquelle il faut
croire, car la réponse chrétienne quitte le terrain de la raison pour laisser
place à la foi.
La quatrième
réponse est née d’une triple crise : avec la critique de la tradition, le
récit des origines a cessé de fonctionner. Avec les découvertes scientifiques
de la Renaissance, l’univers est apparu davantage comme un chaos que comme un
cosmos harmonieux ; avec les guerres de religion, la confiance en la
promesse chrétienne a été ébranlée. Quand le passé se perd, quand la nature se
tait et quand le ciel se vide, comment l’homme pourrait-il consoler l’homme de
sa mort ? La métaphysique moderne se construit sur ce défi. Il s’agira
d’opposer à la mort, la perspective d’une « vie réussie », car il n’y en a
qu’une. Pour aller à l’essentiel, deux voies se présentent : celle d’une vie
toujours plus « intense » où chaque moment pourrait être revécu
éternellement ; celle d’une vie toujours plus « ouverte » qui ne s’enferme
pas dans l’égoïsme mais parvient à s’élargir aux autres. Nietzsche, d’un
côté ; Rousseau et Kant, de l’autre. Dans les deux cas, l’homme cherche à
trouver en lui-même ce qui lui est supérieur : la Vie pour l’un,
l’Humanité pour les autres. Ce sont les deux dernières réponses à la question
de la mort, mais leur postériorité n’annule pas, loin s’en faut, la valeur des
précédentes. Car en métaphysique, à la différence de ce qui se passe en
sciences, ce n’est pas le dernier arrivé qui forcément a « plus raison ». La
question « pourquoi mourir ? » reste donc ouverte. Son insolence
est peut-être l’unique façon d’éviter la désolation. Ni la multiplication des
morts par le mythe et le rite, ni sa négation religieuse ni son anticipation
bouddhiste, ni l’intensification ou l’élargissement de la vie ne permettent
d’échapper à l’angoisse qu’elle suscite. Mais au moins ce panorama nous offre des
armes pour tenter de l’apprivoiser.
Et puis, il y a encore une autre réponse qui,
sans atteindre la beauté grandiose de celles qu’on a évoquées, présente à mes
yeux une certaine séduction : c’est la curiosité. Elle est certes un
vilain défaut, mais comment ne pas en avoir à l’idée d’expérimenter la fin de
l’expérience, d’éprouver le terme des épreuves, de vivre le passage vers là où
il ne se passera plus rien ? On saura alors si c’est le néant ou
l’ailleurs, qu’il soit enfer ou paradis, ou qu’il soit, à l’instar des enfers
antiques, une vie réduite comme la petite veilleuse d’une chaudière à gaz.
Bref, on aura peut-être la réponse ; mais quel dommage qu’on ne
puisse la partager !
« L’homme qui, privé du secours de ses
semblables et sans cesse occupé de pourvoir à ses besoins, est réduit en toute
chose à la seule marche de ses propres idées, fait un progrès bien lent de ce
côté-là ; il vieillit et meurt avant d’être sorti de l’enfance de la
raison » (Rousseau, Lettre à M. de
Beaumont, III, 75).
[1] Moins fluide, mais aussi juste, cette maxime
supprimée après la première édition : « Rien ne prouve tant que
les philosophes ne sont pas si persuadés qu'ils disent que la mort n'est pas un
mal, que le tourment qu'ils se donnent pour éterniser leur réputation. » Voir Réflexions ou sentences, in Œuvres de La Rochefoucauld, t. I,
Hachette, 1868.
[2] Malinowski,
B., Trois essais sur la vie des primitifs,
Payot, 2001.
mardi 2 décembre 2014
Hubert Védrine à la Sorbonne
Hubert Védrine,
ancien ministre des affaires étrangères,
sera l'invité exceptionnel de mon cours à la Sorbonne
sur « L'art politique à l'âge démocratique » :
le jeudi 4 décembre 2014,
amphi Champollion,
de 18h50 à 20h.
Entrée libre au 17 rue de la Sorbonne, dans la limite des places disponibles
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