Les
eurosceptiques ont raison : il y a trop d’Europe ; mais peut-être pas
au sens où ils l’entendent, à savoir celui d’une Europe bureaucratique,
tatillonne et intrusive dans la moindre de nos actions quotidiennes. Non, s’il
y a trop d’Europe, c’est parce qu’il y a trop d’EuropeS, trop de formes de
l’Europe ou de cercles européens. Qu’on en juge : en plus de la zone euro
(à 19), de l’espace Schengen (à 26) et de l’Union européenne (à 28), il faut
compter l’Espace économique européen (à 31), le conseil de l’Europe (à 47), mais
aussi l’Association européenne de libre-échange, … Autant de sphères qui se
coupent et se recoupent, s’excluent ou s’intègrent en une valse frénétique qui
donne le vertige aux plus entraînés.
Source : Supranational European Bodies-en.svg
Mais si pourtant on veut y mettre un peu d’ordre, on peut distinguer trois niveaux et plaider, paradoxalement, pour une Europe … de plus !
1) La
première Europe est l’Europe du droit. C’est celle qui, par exemple, condamne
la France pour n’avoir pas interdit la gifle et la fessée. C’est l’Europe du Conseil de l’Europe, de la Convention européenne des droits de l’homme,
et de la Cour européenne des droits de
l’homme : elle n’a rien à voir avec l’Union européenne. Héritage de la
seconde guerre mondiale, né le 5 mai 1949, elle réunit 47 Etats membres pour 800
millions d’habitants, dont la Russie. Elle est une usine à produire du droit
déconnectée d’ancrage territorial et démocratique, puisqu’elle permet à tout
individu de se prévaloir des Droits de l’homme contre son Etat, voire contre sa
Société. Formidable protection individuelle, elle tend aussi à être une créature
ayant échappé à tout créateur : un pur gouvernement des juges sans lien
avec aucune volonté générale. Elle marque le triomphe du positivisme juridique.
2)
La deuxième Europe est celle de l’économie : c’est, au sens large, l’Union
européenne (incluant 28 Etats, 507 millions d’habitants, dont la Grande
Bretagne, le Danemark, la Pologne) et, au sens étroit, la zone euro (soit 19
pays, 334 millions d’habitants). Cette Europe, née d’un projet franco-allemand
pour la paix, est devenue une réalité anglo-saxone pour le libre-échange :
toujours plus de liberté, toujours plus d’Etats-membres, toujours pas de
politique. Conçue pour devenir une confédération ou une fédération
d’Etats-Nation, elle ne vise désormais plus qu’à exister comme une zone de
libre-échange permettant au maximum de personnes, des biens et d’argent de
circuler sans frein. Cette Europe-là est aujourd’hui égarée dans une impasse
sans perspective sans dynamique autre que celle de « sauver les dégâts ».
3)
La troisième Europe n’existe pas. C’est un rêve ou un projet. Celui d’une Europe
« puissance », voire « grande puissance » au niveau des Etats-Unis et de la
Chine. Après avoir relevé avec succès le défi de la paix en Europe (1945-1989),
il lui faut désormais affronter celui de la globalisation marquée par
l’émergence de pays neufs ou d’anciennes nations endormies. Bien sûr, cette
Europe-là doit être politique : elle doit maîtriser son destin, même
juridiquement, et ne pas être ouverte aux quatre vents de la mondialisation. On
peut assez aisément imaginer ce qu’elle pourrait être : un espace riche
(le plus haut PIB du monde), culturellement et scientifiquement rayonnant,
dotée d’une qualité de vie exceptionnelle et d’une espérance de vie maximale,
avec une protection sociale unique au monde, pourvu d’un poids géopolitique et
diplomatique majeur, dans une société démocratique et égalitaire. Mais si cette
Europe là sera politique ou ne sera pas, il faudra aussi beaucoup de politique
(et d’art politique) pour la réaliser. Et c’est évidemment là que les
difficultés commencent, car, sans compter les égoïsmes nationaux, ni les
Etats-Unis ni la Chine ni la Russie ne peuvent regarder d’un bon œil la
constitution de cette Europe puissance.
L’ouvrage
de Valery Giscard d’Estaing, Projet
Europa représente à mes yeux une contribution majeure pour envisager, de manière réaliste et
pragmatique, le chemin qui nous sépare de l’idéal. Il a cette vertu, que
confère l’expérience au plus haut niveau, de ne pas vouloir aller trop vite,
mais d’enclencher des mécanismes à effets de chaîne … Ce qui était d’ailleurs
l’intention des pères fondateurs de l’Europe. Les choses peuvent aller vite en
temps de guerre ; mais en période de paix (et c’était l’objectif même de
l’Europe), il faut savoir prendre son temps … sans s’enliser pour
autant !
Pour
Giscard, dans la situation d’impasse actuelle, une seule stratégie est possible
: il faut recentrer l’Europe sur un « noyau dur » de pays qui partagent un
objectif commun et qui sont prêts à s’engager dans une trajectoire convergente
bien au-delà de la seule zone de libre-échange. Aujourd’hui la clé de cette
convergence lui semble être la fiscalité :
« Il s’agit de créer en Europe un territoire où toute personne et toute
entreprise pourra travailler, produire et investir, en se déplaçant librement,
en utilisant la même monnaie, en respectant les mêmes équilibres budgétaires,
et en acquittant les mêmes impôts sur ses activités, et les revenus que
celles-ci produisent ». L’idée est donc de produire une intégration monétaire
et fiscale, complétée à terme par un Trésor public commun de la zone euro dans
un délai fixé à 15 ans.
La
zone concernée serait constituée des pays fondateurs de l’Europe :
l’Allemagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le
Luxembourg ; auxquels s’ajouteraient l’Espagne, le Portugal, l’Autriche,
la Pologne ; et éventuellement l’Irlande et la Finlande. Ces pays ont
comme points communs d’avoir accepté de participer à la création de la monnaie
européenne, de souhaiter politiquement davantage d’intégration, tout en ayant
un niveau de développement économique et social comparable, ainsi que des
institutions juridiques et politiques fiables. La Grèce n’est pas du lot.
L’objectif de cette union Europa est
clair : « Achever l’intégration économique et monétaire de la zone euro
pour en faire une puissance du XXIe siècle ». Cette Europa contient 5 composantes :
1) Une union monétaire, déjà largement réalisée par le
Traité de Maastricht, mais qui doit désormais cesser de s’élargir ;
2) Une union budgétaire, déjà prévu par le « pacte de
stabilité » de 2012, mais qui exige un échelon décisionnel supplémentaire.
Giscard propose qu’un Conseil de la zone
euro (réunissant les chefs de gouvernement des Etats) remplace la
Commission pour le faire respecter.
3) Une union fiscale : conçue comme un processus de
convergence des taux et des assiettes des impôts nationaux des pays d’Europa
assuré, en concertation, par les administrations fiscales.
4) Une remise en ordre des finances publiques avec la
création d’un Trésor public d’Europa qui
pourrait émettre des emprunts publics
communs de la zone euro (bons de la zone euro, puis bons du Trésor public
d’Europa).
5) A terme, la mise en place d’un mécanisme de solidarité
financière interne sous la forme d’une péréquation et d’un transfert de
ressources.
Giscard
précise les étapes de son projet de manière détaillée, mais pas trop, car il
sait combien les circonstances, les personnes et les configurations s’acharnent
à ne jamais respecter les agendas trop rigides. C’est aussi ce qui rend son
projet convaincant et même enthousiasmant, car, à tous ceux qui sont comme nous
échaudés par les annonces de lendemains radieux, il ne promet que du travail et
de la réflexion. Mais au moins avec un horizon clair et un chemin tracé.
VGE, Le Projet Europa, XO éditions, 2014
VGE, Le Projet Europa, XO éditions, 2014
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