jeudi 15 septembre 2016

Pourquoi les philosophes sont-ils souvent pessimistes ?

[Texte paru dans la revue Cités, « La philosophie en France aujourd'hui », dir. Y.-Ch. Zarka et J. Grange, n°56, 2013 - où il était demandé à quelques philosophes de la « nouvelle génération » (?) de définir leur démarche]


Pourquoi les philosophe sont-ils si souvent pessimistes ? De Platon à Machiavel, d’Augustin à Arendt, c’est souvent une lumière sombre qui émane de leurs œuvres. J’oserai cette réponse brutale : pour qu’un individu consacre sa vie à la pensée, alors qu’il y a tant à faire dans ce bas monde, il doit être sacrément convaincu que la pensée peut sauver : sauver à la fois ce qui est pensé (le monde) et celui qui pense (lui-même). Et plus celui-là va mal, plus la philosophie remplit sa fonction salutaire pour celui-ci. D’où, parfois, cette tentation d’aggraver l’ampleur d’un désastre pour justifier une vocation. N’est-ce pas particulièrement le cas de nos jours ?
De fait, l’esprit des temps démocratiques est accusé de tous les maux : la société est réputée individualiste, incapable de lien qu’il soit familial, amoureux, social ou civique ; le pouvoir démocratique semble à la fois impuissant et oppressif, toujours trop gros ou trop faible, inapte à représenter le peuple et à penser l’avenir ; la culture démocratique paraît condamnée au consumérisme : plate, ingrate, dénuée de grandeur comme de hauteur.
Mais, au regard d’un tel diagnostic, ce qu’on ne comprend plus, c’est pourquoi « ça marche encore ». Pourquoi, en dépit de ces impossibilités, le régime démocratique continue-t-il sa route, mais, sans doute ; mal, bien sûr, puisque « c’est le pire régime à l’exception de tous les autres » ? Pourquoi attire-t-il toujours ceux qui n’en sont pas ? Pourquoi la production d’œuvres ne s’épuise-t-elle pas totalement ? Pourquoi les liens interhumains semblent-il non seulement persister, mais n’avoir jamais été autant investis et scrutés ?
E pur si muove ! …  Et pourtant elle tourne, la démocratie ! Telle est la vraie surprise ; et telle est la question qui guide mon travail philosophique. Il ne s’agit pas de dire que tout va bien chez elle, mais de comprendre pourquoi tout ne s’effondre pas. Quelles sont les ressources qui, dans un contexte où tout paraît se déconstruire (les valeurs, la spiritualité, les liens, les œuvres, …), se mobilisent pour produire à la fois une réflexion et une reconstruction ? Repérer ces mécanismes reconstructeurs permettra aussi d’envisager les moyens politiques de les étayer et de les renforcer.
C’était la démarche de Philosophie des âges de la vie, élaboré avec Eric Deschavanne. Nous partions du scénario courant « d’une fin des âges », alimenté — entre autres — par le succès des produits « anti-âges » ; mais c’était pour le nuancer et décrire les formes d’une reconfiguration contemporaine. Cessant d’être des statuts prédéfinis, les âges se muent en catégories individuelles de l’identité narrative. Certes l’enfance se complexifie, la jeunesse s’allonge, l’âge adulte se problématise, la vieillesse se pluralise, mais l’horizon de la maturité, loin de disparaître, demeure plus puissant que jamais. Une telle redéfinition du cours de la vie hypermoderne, éclairée par l’histoire des conceptions passées, permet aussi, et peut-être surtout, d’envisager ce que serait une « nouvelle politique des âges de la vie ».
La même interrogation et la même méthode se retrouvent à propos de l’autorité politique dans Qui doit gouverner ? L’angoisse de la disparition de l’autorité nourrit si vivement l’espace public qu’on se convaincra sans peine qu’elle n’est guère à craindre. Mais sous quelles formes se reconstitue-t-elle ? En quoi consiste cette nouvelle autorité, à la fois réfléchie et inquiète, qui s’efforce de faire grandir aussi bien celui qui l’exerce que celui qui s’y soumet ? C’était l’objet du livre.
Dans cette exploration des reconfigurations démocratiques, il y a encore beaucoup à faire : comment expliquer que l’atomisation du social pronostiquée par tous les grands penseurs de la modernité ne s’achève pas dans l’hypermodernité ? Comment concevoir l’ambivalence de la solitude, qui est à la fois le paradis et l’enfer de l’individualisme ? Comment comprendre que nos sociétés ultra-sécurisées soient taraudées par tant de peurs ? Comment envisager un « art politique démocratique » quand tout plaide pour l’impuissance et le renoncement ? L’exploration de ces reconstructions est à mon sens le plus passionnant des travaux philosophiques qui soit, mais elle exige que le philosophe ne travaille pas seul et qu’il collabore sans prétention hégémonique avec l’ensemble des sciences humaines : l’histoire, la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, la science politique, … Et celles-ci me paraissent aujourd’hui très accueillantes et ouvertes à cette collaboration. Voilà donc une autre raison de n’être pas (trop) pessimiste.

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