[Texte paru dans la revue Cités, « La philosophie en France aujourd'hui », dir. Y.-Ch. Zarka et J. Grange, n°56, 2013 - où il était demandé à quelques philosophes de la « nouvelle génération » (?) de définir leur démarche]
Pourquoi les philosophe sont-ils si souvent pessimistes ?
De Platon à Machiavel, d’Augustin à Arendt, c’est souvent une lumière sombre
qui émane de leurs œuvres. J’oserai cette réponse brutale : pour qu’un individu
consacre sa vie à la pensée, alors qu’il y a tant à faire dans ce bas monde, il
doit être sacrément convaincu que la pensée peut sauver : sauver à la fois
ce qui est pensé (le monde) et celui qui pense (lui-même). Et plus celui-là va
mal, plus la philosophie remplit sa fonction salutaire pour celui-ci. D’où,
parfois, cette tentation d’aggraver l’ampleur d’un désastre pour justifier une
vocation. N’est-ce pas particulièrement le cas de nos jours ?
De fait, l’esprit des temps démocratiques est accusé de
tous les maux : la société est réputée individualiste, incapable de lien
qu’il soit familial, amoureux, social ou civique ; le pouvoir démocratique
semble à la fois impuissant et oppressif, toujours trop gros ou trop faible,
inapte à représenter le peuple et à penser l’avenir ; la culture
démocratique paraît condamnée au consumérisme : plate, ingrate, dénuée de
grandeur comme de hauteur.
Mais, au regard d’un tel diagnostic, ce qu’on ne comprend
plus, c’est pourquoi « ça marche encore ». Pourquoi, en dépit de ces
impossibilités, le régime démocratique continue-t-il sa route, mais, sans
doute ; mal, bien sûr, puisque « c’est le pire régime à l’exception de
tous les autres » ? Pourquoi attire-t-il toujours ceux qui n’en sont pas ?
Pourquoi la production d’œuvres ne s’épuise-t-elle pas totalement ? Pourquoi
les liens interhumains semblent-il non seulement persister, mais n’avoir jamais
été autant investis et scrutés ?
E pur si muove !
… Et pourtant elle tourne, la démocratie ! Telle est la vraie
surprise ; et telle est la question qui guide mon travail philosophique.
Il ne s’agit pas de dire que tout va bien chez elle, mais de comprendre
pourquoi tout ne s’effondre pas. Quelles sont les ressources qui, dans un
contexte où tout paraît se déconstruire (les valeurs, la spiritualité, les
liens, les œuvres, …), se mobilisent pour produire à la fois une réflexion et
une reconstruction ? Repérer ces mécanismes reconstructeurs permettra
aussi d’envisager les moyens politiques de les étayer et de les renforcer.
C’était la démarche de Philosophie
des âges de la vie, élaboré avec Eric Deschavanne. Nous partions du
scénario courant « d’une fin des âges », alimenté — entre autres —
par le succès des produits « anti-âges » ; mais c’était pour le nuancer et
décrire les formes d’une reconfiguration contemporaine. Cessant d’être des
statuts prédéfinis, les âges se muent en catégories individuelles de l’identité
narrative. Certes l’enfance se complexifie, la jeunesse s’allonge, l’âge adulte
se problématise, la vieillesse se pluralise, mais l’horizon de la maturité,
loin de disparaître, demeure plus puissant que jamais. Une telle redéfinition
du cours de la vie hypermoderne, éclairée par l’histoire des conceptions
passées, permet aussi, et peut-être surtout, d’envisager ce que serait une «
nouvelle politique des âges de la vie ».
La même interrogation et la même méthode se retrouvent à
propos de l’autorité politique dans Qui
doit gouverner ? L’angoisse de la disparition de l’autorité nourrit si
vivement l’espace public qu’on se convaincra sans peine qu’elle n’est guère à
craindre. Mais sous quelles formes se reconstitue-t-elle ? En quoi consiste
cette nouvelle autorité, à la fois réfléchie et inquiète, qui s’efforce de
faire grandir aussi bien celui qui l’exerce que celui qui s’y soumet ? C’était
l’objet du livre.
Dans cette exploration des reconfigurations démocratiques,
il y a encore beaucoup à faire : comment expliquer que l’atomisation du
social pronostiquée par tous les grands penseurs de la modernité ne s’achève
pas dans l’hypermodernité ? Comment concevoir l’ambivalence de la
solitude, qui est à la fois le paradis et l’enfer de l’individualisme ?
Comment comprendre que nos sociétés ultra-sécurisées soient taraudées par tant
de peurs ? Comment envisager un « art politique démocratique » quand
tout plaide pour l’impuissance et le renoncement ? L’exploration de ces reconstructions
est à mon sens le plus passionnant des travaux philosophiques qui soit, mais
elle exige que le philosophe ne travaille pas seul et qu’il collabore sans
prétention hégémonique avec l’ensemble des sciences humaines : l’histoire,
la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, la science politique, … Et
celles-ci me paraissent aujourd’hui très accueillantes et ouvertes à cette
collaboration. Voilà donc une autre raison de n’être pas (trop) pessimiste.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire