A l’issue du premier tour de l’élection
présidentielle, qui marque un véritable bouleversement dans l’histoire de la Ve
République, je voudrais tenter un premier bilan.
1) L’extraordinaire performance de Macron : Il faut d’abord
noter l’extraordinaire performance — et je pèse mes mots — qu’a
constitué la campagne d’E. Macron : d’abord arriver en tête du premier
tour devant le Front National ; mais ensuite et surtout réussir en
exactement un an (la « Marche » commence le 6 avril 2016) à structurer un
mouvement, organisé d’une manière tout à fait originale. Le mouvement revendique,
en octobre 2016, 88 000 adhérants/sympathisants,
soit un chiffre équivalent à celui revendiqué par le Parti Socialiste français.
Reprenant et perfectionnant un
modèle d’organisation déjà expérimenté (Désirs d’Avenir de Ségolène Royale, Campagnes
d’Obama de 2008 et 2012), En Marche! propose à chaque adhérant (qui peut rester
membre d’un autre parti) de rejoindre ou créer librement et gratuitement un
comité local, sorte de franchise. Chacun des comités est animé par un ou
plusieurs adhérents (nommés référants ou animateurs) qui en organisent la vie
en proposant des événements locaux, des rencontres et des débats autour des
idées et des valeurs portées par le mouvement. En décembre 2016, il en existait
plus de 2 600. Ce qui ressort des témoignages des militants est leur souhait de
sortir des clivages idéologiques stériles et convenus pour envisager, de
manière pragmatique, une action efficace.
A présent, deux énormes défis
attendent le mouvement, et ils sont politiques. Le premier est de réunir une
majorité parlementaire aux élections législatives, qui lui permettra — second
défi – de gouverner. « On fait campagne en vers, mais on gouverne en prose »,
disait très justement Mario Cuomo, le gouverneur démocrate de l’Etat de New York. Porté par l’énergie
de l’esprit pionnier, « En Marche ! » saura-t-il calmer son enthousiasme
pour négocier et agir, et surtout faire face à l’adversité des pensées et des faits.
2) La part considérable de la protestation
Car,
et c’est le deuxième enseignement, la réussite d’Emmanuel Macron ne doit pas
cacher le fait qu’elle est minoritaire dans l’espace politique français et
souffre de ce fait d’un grave déficit de légitimité. Pour en prendre conscience,
il faut rappeler les ordres de grandeur bruts des résultats du premier
tour.
Il y a, en France, 47 millions d’électeurs
- Les 24 % d’E. Macron en représentent 8,6 millions
- Les 21,3 % de M. Le Pen = 7,6 millions
- Les 20 % de F.
Fillon = 7,2 millions
- Les 19,6 % de J. L. Mélenchon = 7 millions.
- Et les autres candidats = 5 millions (2,2 pour Hamon + 1,6 pour NDA …).
L’abstention (avec blancs et
nuls) représente 11 millions, parmi
lesquels on peut compter les PRAF (ces partisans du « Plus rien à faire ;
Plus rien à foutre » décrits par B. Teinturier).
Cette répartition montre donc l’existence de 5 « partis » (et
non pas 4) aux alentours +/- des 20%
1)
Abstention
2) Centre gauche
3) Droite
radicale
4) Droite
conservatrice
5) Gauche
radicale
Ce qui fait que le gagnant — celui qui parvient à sortir un peu de ses 20% — n’aura
qu’une très faible légitimité, sauf à rassembler au-delà de sa base ; et
même s’il parvient à réunir pour lui l’un des 5 autres camps, il débutera son mandat
avec 60% d’opinions défavorables et au moins 40% d'opinions hostiles.
Paradoxe et défi : Macron, même
s’il est élu président avec + de 60% des voix ; aura, contre lui, 60% des électeurs.
C’est une réalité à prendre en considération dans la stratégie à venir.
3) L’échec des
primaires et l’explosion des
partis -
Troisième
enseignement : l’échec des primaires, signe de la déliquescence des
partis, comme machines idéologico-électorales. C’est un changement majeur, dont
il faudra examiner attentivement les effets et les modalités, car rien n’est
encore très clair. Les systèmes représentatifs sont historiquement passés par
trois étapes : 1) le système des notables, 2) le système des partis de
masse et 3) le système de la démocratie d’opinion qui arrive aujourd’hui à
maturité.
Les
primaires apparaissaient comme le moyen de concilier démocratie des partis et démocratie
d’opinion . C’est un terrible échec, car les primaires loin de sauver les
partis ont achevé de les détruire.
A
droite, la primaire a usé deux candidats hyperfavoris successifs d’une élection
réputée imperdable. En les surexposant médiatiquement de manière trop précoce (ce
qui les rendait vulnérable aux attaques) et en les obligeant à parler d’abord
et avant tout à leurs camps devant la totalité des électeurs du pays, cette
procédure leur a interdit d’être audible dans la véritable phase de la campagne
électorale. Elle a aussi mis en scène des lignes de front internes qui ne
pouvaient plus être effacées. Bref, au lieu d’unir, elle a divisé ; au lieu de renforcer, elle a affaibli.
A
gauche, la primaire a fait office de révélateur : elle a montré un parti
autiste, traversé par des débats et des rapports de forces d’appareil totalement
étrangers aux préoccupations des Français. La sanction a été terrible et sans
appel : 6,3%. B. Hamon réunit le même nombre d’électeurs au premier tour de
la présidentielle qu’à la primaire de la gauche.
Mais
à la décharge de ces partis : il n’y avait rien d’autre à faire que de les
organiser … Les primaires ont été l’instrument nécessaire avec lequel ils
ont organisé leur propre déliquescence.
Le
seul parti traditionnel qui reste en état de fonctionnement est le Front
National, parce qu’il est structuré, comme « En Marche ! » et comme « La France
insoumise », autour d’une personnalité charismatique, ce qui manquait paradoxalement aux appareils (en un sens plus « démocratiques » que les nouvelles organisations - mais ils n'avaient gardé de la démocratie que l'impuissance sans la force de l'incarnation).
Mais
« En Marche ! », tout comme « La France insoumise », ont testé avec succès
un nouveau type de machine électorale. Plus agiles, plus innovants, moins
militaires et moins pyramidaux dans leur fonctionnement (malgré un chef
incontesté), ces mouvements ont su capter les aspirations de la démocratie d’opinion.
La grande question, à présent,
est de savoir comment de telles start-up électorales vont se transformer en
entreprises de gouvernement (ou d’opposition constructive pour J-L. Mélenchon) en régime présidentiel
et parlementaire.
C’est le point sur lequel il va
falloir être particulièrement attentif dans les semaines qui viennent.
• Un regard optimiste
pariera sur l’effet d’entraînement et de reconfiguration porté par une dynamique
forte et par l’intérêt bien compris : après une élection, il faut donner au
vainqueur les moyens de gouverner. Et l'opposition, malgré sa déception, accepte de jouer le jeu institutionnel.
• Un regard plus inquiet émettra
quelques doutes sur cette reconfiguration, car le renouveau cesse toujours, à
un moment ou à un autre, d’être nouveau ; et cela, à notre époque, arrive
de plus en plus vite … Par ailleurs, la force idéologique du discours contestataire - réuni en une sorte d'association « inamicale », est toujours à craindre.
Nous avons eu en 2007, « la
Rupture » ; puis en 2012, « Le changement, c’est maintenant » ;
en 2016, E. Macron fait paraître un livre intitulé « Révolution » pour laquelle
nous serions « En marche »
Bien sûr, ce sont là des slogans
nécessaires d’une campagne « en vers », mais il faut rappeler les règles de la « prose » : la
nouveauté n’est pas, en soi, un programme et le « bougisme » ne fait pas, à lui seul, une politique.
Je suis donc plutôt raisonnablement
inquiet …
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