Droit de question animé par Elisabeth Lévy et Natacha Polony
mardi 26 juin 2018
Une Assemblée citoyenne du futur ?
Neutralité du net, référence aux « Biens communs », changement climatique et protection de la biodiversité : on voit fleurir, en ce printemps 2018 un nombre important de demandes d'ajouts à la Constitution. J'ai les plus grandes réserves à l'égard de cette accumulation qui semble confondre le droit constitutionnel et la politique à conduire. De deux choses l'une, soit ces ajouts sont purement symboliques, soit ces ajouts auront des effets : dans le premier cas, ils ne remplaceront pas une politique ; dans le second, ces effets risques d'être non maîtrisés et de promouvoir l'impuissance plutôt que l'action. Je critique ici un projet parmi d'autres de réforme institutionnelle : la transformation du CESE (Conseil Economique, Social et Environnemental) en Assemblée du futur.
Le 3 juillet
2017, devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, Emmanuel Macron
annonçait la transformation du Conseil Economique, social et environnemental en
« chambre du futur », dont l’objet serait « de faire entrer la
considération du long terme de manière systématique et permanente dans
l’élaboration de la loi. Dotée de pouvoirs inédits et d’une composition
originale, elle aurait pour objectif d’éclairer et d’enrichir le processus
législatif, d’inciter à l’innovation et à la cohérence des politiques publiques
» (D. Bourg, Inventer la démocratie du
XXIe siècle, LLL, p. 16). Cette idée d’un renouvellement institutionnel a
été portée notamment par Dominique Bourg et Kerry Whiteside, rejoints par
d’autres intellectuels spécialisés dans les « innovations démocratiques ».[1]
A
l’origine de cette proposition, le constat de quatre transformations majeures
du contexte dans lequel s’exerce la démocratie.
• Le
premier changement est éthique. Les promoteurs de l’assemblée du futur
reprennent une idée forte du philosophe Hans Jonas : l’éthique (au sens le
plus général de la réponse à la question : que dois-faire ?) ne peut
plus être pensée de la même manière depuis que l’homme dispose de la capacité
de détruire son environnement et donc l’humanité elle-même. Hans Jonas, comme à
la même époque Gunther Anders, pensaient d’abord à la puissance
nucléaire ; mais le raisonnement s’élargit aujourd’hui à l’épuisement des
ressources et au changement climatique. Nucléaire, ressources, climat : ce
sont là les trois domaines où la puissance humaine trouve ses propres limites [2]. Et
c’est un paradoxe : alors que la démocratie vise la maîtrise par les
hommes de leur propre destin, le développement de cette maîtrise risque de se
retourner contre elle en détruisant les conditions d’une vie humaine terrestre.
• Il
faut ajouter que les processus d’une potentielle « autodestruction » sont très complexes dans leur nature même.
Ils exigent donc non pas seulement la pureté des intentions, mais la prise en
compte d’une réelle efficacité. Autrement si tout le monde est d’accord, je
crois, pour « sauver la planète », la question de savoir comment est loin de
faire l’objet d’un consensus.
• Ce
changement éthique a deux conséquences politiques majeures pour les
démocraties. La première concerne l’espace : avec ces nouveaux enjeux
environnementaux, le cadre d’action ne peut plus être l’Etat-Nation, car c’est
toute la planète qui est en jeu. La seconde concerne le temps : le
calendrier ne peut plus être seulement celui de la prochaine élection, mais les
risques obligent à considérer le temps long et les générations futures.
• Ces
trois changements éthiques et politiques révèlent l’inadaptation des
institutions démocratiques. Leur constat peut d’ailleurs nourrir une critique
radicale de la démocratie, incapable selon certains de
répondre à ces défis : une bonne dictature serait bien plus efficace. Mais
pour ceux qui entendent rester dans son cadre, il importe d’adapter les
institutions à ces nouveaux défis. D’où le projet d’une assemblée citoyenne du futur, dont le rôle serait à la fois de
rendre visible ces défis et d’y apporter des réponses.
Une
telle assemblée aurait quatre fonctions principales :
1)
D’abord assurer une représentation originale d’intérêts non encore
présents : ceux des générations futures et, plus généralement, celui
du long terme, qui désigne tout ce qui concerne les « limites de la
planète ». C’est ce qui explique le choix de sa composition qui serait
constitué pour un tiers de citoyens ordinaires tirés au sort ; pour un
tiers de spécialistes de l’environnement tirés au sort (parmi les membres
d’ONGE accréditées par le Parlement) et pour un dernier tiers de représentants
de la société civile organisée (comme c’est le cas actuellement pour le CESE).
2)
Deuxièmement promouvoir une délibération citoyenne à la fois plus ouverte par
l’organisation de débats et consultations fréquentes grâce aux civic techs, et plus informée grâce à
l’expertise continue d’un organisme scientifique de veille qui lui serait
adossé (le Haut Conseil du long terme). Sa fonction serait de faire la synthèse
continue des travaux sur le dossier des limites de la planète.
3) Troisièmement, sur la base de cette
délibération, cette assemblée pourrait s’autosaisir des projets législatifs
mettant en jeu le long terme, mais aussi en proposer elle-même (pouvoir d’initiative législative spécialisé).
Son rôle reste consultatif, mais fort de la participation des citoyens, son
poids pourra être grand.
4)
Enfin garantir un contrôle juridique de l’action publique grâce à des
« principes constitutionnels nouveaux ». Elle dispose d’un « pouvoir
d’alerte législative » si elle estime qu’une loi en cours d’examen peut porter
préjudice au long terme ; et elle est en droit de saisir le Conseil
Constitutionnel si elle considère qu’une loi votée n’est pas conforme à de
nouveaux principes constitutionnels fondamentaux de l’environnement.
Ces
principes quels sont-ils ? Il existe déjà dans la Constitution une Charte
de l’environnement, mais, selon les promoteurs du projet, son contenu est
devenu largement insuffisant face aux défis environnementaux. Il conviendrait,
selon eux, de faire un pas de plus et d’intégrer deux principes
constitutionnels nouveau à l’article 1er de la Constitution, dont
l’Assemblée du futur serait (avec le Conseil Constitutionnel), le vigilant
gardien.
D’abord le
« principe de non-régression » qui interdirait toute réduction du niveau
de protection de l’environnement. Il s’agit en quelque sorte de protéger la
protection acquise contre toute tentation ou tentative de « baisser la garde »
environnementale.
Le
second principe viserait à garantir un « usage économe et équitable des
ressources, respectueux des limites de la planète Terre ». L’idée est non
seulement d’interdire « de prendre à la nature plus ce qu’elle peut
reconstituer », mais aussi d’inciter l’Etat à organiser l’investissement massif
qui sera nécessaire pour faire face aux grands changements naturels en cours.
Voilà la rédaction proposée :
« Art 1er
— La France est une République indivisible, laïque, démocratique et
sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans
distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les
croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l’égal accès des
femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi
qu’aux responsabilités professionnelles et sociales.
Une génération ne peut assujettir les générations
futures à des lois moins protectrices de l’environnement que celles
actuellement en vigueur.
La République veille à un usage économe et équitable
des ressources, respectueux des limites de la planète Terre. Elle organise le
financement des investissements nécessaires à l’adaptation publique aux grands changements climatiques naturels en cours et à
venir » (p. 72)
A
l’horizon de ces changements, un souhait : inscrire l’écocide au rang de crime
contre l’humanité.
J’aurais
à l’égard de cette idée trois objections majeures.
La
première objection est que ce projet, s’il répond à l’objectif du long terme,
ne remplit pas la condition d’impartialité. Ses promoteurs aspirent à créer une
institution ad hoc, … pour appliquer leur programme. Sous couvert
d’urgence extrême, d’intérêt supérieur de l’humanité et d’arguments d’autorité,
ils gomment tous les désaccords sur le sujet. Or, ceux-ci existent et ils
sont profonds : non pas tant sur les finalités d’une politique écologique
que sur les moyens et surtout sur les priorités. La protection de
l’environnement est traversée par des forces et des impératifs non seulement
divers, mais contraires. Parmi toutes les limites de la planètes (ressources,
biodiversité, climat, menace nucléaire, acidification des océans, …), quelle
est la plus urgente ? Ainsi les perspectives de réduction des énergies
fossiles qui orientent aujourd’hui la transition énergétique ont tendance à
méconnaître la nouvelle dépendance aux métaux rares (dont l’exploitation a un
impact écologique et géopolitique colossal). De la même manière, la lutte
contre le nucléaire peut contribuer à renforcer l’empreinte carbone d’un pays
(Allemagne). Ou encore l’installation d’éoliennes peut être interprétée comme
une atteinte grave à la protection de l’environnement. Dans tous ces cas, une
juridicisation à outrance risque fort d’avoir l’effet inverse de celui
escompté : la paralysie totale.
Et
c’est une deuxième objection : faute d’un consensus sur ce qu’il faut
faire, la constitutionnalisation de l’écologie aboutira surtout à
l’interdiction de faire quoi que ce soit. La notion d’écocide, qui est posée
comme l’horizon ultime de ce projet, me semble une idée très périlleuse, dont
on perçoit sans peine les conséquences fâcheuses. Toute l’action humaine est
potentiellement écocide : la construction d’une usine, d’une route, d’un
aéroport, d’une école ; la possession d’une bombe nucléaire est écocide,
comme l’est une guerre, un voyage … La notion de régression est très
incertaine.
La
troisième objection est que cette réforme est animée par une méfiance profonde
à l’égard des institutions démocratiques représentatives. Le présupposé est que
la science et le peuple sont d’accord, mais que les assemblées en place
empêchent la vérité d’émerger en cachant au peuple son propre intérêt. Il y a
là un mélange monstrueux de technocratie et de démagogie. Auguste Comte et
Pierre-Joseph Proudhon réunis. Côté technocratie : une instance (le Haut
conseil du long terme) censée dire le vrai en matière environnementale ;
côté démagogie, un appel au peuple si et seulement si ses propositions viennent
confirmer les orientations du premier. La part délibérative y est donc très
réduite, puisque tout est déjà déterminé. Or j’opposerai à ce projet qui
s’alimente à l’esprit d’urgence une forme de prudence : il me semble que
ces défenseurs de l’environnement pourront comprendre un tel principe de
précaution constitutionnel animé par un esprit de sobriété juridique (Cf. Rapport du Sénat : le Principe de
précaution. Bilan 4 ans après sa constitutionnalisation — http://www.senat.fr/rap/r09-025/r09-025-syn.pdf).
Il ne me semble pas pertinent de changer de régime du fait des défis
environnementaux ; faisons d'abord de la politique avant de réécrire le droit …
[1] Vers une
démocratie écologie. Le Citoyen, le savant et le politique, Seuil, 2010 ; puis Pour une VIe République écologique, Odile Jacob, (D. Bourg, J.
Bétaillé, L. Blondiaux, M.-A. COhendet, J.-M Fourniau, B. François, Ph.
Marzolf, Y. Sintomer).
[2] Je dois dire, en passant, que j’ai pour ma part les plus grands
doutes sur la pertinence de cette idée d’un changement éthique : ni
l’utilitarisme (morale conséquentialiste qui vise à maximiser les biens et à
minimiser les maux) ni le kantisme (morale des principes qui pose le
désintéressement et l’universalisation comme critères) ne me semblent au fond
remis en cause par cette nouvelle situation de la maîtrise humaine. L’une et
l’autre sont déjà des éthiques de la responsabilité.
[3] Hans Jonas est tenté dans son Principe responsabilité.
mercredi 20 juin 2018
Contre l’indignationnisme
La
démocratie a besoin de conversations, de pétitions et peut-être même
d’indignations. Elle a besoin d’un peu de vacarme et de fureur pour éviter
le règne des armes et des Führer. Les
conversations permettent d’être en lien les uns avec les autres ; les
pétitions et les colères nous donnent le sentiment d’être encore maître de
notre destin quand il semble nous échapper. Esprit de convivialité et esprit de
résistance font donc partie du mode de
vie démocratique. On pourrait même dire qu’il est impossible de penser avec les autres, sans commencer par
penser contre les autres : les
ados le savent bien, les intellectuels aussi, qui, pour se faire, ont besoin («
de se faire ») de grands adversaires et de causes perdues … Mais on aurait bien
tort de confondre ces esprits avec celui de la délibération. Car délibérer, ce
n’est pas discuter, ce n’est pas protester, ce n’est pas s’indigner. On ne
délibère pas quand on appuie sur un bouton pour exprimer son avis, quand on
signe une pétition, quand on partage un post ou qu’on like une page …
Au fond,
délibérer ce n’est pas dire ce qu’on pense, mais envisager ce qu’on ne pense
pas et parvenir à concevoir ce que pensent les autres ; c’est confronter le
réel et l’idéal pour envisager le possible ; c’est donc avoir la décision
en ligne de mire, même si ce n’est pas nous qui la prendrons. C’est tracer sa
route entre les écueils du cynisme, de l’idéalisme, du pragmatisme et de
l’indifférence. Par où l’on voit qu’il s’agit d’un exercice qui n’a rien d’aisé
et que l’on arrive peu souvent à faire émerger de notre flot de paroles.
Par
où l’on voit aussi qu’une délibération réussie est rare ; c’est pourtant
ce dont la démocratie a le plus besoin, tout particulièrement aujourd’hui où
les enjeux deviennent de plus en plus complexes et où le bruit de fond ne cesse
de s’accroître.
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