mercredi 12 juin 2019

Entretien avec Jules Brussel

Voici un entretien avec un brillant étudiant, Jules Brussel, à qui il était demandé d'interroger un « chercheur ».


ENTRETIEN
Pierre-Henri Tavoillot
Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d'art politique
Editions Odile Jacob
Philosophe, Président du Collège de philosophie et enseignant à Sorbonne Université

1/ La forme grammaticale du titre de votre dernier ouvrage Comment gouverner un peuple-roi ?, fait écho à celui de 2011 Qui doit gouverner ? Pouvez-vous au travers de ces deux interrogations présenter vos champs de recherche ?

Qui doit gouverner ? est un essai conçu comme une sorte de manuel d’histoire de la philosophie politique. Il se termine par l’énigme du gouvernement démocratique : à partir de l’âge moderne, c’est le peuple qui doit gouverner. Comment gouverner un peuple roi ? tente de résoudre cette énigme : c’est un travail plus personnel. Lincoln définissait la démocratie comme « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », mais qui est le peuple ? Je tente d’élaborer une théorie du peuple en évitant la tentation courante de réduire le peuple à une seule partie de la population (les élites, la masse, les plus défavorisés ou encore un leader charismatique).

2/ Vous avez écrit sur des sujets qui s'éloignent de la politique stricto sensu : les abeilles, les âges de la vie (les générations, la vieillesse)… En quoi l'orientation de ces recherches est-elle complémentaire et enrichit vos champs d'études politiques ? Et revendiquez-vous une certaine interdisciplinarité dans votre travail de chercheur ?

Il y a un axe directeur dans mon travail : la question de l’âge adulte. Comment y parvenir individuellement sur le chemin de l’existence, du berceau à la tombe ? C’est mon travail sur l’éthique des âges de la vie. Comment y parvenir collectivement dans une cité ? C’est ma recherche sur la politique et la recette d’une démocratie, dont on espère qu’elle arrivera à maturité. Mais c’est aussi un travail plus général sur la civilisation des modernes : comment penser une humanité adulte ? Kant définissait les Lumières comme la sortie de l’humanité d’une minorité où elle se maintient par sa propre faute. Je me situe dans le prolongement de cette question dans un contexte — la mondialisation et l’innovation technologique — où elle s’est beaucoup complexifiée.
Le livre sur les abeilles est un peu marginal par rapport à cet axe — quoi que …  Il s’agit d’une tentative de raconter l’histoire de la philosophie en suivant la manière dont les penseurs occidentaux, ont utilisé l’abeille pour penser … tout : la vie, la vertu, le travail, la cité, la beauté, l’éternité, la sainteté, l’écologie, l’économie …  Au départ, ce projet était une simple plaisanterie entre mon frère, apiculteur, philosophe de formation, et moi. Mais, vingt ans plus tard, cela a donné un livre qui a eut un surprenant succès, y compris en Chine où il a été traduit il y a deux ans. Il paraît que, là-bas, on nous appelle les « frères abeilles » !

Au sujet de votre dernière publication : Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d'art politique

3/ L’action du peuple en démocratie repose sur quatre piliers selon vous : élection, délibération, décision et reddition de compte. Le bât blesse pour la décision avec un refus de la part des gouvernés du pouvoir. Pourquoi ?

Ces quatre piliers définissent la recette de la démocratie. S’il en manque un seul, le peuple démocratique disparaît. Voyez en Iran : il y a des élections, mais pas de délibération ; en Russie, il y a un espace public, mais pas de véritable reddition de comptes (Poutine est toujours en poste) ; en Chine, presque rien de tout cela, hormis les décisions. Dans les démocraties libérales, notamment européennes, c’est la décision qui est le moment fragile. Il y a certes beaucoup de décisions prises, mais elles le sont de plus en plus en « mode automatique ». Ce qui nourrit le sentiment (propice à ce qu’on appelle le « populisme ») que le peuple n’a plus de maîtrise sur son destin. Toutes les grandes fragilités de l’univers démocratique se condensent dans cette impuissance publique ou dans ce sentiment de dépossession : on ne maîtrise plus nos frontières (problème des migrants), on ne maîtrise plus nos choix économiques (problème de la grande finance), on ne maîtrise plus les risques environnementaux (problème du changement climatique, de la biodiversité, de l’épuisement des ressources, …), on ne maîtrise plus les changements de nos modes de vie (destructuration de l’espace, des liens, de la convivialité, insécurité culturelle…). Le populisme prétend répondre à ces craintes ou ces colères par le retour d’un pouvoir fort qui, pour y répondre, pourrait prendre « certaines libertés » avec les libertés. Le grand enjeu pour la démocratie libérale est de relever ce défi de l’efficacité et de la puissance publique.

4/ Les partis populistes, dans le sens de ceux se revendiquant « du peuple » contre « une élite », semblent en Occident avoir des scores stables voire en augmentation malgré de nombreuses affaires de corruption sous toutes ses formes (fraude au parlement européen pour le RN, fraudes aux aides de l’UE en Pologne et Hongrie, népotisme de D. Trump ou de B. Netanyahou). Leurs électeurs sont-ils imperméables au 4ème de vos piliers (la reddition de compte) ?

Pas seulement : les démocraties illibérales (dont je raconte la genèse dans mon livre) considèrent que la démocratie c’est seulement : élections + décisions. Elles font l’impasse sur le moment délibératif (bavardage inutile à leurs yeux) et le moment de la reddition des comptes (perte d’efficacité selon elles). A leur égard, il ne faut pas, je crois, avoir une attitude négative ou moralisatrice. On entend trop souvent à propos de leurs dirigeants ou de leurs partisans que « ce sont des dictateurs, des fascistes, des racistes, voire des nazis » ! C’est totalement inefficace, et même contre-productif. Car ce genre de critiques, excessives et infondées, contribue à les renforcer … Il faut plutôt montrer que leur modèle n’est pas viable durablement : la délibération permet d’éviter les conflits intérieurs ; la reddition des comptes permet l’efficacité de l’action publique.  Mais il faut aussi (et surtout) montrer que la démocratie libérale peut être efficace : qu’elle est capable de régler les défis migratoires, financiers, environnementaux, culturels, sans se laisser engluer dans des labyrinthes de règles et de principes.

5/ La mise en récit de la démocratie joue un rôle primordial dans la représentation citoyenne de soi mais aussi dans l’acceptation des règles démocratiques communes, quels sont aujourd’hui les ressorts de cette mise en récit dans les démocraties illibérales ?

Le récit illibéral est un récit identitaire qui joue sur la colère des peuples et le sentiment de leur impuissance. Il faut entendre ce récit. La Hongrie est emblématique : Victor Orban a d’abord été un leader politique libéral dans le contexte de l’après communiste. Puis son parti est sèchement battu. Il passe plusieurs années dans l’opposition où il réfléchit et voit que la Hongrie, petit peuple avec un grand passé, langue rare coincée entre le monde slave et l’Europe occidentale, risque de disparaître dans la globalisation ; et que c’est la principale hantise de la population hongroise. Il s’inspire, à partir de là de modèles étrangers (notamment de Lee Kuan Yew, le fondateur de Singapour) et rebâtit un programme centré sur l’identité chrétienne, l’intérêt national et la méfiance à l’égard du néo-libéralisme mondialisé (incarné pour lui par G. Soros). Résultat, il gagne les élections. On peut le critiquer, mais on risque fort de critiquer le peuple hongrois dans son ensemble. Et critiquer un peuple, n’est jamais un bon geste « démocratique ».

6/ Et la mise en récit de la démocratie est-elle encore possible dans les démocraties libérales ?

C’est le grand défi d’aujourd’hui, et il n’est pas simple. Il faut arriver à montre que l’on peut prendre en charge le sentiment d’insécurité (économique, culturel, politique, …) des populations sans renoncer aux principes de liberté qui nous structurent. Dire que l’illibéralisme n’est pas cohérent ne suffira pas ; il faut montrer que la démocratie peut être efficace en temps de paix, comme elle a pu l’être en temps de guerre.

7/ Alors que l’on observe un refus de l’expertise chez de plus en plus de groupes et mouvements sociaux (Gilets Jaunes, partis populistes dans toute l’Europe…), comment en tant qu’universitaire être audible par tous sur un sujet aussi brulant que le vôtre ?

Vous avez raison, il y a une méfiance à l’égard de l’expertise, quand elle est très spécialisée et « technocratique ». C’est le prix à payer de l’analyse scientifique : pour être rigoureuse, elle découpe le réel en parties de plus en plus petites ; ce qui peut donner le sentiment de perdre de vue l’ensemble. Il ne faut pas renoncer à cette rigueur, mais l’universitaire doit intégrer une autre dimension de son travail : la diffusion dans l’espace public civique. Celui-ci ne fonctionne pas comme l’espace public scientifique, où l’on livre, à ses pairs, tous les bâtons pour se faire battre, car la science ne fonctionne pas par la vérification, mais par la réfutation. Dans l’espace public civique, il faut produire des argumentations immédiatement convaincantes et plus « plausibles » que « tangibles ». SI l’universitaire ne fait pas cet effort de diffusion, il deviendra de plus en plus inaudible et « suspect ». Cela demande donc un surcroît de travail par rapport au travail proprement scientifique. Pour le dire d’un mot : la médiatisation est une exigence supplémentaire et non une « facilité ». Vulgariser un savoir est une tâche infiniment plus difficile que de s’adresser à ses seuls « chers collègues ».

8/ La France est à la veille des élections européennes, vos livres ne sont pas seulement didactiques mais sont force de proposition quant à la construction permanente de la démocratie. Vos recherches vous incitent-elles à conserver une position neutre, ou avez-vous parfois l'envie de vous investir (quelle que soit par ailleurs votre orientation politique) ?

Mon rôle d’intellectuel n’est pas de mettre en avant des convictions, mais de présenter des arguments. J’ai bien sûr des préférences, mais je ne les expose jamais s’il n’y a pas des éléments solides, susceptibles de valoir non seulement pour moi, mais aussi pour les autres. En ce sens, je me refuse à être un « intellectuel engagé ». Mon unique engagement va vers la clarification d’un monde et d’un temps devenus très complexes. J’ai du temps pour réfléchir, pour lire, pour m’informer, pour écrire, puisque c’est mon métier, c’est une chance et un plaisir : je souhaite faire profiter les autres des quelques résultats auxquels j’estime être parvenu. C’est un travail à la fois très modeste et très ambitieux, mais gratifiant.

9/ Votre dernière publication a été l’occasion d’un traitement journalistique conséquent, comment concevez-vous la place du chercheur dans l’espace médiatique ?

Il faut être présent dans l’espace médiatique si l’on veut diffuser son travail. Ce n’est pas par plaisir narcissique, même s’il ne faut pas nier la satisfaction d’être « reconnu » et lu, mais c’est un réel devoir et un véritable travail. Ce n’est pas toujours très agréable, car, à l’heure des réseaux sociaux ensauvagés, on s’expose beaucoup. Mais, pour le moment, le bilan, pour moi, reste plutôt positif.
Permettez-moi, pour conclure, de vous féliciter pour la qualité de cet entretien et la pertinence de vos questions, qui, basées sur un solide travail de lecture, ont su aller à l’essentiel. J’ai pris beaucoup de plaisir à y répondre et je dois dire qu’elles m’ont fait vraiment réfléchir.

2 commentaires:

  1. Waow ! Ça mériterait vraiment d'être publié ! (Ça pourrait même être une bonne source pour ajouter une phrase ou deux sur votre page Wikipédia).
    La question de l'expertise, notamment, est tout à fait passionnante.
    Je ne suis pas sûre que la méfiance à l'égard des chercheurs ne concerne que ceux qui "perdent de vue l'ensemble" ou "ne font pas l'effort de diffusion". Il me semble que les plus soupçonnables sont ceux qui font une mauvaise vulgarisation, dans laquelle le slogan facile et la généralisation hâtive remplacent l'argumentation convaincante.
    La vulgarisation-clarification, celle que vous décrivez et dans laquelle nous sommes nombreux à trouver que vous excellez, est comme vous le dites une tâche très ardue, qui nécessite entre autres un très grand respect de l'auditoire (ou du lectorat), ce qui est loin d'être spontané chez tout le monde !

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  2. Oui, ce sont les deux travers : ceux qui, en dehors du monde académique, font les polichinelles ,et ceux qui, au sein du monde académique, fonctionnent en petit vase clos. Nager entre deux eaux … 

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