lundi 20 janvier 2025

Entretien pour La Croix, 8 janvier 2025

Pierre-Henri Tavoillot : « En France, nous avons le goût de la vie commune » 



Ce qui nous tient ensemble est plus fort que ce qui nous divise. Telle est la conviction du philosophe Pierre-Henri Tavoillot qui, loin de la vision en vogue de l'« archipel français », expose dans son dernier livre – Voulons-nous encore vivre ensemble ? publié en novembre dernier (1)– ces piliers de la convivialité qui soutiennent une démocratie fragile mais pleine d'atouts. Pour peu que nous soyons des citoyens adultes. 

La Croix L'Hebdo : Comment, avec votre regard de philosophe, analysez-vous la situation politique que la France traverse depuis plusieurs mois ? 

Pierre-Henri Tavoillot : Le nœud de la crise, c'est l'impuissance publique. Et ce sentiment d'être pris dans un piège, dans une muraille d'impossibilités, à la fois bureaucratique, normative, que ce soit dans l'environnement, la recherche, l'agriculture, etc. Partout, il existe un sentiment de blocage : progression de l'insécurité, explosion du narcotrafic, absence de maîtrise de la crise migratoire... Comme si tous les domaines étaient hors de portée d'action. Or, dans une démocratie, le peuple est maître de son destin. Pas tout-puissant, certes, mais en partie maître de son destin. Ce n'est plus le cas : aux niveaux géopolitique, national, parlementaire... et cela s'aggrave. 

Pourquoi ? 
 P.-H. T. : Parce que les citoyens reprochent aux élus cette impuissance politique. Et ce faisant, ils contribuent à l'aggraver. C'est un cercle vicieux. La critique de l'impuissance entraîne davantage d'impuissance. 

 Les politiques n'ont-ils pas leur part dans cette impuissance publique ? 
 P.-H. T. : Les premiers responsables, c'est nous, les citoyens ! Nous votons aux élections, et nous avons beau dire que les politiques sont nuls, qu'ils sont mauvais, nous avons voté pour eux. Aux dernières législatives, nous avons fait le choix de fragmenter l'Assemblée – certes pas individuellement, mais collectivement. 

Ce qui contribue à l'impuissance dont vous parlez... 
 P.-H. T. : Oui, mais il faut ajouter une autre dimension : celle des contre-pouvoirs. Aujourd'hui, nous en avons probablement trop. 

Comment cela ? 
P.-H. T. : Revenons aux fondements de la démocratie libérale, aux Lumières. Ce régime s'est construit en se méfiant du pouvoir ; pour les penseurs libéraux, à chaque fois qu'il y a un pouvoir, il faut un contre-pouvoir, ce qui est très sain. C'est la critique de l'absolutisme, émise par le philosophe anglais John Locke ou, en France, la critique du pouvoir par Montesquieu. Mais aujourd'hui, nous sommes allés trop loin : à force de lutter contre les abus de pouvoir, nous avons désormais des abus de contre-pouvoirs. On le voit à travers le droit, l'administration, l'économie... 

Pouvez-vous être plus précis ? 
P.-H. T. : Prenons les pouvoirs juridiques. Il faut évidemment défendre mordicus l'État de droit. Mais on assiste à des dérives du judiciaire, avec une série de cours, Conseil d'État, Conseil constitutionnel, Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)... On peut faire un recours pendant dix ans, c'est sidérant. Qu'est-ce que la CEDH fait de plus que le Conseil constitutionnel ? Nous sommes dans l'excès. D'une logique des droits de l'homme et du citoyen en société, nous sommes passés à une logique des droits de l'individu contre la société. 

Iriez-vous jusqu'à dire, comme Bruno Retailleau, que l'État de droit n'est pas sacré ? 
P.-H. T. : J'estime que l'État de droit est absolument sacré. Il n'y a pas de démocratie sans État de droit. Simplement, il faut en reconnaître les dérives – et d'ailleurs, si on l'écoute au long, c'était le sens du propos de Bruno Retailleau . Aujourd'hui, le droit se retourne contre l'État, contre le peuple, contre la volonté générale. On est dans la nomocratie, avec un pouvoir des normes qui se substitue au pouvoir du demos , du peuple. 

Comment en est-on arrivés là, d'après vous ? 
P.-H. T. : Par le processus d'individualisation, qui fait qu'à un moment on a considéré que la société nous empêchait d'être libre. Lors de la Révolution française, on pensait précisément le contraire : aux yeux des révolutionnaires, on était plus libre en société que tout seul. Aujourd'hui se pose la question que j'ai mise en titre de mon livre : Voulons-nous encore vivre ensemble ? (1) C'est majeur à partir du moment où l'individu considère que les autres sont des obstacles, que seuls comptent son petit droit de veto personnel et son identité. L'enjeu, c'est le retour du commun. Il est de la responsabilité de chaque citoyen de prendre soin du collectif. 
De quand datez-vous ce processus d'individualisation ? 
 P.-H. T. : En gros, de 1968. L'apothéose de l'émancipation de l'individu. Le moment où cette individualité se construit et se désocialise en quelque sorte. L' « ère de l'individu » , comme l'écrivait Gilles Lipovetsky (2). Mais là encore, soyons clairs : il était important que l'individu s'émancipe de la communauté. Désormais, c'est fait. Mais maintenant, cet individu doit fabriquer de la société. 

 Dans votre livre, vous analysez le « wokisme » comme un révélateur extrême de cette individualité qui joue contre la société... 
 P.-H. T. : Oui. Encore faut-il définir les choses. Si le wokisme est la lutte contre les discriminations, tout le monde est d'accord. Mais aujourd'hui, c'est autre chose. C'est que l'idée que tout est discrimination, que les relations humaines se lisent exclusivement à partir du paradigme dominant- dominé, coupable-victime. Tous les autres liens, la solidarité, l'amour, l'amitié, n'existent pas. C'est un paradigme binaire, dans lequel on est voué à envisager le social comme un lieu de guerre. Pour les tenants du wokisme, il faut se réveiller et agir – ce n'est pas simplement une théorie, mais une pratique. Il faut « canceller » , annuler. C'est une idéologie de la discorde qui se focalise sur les identités individuelles et le ressenti : « Vous êtes raciste parce que je vous ressens comme tel. » 

Autrement dit, il n'y aurait donc plus rien d'objectivable, donc de monde partagé... 
P.-H. T. : Oui, c'est la fin du commun. La définition de l'objectivité, c'est ce qui ne vaut pas simplement pour moi, mais pour les autres. Là, c'est différent. Vous tenez la porte à une dame ? Vous êtes machiste ! Vous pensez que la couleur de peau n'a aucune importance ? Vous êtes raciste ! Oui, car pour les woke, vous êtes alors « color blind » , aveugle à la couleur, aux discriminations, donc raciste. L'universalisme est un racisme... Bref, c'est absurde. Et même si c'est un courant extrêmement minoritaire, les choses se tendent dans notre société. 

Pourquoi, au cœur de ces tensions, le Rassemblement national tire-t-il son épingle du jeu ? 
P.-H. T. : Parce que c'est le parti qui s'affiche le plus illibéral. La démocratie, c'est le demos – le peuple – et le kratos – le pouvoir. Dans la logique illibérale, vous avez beaucoup de kratos , et peu de demos – ce qui compte, c'est qu'il y ait un leader charismatique incarnant le peuple. L'illibéralisme apparaît comme une réponse à l'impuissance publique, à ce processus de judiciarisation, de bureaucratisation de la démocratie. Il faut arrêter de penser que les électeurs du RN sont soit des salauds qui savent qu'ils votent pour des fascistes, soit des idiots qui ne savent pas qu'ils votent pour des fascistes... C'est une grave erreur. Ces électeurs sont informés et veulent tenter l'expérience, en se disant : « Le reste, on a déjà essayé. » Ils sont d'ailleurs sans illusions sur le fait que le RN pourrait sauver la France. 

Au nom de l'efficacité, ces électeurs sont donc prêts à faire peser une menace sur l'État de droit... 
P.-H. T. : À mon avis, leur pari est ailleurs : ils espèrent que le RN saura être efficace dans plusieurs domaines, mais en restant dans les clous, du fait des contre-pouvoirs... qu'ils contestent ! Ils parient sur un rééquilibrage. Cela dit, je pense qu'ils se trompent sur l'efficacité du RN. D'abord parce que son arrivée au pouvoir susciterait des blocages monstrueux, mais aussi parce que son programme est délirant, complètement contradictoire entre la partie régalienne et la partie budgétaire. Ils proposent des mesures sans recettes en face. Sur les retraites, par exemple, avec des propositions d'inspiration libérale et de gauche à la fois. Tout est très flou. 

Dans votre livre, vous déplorez cependant un « lâcher-prise politique » sur l'immigration et un abandon du contrôle des flux migratoires que le RN, lui, défend... 
P.-H. T. : Ce sont des questions légitimes, sur lesquelles nous ne parvenons pas à débattre tranquillement, ce qui pose un problème de fond. Pourquoi, par exemple, est-on incapable de débattre des frais d'inscription des étudiants étrangers ? En France, un étudiant coûte 15 000 € par an à l'État et paie 600 € de frais d'inscription. Pourquoi ce régime doit-il aussi s'appliquer aux étudiants américains ou chinois ? Pourquoi n'exige-t-on pas des montants plus élevés pour ces étudiants étrangers, alors que même nos universités ont besoin d'argent ? Nos enfants, lorsqu'ils vont étudier aux États-Unis, ils paient plein pot ! On multiplie ainsi les aberrations, sans le moindre débat. Idem pour l'aide médicale de l'État (AME).

C'est-à-dire ? 
P.-H. T. : Nous sommes le pays le plus généreux au monde à cet égard mais nous avons des problèmes budgétaires énormes. Il n'est pas illégitime de poser le débat – tout en rappelant que l'AME est nécessaire pour des raisons de santé publique. Sinon, on laisse le sentiment à une partie des citoyens que l'on s'occupe mieux des étrangers que d'eux-mêmes... et on laisse le champ libre aux excès du Rassemblement national, dès qu'un fait divers implique une personne sous OQTF (obligation de quitter le territoire français, NDLR) . Bref, on doit absolument relier l'immigration à l'intérêt national. Et pouvoir définir jusqu'où aller en matière d'immigration, quand et comment. 

Dans votre ouvrage, vous écrivez que nous avons envie de vivre ensemble. Cela semble paradoxal... 
P.-H. T. : Au fond, il y a deux risques majeurs : la tentation du repli et la séduction du conflit. Face au premier, il y a en France un goût de la vie commune. D'ailleurs, l'inquiétude des Français, leur pessimisme, peut nous rendre optimistes : s'ils sont inquiets et insatisfaits, c'est qu'ils attendent quelque chose ! Face au second risque, il y a certes des tensions, mais il y a aussi des choses qui tiennent. C'est le fameux adage, « on entend l'arbre tomber mais pas la forêt pousser » . Les choses tiennent dans le monde associatif, politique, il y a un goût politique en France. Souvenez-vous de la crise des gilets jaunes : on en est sortis par un grand débat. Dans quel autre pays cela arrive-t-il ? J'y ai participé et il y a eu des moments forts. 

Racontez-nous. 
P.-H. T. : Un jour, à Sciences Po Lille, il y avait dans la salle des retraités macronistes bon ton et des gilets jaunes vindicatifs, disant qu'on avait « salopé » leur France périphérique. Mais la confrontation était fructueuse, les gens mesuraient tout d'un coup à quel point ils étaient ignorants de la réalité des autres, ils s'écoutaient... Cela a eu un effet de pacification. 

Donc, parmi nos forces, il y a ce goût du débat, mais encore ? 
P.-H. T. : La bouffe ! La France est championne du monde du temps passé à table, deux heures et treize minutes par jour. Aux États-Unis ou au Canada, c'est moins de trente minutes. Autour du repas se tissent plein de choses : on est en lien, on parle de projets, on résiste à l'enfermement culturel, on partage le cassoulet et le couscous... La civilité s'invente. 

Vous écrivez aussi qu'une nouvelle civilité s'invente aujourd'hui entre les hommes et les femmes. 
P.-H. T. : Oui, autour du consentement, comme le montre Irène Théry dans son livre sur la nouvelle civilité sexuelle (3). Jadis la civilité était réglée par les statuts. Aujourd'hui, elle l'est par l'attention à l'autre. C'est beaucoup plus exigeant, ça demande du temps, de la réflexion. Mais c'est plus intéressant. Aujourd'hui, nous sommes plus libres et plus fragiles, c'est porteur de désarroi et de conflits, mais on touche à la vérité de la vie démocratique. C'est la première fois dans l'histoire de l'humanité qu'on nous permet d'être adultes, quelle que soit notre naissance. Aucune civilisation n'a jamais permis ça. Le prix à payer, c'est qu'on doit tous être adultes, on n'a pas le choix. 

Être des citoyens adultes est donc, selon vous, la clé en démocratie. Mais qu'est-ce que ça veut dire exactement ? . 
P-H. T. : Être adulte, c'est un certain rapport au monde, aux autres et à soi. Cela n'arrive pas forcément à 18 ans, c'est une question pour chacun. Il y a souvent une expérience fondatrice, la naissance du premier enfant, le décès des parents, l'autonomie financière. Ce qui caractérise le passage à l'âge adulte, c'est l'aptitude à faire grandir les autres. On se dit : il y a eu des adultes qui ont compté pour moi, qui m'ont mis le pied à l'étrier, c'est à mon tour de jouer ce rôle, comme parent, dans ma vie professionnelle... Le socle, c'est l'expérience – on ne sait pas tout, mais on a suffisamment expérimenté pour faire face – et la responsabilité – pas seulement de ses actes, mais la responsabilité pour autrui. Bref, être adulte, c'est grandir en faisant grandir les autres. C'est la clé, le cœur du projet de vie collective démocratique. 

Est-ce compatible avec une société d'individus ? 
 P.-H. T. : Oui, mais à partir du moment où l'individu fabrique du lien et prend soin du collectif. Pas l'individu tout-puissant, le self-made-man, qui sait tout, peut tout. Ça, c'est un fantasme... 

Pas Elon Musk, donc... 
P.-H. T. : Oui, le délire de toute-puissance, d'omniscience, ce n'est pas adulte. L'adulte ne sait pas tout, ne peut pas tout, se sait mortel et est animé par le souci, je le répète, de faire grandir les autres. 

Vous osez mettre sur la table des sujets délicats comme la critique de l'individualisme, le wokisme, l'immigration... Au risque d'être caricaturé, accusé d'être d'extrême droite. N'est-ce pas pesant ? 
P.-H. T. : Moi, à un moment, je me suis dit : les valeurs fondamentales auxquelles je tiens, c'est-à- dire la nation, la laïcité, le travail, ont été abandonnées par la gauche... J'aime mon pays, je crois en une laïcité qui ne soit pas laïcarde, au mérite. Donc, soit la gauche n'est plus la gauche, soit je suis de droite ! 

Pourtant, la gauche universaliste, ça existe... 
 P.-H. T. : Oui, mais elle déploie tellement d'énergie à se justifier, à rappeler que, malgré la défense de la nation ou du travail, elle est de gauche... Moi, je n'ai pas envie de me justifier. Quant aux caricatures, il suffit de lire mes livres pour voir que je suis un démocrate respectueux des institutions. Tout mon travail, c'est de réfléchir à la démocratie, ce régime complexe, jeune, en chantier... Emmanuel Kant écrivait que les Lumières, c'est « sortir de l'état de minorité dont on est soi-même responsable » . Voilà ce qui détermine mon travail : comment être adulte dans le seul régime qui le permet vraiment.

Clivage Gauche-Droite

Paru dans Philosophie Magazine, 6 mai 2021 

 

Le clivage gauche-droite est-il encore pertinent pour s’orienter dans la politique contemporaine ? Alors que les sondages font état d’un basculement électoral de l’opinion vers la droite et d’une fragmentation de la gauche, dans le champ idéologique, l’état des lieux est opaque : les uns considèrent que l’extrême droite a gagné la bataille des idées en ayant réussi à mettre les questions autour de l’islam, de la laïcité et de la sécurité au centre du débat, les autres considèrent que la gauche radicale polarise le débat autour des questions du racisme, de la cancel culture, du genre et de l’identité. Chaque camp accusant l’autre de « faire le jeu » de l’extrême droite. Pour y voir plus clair, nous avons demandé à une dizaine de jeunes philosophes issus de toutes les couleurs du champ politique, de répondre à trois questions : êtes-vous de gauche ou de droite ? Comment définissez-vous ce partage ? Va-t-il disparaître ou être réinventé ?

Aujourd’hui, la réponse de Pierre-Henri Tavoillot, professeur de philosophie à la Sorbonne, essayiste et auteur de Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique (Odile Jacob, 2019) et La Morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains (Michel Lafon, 2020). Qui se déclare « clairement de droite », au nom de la laïcité, du travail et de la nation. 

 

Vous considérez-vous comme de gauche ou de droite (ou refusez vous d’entrer dans cette division, et si oui, pourquoi) ?

Pierre-Henri Tavoillot : Je me situe clairement à droite, puisque la gauche a peu à peu abandonné les valeurs qui étaient les siennes et sont restées les miennes. Lesquelles ? La laïcité (quittée par la gauche en 1989 lors de l’affaire du voile de Creil), le travail (délaissé avec la loi sur les « 35 heures »), la nation (idée révolutionnaire en 1789, qui est devenue pour l’œil gauche une idée « rance » et « nauséabonde »), le progrès (honni par l’écologie radicale et la pensée décroissantiste) et même le peuple (désormais identifié au populisme haï et méprisé). J’y ajouterais le respect d’un espace public éclairé et pluraliste, loin des procès en diabolisation menés par une nouvelle forme d’inquisition. Mais je serais là plus prudent, parce qu’il est toujours tentant d’accuser d’inquisition ceux qui ne sont pas d’accord avec vous. C’est une règle : dans l’espace public on se trouve toujours « minoritaire » et « opprimé » : et c’est d’ailleurs ainsi qu’on se sent… exister.

 

Qu’est-ce qu’être de gauche ? Qu’est-ce qu’être de droite, selon vous, aujourd’hui ?

Être de Gauche, c’est aimer la Gauche plus que la France ; être de droite, c’est aimer la France plus que la droite. Voilà, c’est dit, mais après le plaisir de la formule, il faut l’effort de la nuance, car il y a plusieurs droites et plusieurs gauches. Classiquement, j’en distinguerais trois différentes, voire hostiles, dans chaque camp. À droite (en suivant René Rémond), il y a la droite catholique contre-révolutionnaire réactionnaire, la droite bonapartiste et la droite libérale. À gauche (en suivant Jacques Julliard), on a la social-démocratie réformiste, le communisme révolutionnaire et l’extrême gauche à tendance anarchiste, qui nourrit notamment l’esprit du syndicalisme français (la Charte d’Amiens). Bon, pour ce dernier courant, c’est trop vite dit, car l’extrême gauche est en vérité très plurielle, et son influence sur les esprits est proportionnellement inverse de sa capacité à gouverner (on tolère de l’extrême gauche ce qui semblerait insupportable venant de l’extrême droite !)… Mais dans cette cartographie esquissée, je me situe d’abord comme un libéral, parce que la liberté est la clé de toute vie commune ; je suis ensuite républicain, car je pense que l’État est moins une menace qu’une garantie à l’égard des libertés individuelles et collectives ; je suis enfin social, car c’est sur l’attention aux personnes les plus défavorisées et fragiles que se joue la cohésion et la grandeur d’une société. Le gaullisme me va bien, ainsi que la devise française dans l’ordre : liberté, égalité et fraternité. Et si je garde fraternité, c’est que, dans ce mot, il y a en creux, celui de fratricide, qui, davantage que ses remplaçants putatifs (« adelphité » ou sororité), révèle l’ampleur du défi politique, à savoir : comment vivre ensemble sans s’entretuer ?

“Le clivage gauche/droite ne disparaîtra pas, car il est plus identitaire qu’idéologique”
Pierre-Henri Tavoillot 

Le clivage gauche/droite ne disparaîtra pas, car il est plus identitaire qu’idéologique. On le voit d’ailleurs à propos de l’écologie. La préoccupation environnementale nouvelle s’intègre dans une matrice déjà constituée : à gauche, c’est la critique du capitalisme qui a rendu vert les rouges ; à droite, à côté d’une critique réactionnaire du monde moderne (« La terre, elle, ne ment pas »), il y a le courant « écomoderniste », qui s’inscrit dans une perspective réformiste et libérale. Pour elle, c’est grâce à la technologie et à la croissance économique que les défis environnementaux seront relevés. Pas de disparition, donc, mais une superposition avec un autre clivage émergent qui concerne l’idée démocratique elle-même. Dans démocratie, il y a demos et kratos, soit : peuple et pouvoir. Leur compatibilité ne va pas de soi, car toute l’histoire montre que là où il y a peuple, le pouvoir s’efface ; et dès qu’il y a pouvoir, c’est le peuple qui se tait. Nos régimes libéraux se sont construits sur une double limitation. Surtout pas trop de demos, pour éviter d’« offrir au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail » (Benjamin Constant) ; et surtout pas trop de kratos, afin que, « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu). Le libéralisme est la recherche permanente de cet équilibre instable. 

Le libéralisme s’expose ainsi à trois formes de mauvaise conscience. Celle des « démocrates radicaux », qui voudraient plus de peuple et moins de pouvoir : on retrouve là le culte actuel de la participation, avec en ligne de mire un régime de type anarchiste. De l’autre côté, on trouve les « démocrates illibéraux », qui voudraient plus de pouvoir et moins de peuple : c’est là que se niche le retour en vogue de l’autorité, avec en perspective un régime despotique. Et l’on peut ajouter le populiste qui, contrairement à ce qu’on entend trop souvent, n’a rien à voir avec le fasciste. Le populiste est moins antidémocratique qu’hyperdémocratique : il veut toujours plus de peuple et encore plus de pouvoir.

Les démocraties libérales doivent se garder de ces trois dérives délétères, qui sont aussi des défis. On ne retrouvera le peuple qu’en retrouvant l’efficacité de l’action – l’illibéralisme et le populisme ont raison sur ce point –, mais cela ne saurait se faire au détriment des libertés essentielles. Je souligne ce qualificatif, car il est devenu aujourd’hui très confus. Car quand tout devient liberté, la liberté commence à être sérieusement menacée.

Entretien pour La Croix, 8 janvier 2025

Pierre-Henri Tavoillot : « En France, nous avons le goût de la vie commune »    Recueilli par Marine Lamoureux, le 08/01/2025  Ce qui nou...