samedi 30 mai 2020

Collège de philosophie (virtuel) : le 6 juin 2020

Le Collège de philosophie (virtuel)
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a le plaisir de vous convier à sa prochaine séance publique


Samedi 6 juin 2020 (9h-10h — en visio via ZOOM ),  
 
    BILANS D'UNE CRISE (épisode 1) : Précautionnisme et sanitarisme 

  avec
 
  Eric DESCHAVANNE et Pierre-Henri TAVOILLOT    
 
 


La séance se tiendra en visio-conférence sur l'application ZOOM — 
Inscription obligatoire en suivant ce lien :

Le lien ZOOM pour y participer vous sera envoyé par mail 30 minutes avant la séance 

vendredi 15 mai 2020

Entretien pour Le Figaro Magazine



Pierre-Henri Tavoillot: «L’empire de la trouille ne doit pas triompher»

GRAND ENTRETIEN - Les libertés perdues pendant la crise du coronavirus pourront-elles être récupérées? Le philosophe se montre optimiste et veut croire à la capacité de résilience et de rebond des démocraties européennes.
Le 15/05/2020
Cependant, Pierre-Henri Tavoillot alerte quant au risque de dérive «sanitariste» de nos sociétés. «C’est au nom de la santé que les libertés aurontle plus de risques d’être sacrifiées désormais», estime-t-il.
Cependant, Pierre-Henri Tavoillot alerte quant au risque de dérive «sanitariste» de nos sociétés. «C’est au nom de la santé que les libertés aurontle plus de risques d’être sacrifiées désormais», estime-t-il. HELENE BAMBERGER

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pierre-henri-tavoillot-l-empire-de-la-trouille-ne-doit-pas-triompher-20200515


Après deux mois de confinement les Français vont retrouver une partie de leur liberté de mouvement. Pour autant s’agit-il vraiment du retour à la liberté ?
Ce sera la fin d’une période très étrange qui va marquer les esprits, d’abord parce qu’elle a créé une expérience partagée, peut-être sans équivalent depuis la seconde guerre mondiale. Même si les manières de la vivre ont été très différentes — retraite confortable, isolement angoissé, surcroit de travail, terreur des lendemains, confrontation au risque viral, … —, ce « Grand confinement » a produit du commun, et ce dans le monde entier. Expérience singulière aussi, parce qu’elle est paradoxale, mêlant le tragique et l’ennui, la peur et l’amour, le retour sur soi et les débats virulents sur les réseaux. Elle a eu ses héros, dont l’acte de bravoure consistait à rester à la maison ; ses superhéros, qui ont permis le quotidien — caissiers, éboueurs, livreurs — ; et ses hyper-héros, les soignants, qui montaient tous les jours au front. Il est vrai qu’en démocratie, tout le monde a droit à l’héroïsme ; mais plus sérieusement l’épreuve du confinement restauré (momentanément ?) des ponts dans l’« archipel français » : c’est la vertu des épreuves. … Je suis pourtant très curieux de voir comment on regardera cette période dans un an, le 11 mai 2021. Etait-ce une simple parenthèse ou le début d’une modification profonde de nos habitudes ? La prudence recommande de ne pas répondre trop vite.
Passons-nous de l’enfermement à la société de surveillance ?
Ce n’était pas l’un et ce ne sera pas l’autre. Le confinement a fait l’objet d’un assez large consensus et la restriction imposée semblait proportionnée au risque et surtout limitée dans le temps. Ces deux critères vaudront aussi pour la surveillance à venir par les brigades sanitaires et le traçage numérique : tout dépendra de l’ampleur et de la durée du risque. Pour le reste, nous restons englués dans le paradoxe de notre temps. Car le citoyen des démocraties hypermodernes exige de l’Etat toujours plus de liberté et toujours plus de protection. Il le somme de maigrir et de grossir en même temps : c’est ce qui fait la difficulté de notre « régime » démocratique. Au nom des libertés, on dénoncera (à juste titre) l’incurie bureaucratique et réglementaire qui empêche de faire ce qui semble urgent et évident : masques, tests ; au nom de la protection, on appellera à la répression des « gens vraiment inconscients ». Mais, au nom des libertés, on rechignera à confier à l’Etat des données (santé, localisation, …) que l’on offre pourtant avec une généreuse insouciance dès qu’on ouvre une application des GAFAM. Il faut avouer que nous sommes bien difficiles à gouverner.
Allons-nous récupérer les libertés perdues pendant la crise ou faut-il craindre une régression plus fondamentale ?
L’enjeu capital est la montée en puissance du « sanitarisme », c’est-à-dire la tentation de tout sacrifier sur l’autel de la santé publique. C’est un point sur lequel nous devons être très vigilant, car il a une face claire et une face sombre. La première offre un cinglant démenti à tous ceux qui parlaient de notre société comme exclusivement capitaliste, jeuniste et consumériste. En fait, nous avons fait nôtre, depuis trois mois, le slogan d’Olivier Besancenot : « Nos vies valent plus que leurs profits ».  A part que ces profits étaient potentiellement aussi les nôtres, comme on va le constater cruellement dans les mois qui viennent. En tout cas, l’économie s’est arrêtée pour la santé et la vie des personnes, y compris âgées. Mais, l’autre face est que le sanitaire risque de déborder, si je puis dire, de tous les côtés. Si je prends la définition de la santé de l’OMS — « état complet de bien-être physique, mental et social » —, je me dis non seulement que je ne vais pas si bien que cela, mais qu’il va être difficile de poser des bornes à ce « droit à la santé ». En fait, dans ma vie, rien ne lui échappe. D’ailleurs, elle devient non seulement un droit, mais un devoir. Car, avec tout ce que la société fait pour ma santé, je me dois de la préserver, non pas tant pour moi que pour les autres. La « mauvaise » conduite (fumer, boire, manger saler, tousser, …), si ce n’est la maladie, est ainsi en passe de devenir une faute, comme dans le roman de Samuel Butler, Erewhon (1872) où les malades sont traités en criminels. Bref, c’est au nom de la santé que les libertés auront le plus de risques d’être sacrifiées désormais. Et on pourrait ajouter qu’elle (re)devient synonyme de salut dans une époque de retrait du religieux. « La santé ou la mort », pourrait-on dire ! Car aujourd’hui, les interdits alimentaires ne sont plus dictés par les églises, mais par les médecins ; de même que les rites et les prières. La santé comme droit, devoir et salut : voilà ce qu’est le « sanitarisme » auquel il convient de poser des limites sans pour autant renoncer aux bienfaits. Car la régression des libertés ne vient jamais d’en-haut sans la complicité de l’en-bas, c’est-à-dire de nous-mêmes. On le sait depuis au moins la Servitude volontaire d’Etienne de la Boétie.

Plus encore que la régression de nos droits individuels, ne faut-il pas redouter la perte d’un certain art de vivre typiquement occidental et même typiquement français ?
Il faudra voir à l’usage si nous avons perdu l’insouciance et la confiance. Je n’y crois pas trop. Je le prédis : la bise reviendra ! Et, avec elle, l’apéritif entre amis, les terrasses des cafés et les repas de famille où l’on s’engueule à moins d’un mètre. Et tout cela sera inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité ! Le destin du masque sera néanmoins intéressant à observer, car il porte une vraie innovation culturelle. En France, son port est une protection individuelle ; en Asie, c’est une préservation du collectif. Ici, c’est un acte de méfiance ; là-bas un geste de civilité. Comment va-t-on l’acculturer ?
Toute société ne doit-elle pas accepter une part de risque ?
C’est un des défauts majeurs du « principe de précaution ». Quand on l’examine « à la lettre », c’est un principe subtil qui concerne des risques mal connus, dont les conséquences seraient terribles et surtout irréparables. Cette subtilité a volé en éclat — et même du côté de certains juristes — pour devenir l’impératif catégorique du risque zéro, c’est-à-dire de l’inaction. D’où désormais l’usage délirant de ce principe, avancé à tout bout de champs, comme réceptacle de toutes les peurs de notre temps. Ce principe marque l’avènement du grand empire de la trouille, devenue non seulement une vertu, mais aussi un devoir et une quasi sagesse. Qui ne tremble point commet aujourd’hui le triple péché d’ignorance, d’insouciance et d’impuissance : et il sera mis au pilori. La peur est devenue un  argument d’autorité. Mais si la peur est notre seul guide face à un horizon qui se donne sous le seul visage de la catastrophe, cela risque de décourager pas mal de vocation. Le manifeste de Nicolas Hulot, 100 principes pour un nouveau monde, paru dans le Monde m’a sidéré par l’indigence d’un contenu exclusivement moral et moralisateur. Je me permets de suggérer ce 101e principe qui résumerait l’ensemble : « le temps est venu d’aimer l’amour et de haïr la haine ». L’écologie file un mauvais coton si elle ne perçoit pas que c’est en son sein qu’il faut faire le ménage. On ne peut pas lutter contre le réchauffement climatique en étant hostile au nucléaire ; on ne peut pas ignorer les dégâts environnementaux causés par l’extraction des métaux rares nécessaires à la transition énergétique ; on ne peut pas être à la fois décroissant et le nez collé sur son smartphone en espérant l’augmentation de l’espérance de vie, etc. J’avoue avoir une légère inquiétude quand je lis que N. Hulot est la personnalité politique préférée des Français, car il incarne la négation du politique.
Les régimes autoritaires sont apparus plus efficaces dans le combat contre le virus ? La crise a-t-elle révélé les failles des démocraties libérales ?  
Je citerai ici la présentation faite par l’économiste Hubert Kempf dans la revue Telos. Dans cette crise, les politiques étaient confrontées non à un dilemme, mais à un trilemme : la protection de la santé ; le respect des libertés ; la promotion de la prospérité. Les régimes autoritaires ont choisi la santé et la prospérité au détriment des libertés. Les régimes « libéraux » (Etats-Unis) ont préféré la prospérité et les libertés à la logique sanitaire. Les modèles sociaux-démocrates européens ont privilégié la santé et les libertés contre la prospérité. Mais cette typologie doit être lue de manière dynamique, car une crise n’est jamais qu’un instant où les choix de priorité s’affichent. Il est encore trop tôt pour dire qui s’en est le mieux sorti, car la crise sanitaire n’est pas finie et la crise économique ne fait que commencer. La Chine a péché par son espace public bloqué qui a empêché l’alerte et obscurcit la connaissance de la menace : elle porte une responsabilité lourde dans la crise. Mais si ses chercheurs sont les premiers à découvrir le vaccin, elle s’en trouvera absoute. Les Etats-Unis ont souffert de leur fonctionnement fédéral et d’un pilotage erratique. Ce sont les démocraties asiatiques, Taïwan et la Corée du sud, qui ont fait preuve de leur maturité et de leur efficacité.
Celle-ci doivent-elles se réinventer ? Peuvent-elles sortir in fine plus forte de cette épreuve ? 
Cette crise nous fait prendre conscience de nos forces et de nos faiblesses. Comme nous adorons nous détester, les secondes apparaissent davantage que les premières. Raison de plus pour rappeler celles-ci : le système de santé a tenu bon ; les citoyens ont sagement obéi ; les institutions ont fonctionné ; l’enseignement s’est aménagé ; notre espace public a démontré sa vitalité et sa maturité ; de puissants mécanismes de solidarité (étatiques, associatifs, individuels) se sont mis à l’œuvre ; la crise a aiguillonné l’inventivité. Nous sommes très loin de l’effondrement annoncé. Et donc aussi très loin de devoir exiger que « plus rien ne soit comme avant ». Les prophètes de la révolution s’illusionnent et prennent leurs messies pour des lanternes. Certes, il a fallu dramatiser — peut-être à outrance —, mais c’était nécessaire pour mobiliser les énergies. Reste que tout n’a pas fonctionné de manière optimale, c’est peu de le dire. Nous avons été trop sûr de nous ! Et c’est un constat collectif qui ne concerne pas seulement les responsables politiques, mais les médias, les experts et les citoyens : nous ne savions pas ; mais nous n’avons pas voulu le savoir. Cette piqûre de modestie n’est pas un mal. Elle doit aussi permettre l’examen mesuré, mais scrupuleux, des défaillances de l’avant crise et des dysfonctionnements pendant. Le but ne devrait pas être d’accuser ou de condamner — à quoi bon le pénal ? — mais de tirer des leçons collectives pour l’avenir. La crise doit permettre de débloquer des débats enkystés : sur la santé, sur l’éducation, sur le travail, sur la bureaucratie, sur les frontières … J’espère que notre démocratie s’améliorera dans l’art si difficile – mais vital — de la reddition collective des comptes. Il restera pourtant une grande faiblesse : c’est, après la crise économique, le niveau d’endettement du pays qui, de très élevé, deviendra gigantesque (115% du PIB). Cette dette semble abstraite : mais, crise après crise, elle se creuse, réduisant les marges de manœuvre.  Car cette dette, ce n’est pas que de l’argent, c’est surtout de la politique : ce sont des stratégies pour le futur, des investissements pour l’environnement, des soutiens pour l’innovation, des garanties pour la sécurité, la prospérité et la solidarité de demain. Elle met en jeu le destin de nos enfants et de nos petits-enfants, à l’égard desquels nous avons un devoir : leur donner l’envie de grandir et de continuer le monde. Devoir que trahissent tous ceux qui prêchent la haine du présent, car c’est la haine du présent qui détruit le futur.

jeudi 14 mai 2020

Entretien pour Le Point

« Vivre ensemble, c’est réfréner son ego »

Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot évalue les forces et les faiblesses de la démocratie française à l’heure du déconfinement.
Propos recueillis par François-Guillaume Lorrain
14 mai 2020

https://journal.lepoint.fr/vivre-ensemble-c-est-refrener-son-ego-2375202


Le Point: Après les Gilets Jaunes et les grèves de l'hiver, comment jugez-vous le Grand Confinement selon l'angle de la vie démocratique?
PHT: Ce rappel est intéressant, car il démontre l'extraordinaire plasticité de la démocratie, qui a accueilli en un laps de temps court deux exigences extrêmes mais inverses. Dans un cas, la demande d'une participation citoyenne totale (RIC et compagnie), dans l'autre, une aspiration à être protégé et gouverné par un super-pilote. Horizontalité par temps calme ; verticalité par gros temps. Raison pour laquelle il faut être prudent avec des réformes institutionnelles qui feraient pencher la balance d’un seul côté. Notre régime fait preuve de sa capacité d’adaptation, c’est la bonne nouvelle.
LP: Vous voyez le verre à moitié plein. Mais cette verticalisation a-t-elle en définitive bien fonctionné ?
PHT: A mon avis, il manque encore deux ingrédients pour que notre cuisine démocratique soit digeste. En amont de la décision, nous ne parvenons pas à établir le bon diagnostic sur les sujets à enjeux. On en a eu la preuve évidente sur notre système de santé avant la crise : de longs débats, mais vains, entre les « faut-plus-de-moyens » et les « yakadégraisser ». Ils n’ont pas permis d’identifier les points de blocages que nous constatons aujourd’hui cruellement — sur les masques, sur les tests, sur l’articulation privé/public — et qui révèlent un profond défaut d’organisation. En aval de la décision, il nous manque le moment d’une vraie reddition de compte politique qui ne soit ni seulement médiatique (en mode contrôle continu), ni judiciaire ni électorale. Ce serait l’étape où l’on fait un bilan lucide de ce qui a fonctionné ou pas dans la gestion d’une crise. Pour ma part, comme citoyen, je suis prêt à accepter des restrictions de liberté, pour une durée limitée, si j’étais certain qu’on examine après coup l’efficacité, la pertinence et la proportionnalité de ces mesures. Le Parlement devrait d’ores et déjà poser les jalons de cet examen a posteriori. Or on ne l’entend pas. En France, on sait râler, détester, gouverner droit dans ses bottes, mais on ne sait pas — avec rigueur — évaluer l’action publique. D’où le sentiment que les choses n’avancent pas et, avec lui, l’impression délétère que notre destin nous échappe. C’est la dépossession démocratique qui ouvre la voie aux populismes.
LP: Mais comment rendre des comptes quand à nouveau, dans la Ve République, le Premier Ministre, qui mène la politique, risque d'en faire les frais, une fois passée la tempête?
PHT: C'est en effet une fâcheuse habitude. Or, il devrait pouvoir expliquer ses choix. On saisit aujourd’hui l'écart entre la temporalité du Premier Ministre qui met en œuvre une politique au présent et celle du Président dont la logique s’inscrit dans le temps long. Pour Emmanuel Macron, on gouverne mieux en temps de crise qu'en temps de paix, car la tempête est une opportunité de réforme. Mais là ça fait beaucoup : gilets jaunes, retraites, pandémie … Nous avons beaucoup trop subi pendant que des sujets urgents et cruciaux étaient laissés en jachère : santé, éducation, endettement, politique migratoire, séparatisme, … L’épidémie arrive sur un terrain bien affaibli.
LP: Quels types d'action préconisez-vous pour résoudre ce déficit?
PHT: Le Parlement ne peut se contenter d’être le greffier de l’exécutif. Il doit examiner en amont si la loi est nécessaire ; en aval, si elle a été efficace. Cette double fonction parlementaire doit être renforcée plutôt que de créer d’autres instances, du type « Convention citoyenne sur le Climat », car cela n’éclaire en rien le débat (sauf pour ses participants) et n’ajoute pas une once de légitimité aux éventuelles décisions qui seront prises. Le renforcement des missions délibératives du Parlement me semble donc une priorité qui n’exige aucun changement institutionnel. Il faut juste que les députés, et notamment ceux de la majorité, fassent le boulot. De ce point de vue, on ne peut qu’apprécier qu’Edouard Philippe ait choisi de rendre public le plan déconfinement devant l’Assemblée et non au Journal de 20h. Manière — pas seulement symbolique  — de rappeler que pendant les travaux de crise, la démocratie reste ouverte.
LP: Avez-vous été étonné par la relative obéissance des Français au regard de la privation de mobilité qu'a provoquée le confinement?
PHT: Non, et je suis même surpris que l'on puisse être surpris. Je rappelle que pour les pères fondateurs de la démocratie, sa condition sine qua non était l'obéissance. Non la soumission, qui est exactement l'inverse. "Un peuple libre obéit mais ne sert pas, il a des chefs et non des maîtres", écrivait Rousseau. Comment concevoir la vie commune sans accepter des règles à suivre, y compris (et surtout) quand on n’est pas d’accord ! La démocratie, ce n’est pas le droit de veto individuel et perpétuel. On avait un peu oublié cette évidence en valorisant les désobéisseurs civils, les zadistes, les objecteurs en tout genre et tous ceux qui confondent allégrement citoyenneté et indignation. La crise nous remet les pieds sur terre. Vivre ensemble, c’est réfréner son ego. Et cela n’enlève rien au devoir d’esprit critique qui lui ne s’est jamais aussi bien porté.
LP : N’y-a-t-il pas eu cependant une infantilisation du peuple français avec cette surveillance généralisée?
PHT : Ce n’est pas parce qu’on obéit qu’on est infantilisé. C’est même le contraire : l’étymologie d’obéir, c’est « prêter l’oreille ». C’est constater qu’il y a des lois, des autres et du réel, et qu’il faut faire avec, même si on n’en pense pas moins. On prête l’oreille mais on ne donne pas sa volonté. L’enfant obéit à ses parents pour être libre plus tard ; le citoyen obéit aux lois parce qu’il veut être libre aujourd’hui et le rester demain.
LP: À cet égard, le déconfinement, moins univoque, peut-il prolonger cette obéissance?
PHT: Le confinement, même s’il est vécu de manière très variée, avait l'avantage de la simplicité. D'un côté, les Français qui restaient chez eux, de l'autre, ceux qui allaient travailler. Les mesures prises pour le déconfinement sont graduées et diverses. La période sera plus complexe, plus tendue. Les gens ont vécu différentes expériences, chaque individu va être confronté à des règles qui ont changé et qui vont changer, le "confort" du confinement s'estompera, on sera à nouveau confronté aux autres, l'unanimisme va voler en éclats, ce dont la politique, qui revient au galop, sera aussi le reflet. Cette phase sera plus anxiogène. Il faut se préparer à cela aussi.
LP : Comment analyser et qu’espérer de la décentralisation vers les maires à laquelle l’Etat s’est résolu ?
PHT : C’est une bonne nouvelle. Autant l’interdiction peut être décrétée d’en haut ; autant la réouverture ne peut se gérer que d’en bas à la fois par les autorités déconcentrées de l’Etat (les préfets) et par les pouvoirs décentralisés, notamment des maires. Ce sera plus compliqué et moins lisible sans doute, mais comment faire autrement ?
LP: Cette période a marqué aussi un retour vers la quintessence de la décision politique...
PHT: En effet. On sait que la décision politique ne consiste jamais à choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. On en a vu l'illustration avec les élections municipales, le confinement, sa durée, le déconfinement, sa date... Quel que soit le choix, il sera critiqué, car trois logiques équivalentes sont en lice : la santé, les libertés, la prospérité. L’équilibre parfait est impossible et la critique inéluctable. J'aurais toutefois plus de bienveillance que le Premier Ministre envers la logorrhée réticulaire [des réseaux sociaux] : la critique est un trait bien français, accentué par l'inaction, l'impuissance auxquels ont été réduits les citoyens. Et pourtant, une autre bonne nouvelle, trop peu soulignée, est le formidable renforcement de l'espace public que la pandémie a provoqué : on ne s'est jamais autant renseigné, on n'a jamais autant débattu, dans le sens noble du terme. On a pu constater aussi avec quelle rapidité les réseaux sociaux eux-mêmes vérifiaient désormais leurs fake news, fact-checking qui témoigne d'une soudaine maturation. Le virus a aussi renforcé les médias « de référence ».
LP: Comment analyser pourtant la mauvaise humeur du Premier Ministre envers la société médiatisée, cataloguée comme extension du café du commerce?
PHT: En l’écoutant, j’ai songé à cette devinette. Combien faut-il de psychanalystes pour changer une ampoule ? Réponse : un seul, à condition que l'ampoule ait envie de changer. Par analogie : quel art politique faut-il pour un peuple-roi ? Qu'importe, à condition que le peuple ait envie d'être gouverné. On peut songer aussi à la réponse de Clemenceau au général Boulanger, après son coup d'Etat avorté : "cette République bavarde que vous voulez faire taire, elle est notre honneur". Un éloge de la démocratie inspiré de l'oraison funèbre de Périclès, qui chez Thucydide, vantait la démocratie athénienne prolixe au regard de l'autoritarisme « laconique » des Spartiates. Mais il ne faut jamais confondre la discussion, qui fait partie du vécu démocratique, et la délibération, où ceux qui délibèrent sont en position de décider. Raymond Aron s’était donné pour règle dans ses commentaires politique de toujours s’interroger : qu'est-ce que je ferais si j'étais à la place de décider ? L’Opinion publique — cette « reine du monde », comme disait Pascal, n’a pas ce scrupule, parce que si elle règne toujours, elle ne gouverne jamais.
LP: Quelles peuvent être les bienfaits démocratiques de ce moment vécu par tous même si tous ne l'ont pas vécu de manière similaire?
PHT: Il s'agit indéniablement d'un évènement historique qui, même s’il a été vécu différemment, produit une expérience commune et partagée. Il concerne tout le monde et bouleverse la vie quotidienne de chacun. Comme l’appellera-t-on ? Le « Grand Confinement » ; la « Crise du Corona », … ? C’est encore trop tôt pour le dire, car on n’en perçoit pas toutes les dimensions, notamment les effets économiques, politiques et géopolitiques qui vont être sans nul doute puissants. Mais, plus important, encore : comment l’interprète-t-on ? Va-t-on prêter l’oreille à l’exultation des collapsologues, prêchant que la déesse Nature vient de nous punir pour tous nos péchés ? Va-t-on céder à la confusion mentale mêlant dans une même soupe tous les défauts de notre temps : virus, climat, pollution, déforestation, capitalisme, mondialisation, … ? Va-t-on écouter les défaitistes qui, à force de cultiver la haine de soi, nous feraient presque douter que nous sommes encore en vie ? A-t-on envie de sortir par le haut malgré l'évidente fragilité révélée par cette pandémie ? Toute crise nous relie au choix de l’avenir. Quand on coule, si on touche le fond, arrive le moment où il faut se relancer en tapant du pied. Mais le sens du sursaut arrive en sursautant. Que fera-t-on, une fois arrivé à la surface ? La démocratie est le seul projet qui propose le récit non de la grandeur, mais du grandir ensemble. C’est une promesse qui est sublime et unique dans toute l’histoire de l’humanité. On ne le voit plus et on décrit notre époque comme un désert spirituel voué à l’égoïsme et au consumérisme. Quelle erreur ! Cet horizon qui nous fera surmonter la crise, je pourrais vous le décrire en philosophe ; mais le défi est bien plus vaste : il va falloir l’incarner dans un récit commun.






  

lundi 11 mai 2020

Désobéir or not désobéir ?


Paru dans Philosophie Magazine.fr

Frédéric Gros/Pierre-Henri Tavoillot. La désobéissance civile peut-elle être légitime face à l’urgence sanitaire ?


Voici ma partie :
Non


La crise sanitaire que nous traversons ne justifie ni moins ni plus la désobéissance.  Le contexte ne change la question qu’à la marge. Pour moi, fidèle à la tradition de la philosophie politique, la citoyenneté est une obéissance volontaire. Comme le dit Rousseau lui-même : « un peuple libre obéit mais ne sert pas. Il a des chefs, il n’a pas de maîtres ». Traduisez : c’est parce qu’il obéit aux lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toute une tendance, ces dernières années, a fait du désobéisseur, du lanceur l’alerte, de l’homme révolté (même si ces formules qui ne sont pas exactement synonymes) le héros de la citoyenneté, comme si sa liberté se jouait dans la capacité de dire non. Ce travers me semble très périlleux en ce qu’il confond obéissance, qui est nécessaire à la vie collective, et soumission, qui est la transformation d’un individu ou d’un peuple en esclave. Or obéir signifie étymologiquement oboedire (latin), c’est-à-dire « prêter l’oreille », autrement dit considérer la voix d’autrui. Prêter l’oreille n’est pas donner sa volonté, c’est accepter que la vie collective exige que je me taise bien que je ne sois pas d’accord. Faire de la désobéissance civile un principe démocratique risque ainsi de nous vouer à l’hyper-individualisme de nos petits vetos personnels.
Ceci ne disqualifie pas bien sûr le droit naturel de résistance à l’oppression, qui figure à juste titre dans la Déclaration des Droits de l’homme et dans le préambule de la constitution française. Mais l’article 7, reconnaît également le caractère coupable de toute résistance à la loi. Et que l’état d’urgence sanitaire supprime nombre de nos libertés essentielles ne rend pas légitime de parler d’oppression puisque continuent d’exister les procédures démocratiques de recours et de contestation des décisions.
Sommes-nous dans une situation exceptionnelle ? Oui, mais pas du point de vue de l’obéissance. Je vous concède que, lorsque c’est la santé voire la survie collective qui est en jeu, l’obéissance devient légitimée de façon absolue. Nous pouvons même en éprouver le confort. Non que le confinement soit une situation facile à vivre pour tout le monde, mais c’est une situation simple : nos comportements sont entièrement réglés par des consignes qu’il suffit d’appliquer. Le déconfinement, avec des mesures différenciées, évolutives, risque d’être beaucoup moins confortable et nous allons voir les dégâts, les inégalités, les tensions, l’angoisse réapparaître. On pourrait donc s’attendre à des revendications de désobéissance plus fortes. Je constate que ce n’est pas le cas comme si, face à des enjeux vraiment essentiels comme la santé, la gesticulation des discours indignés s’estompe. S’il y a des désobéisseurs, ils se cachent et ne vont surtout pas le proclamer. Pourquoi ? Parce que le débat continue de se dérouler : l’immense majorité des Français obéit au confinement, et ne cesse de critiquer sur les réseaux sociaux les politiques publiques. Certains estiment que la santé ne doit pas devenir la cause suprême du bien commun, qu’elle vaut moins que les liens affectifs ou plus que l’économie. L’espace public continue de jouer son rôle puisque, par exemple, le gouvernement a reculé sous sa pression de confiner davantage les personnes âgées selon un critère d’âge.
Si la désobéissance est superflue parmi les principes démocratiques, il nous en manque en revanche un, essentiel en état d’exception : la nécessité, une fois la crise passée, de rendre des comptes sur les politiques menées. Non pas dans l’objectif d’un procès à nos dirigeants mais de l’évaluation sérieuse des mesures prises, de leur validité, de leur justification, des failles de notre système qu’elles révèlent. Cette évaluation n’a pas été faite sur l’état d’urgence décrété contre le terrorisme. Il faut réclamer qu’elle ait lieu en temps voulu après l’état d’urgence sanitaire. Si nous savions pratiquer cette exigence démocratique, cela nous épargnerait cette sorte de démagogie de la désobéissance, qui, à mon avis, ne se justifie jamais en soi, et peut détruire la vie collective.

Pourquoi fait-on des enfants ?

 Chronique LCP du 23/01/2024 Bonsoir Pierre Henri Tavoillot, le nombre annuel de naissance en France est passé sous la barre des 700 000 en ...