vendredi 29 avril 2022

Entretien pour le Figaro (29/04/2022)

 Voici l'entretien en version complète (propos recueillis par Eugénie Bastié) : 

La victoire d’E. Macron est entachée par la montée du vote protestataire (près de 70% au 1er tour) et de l’abstention (plus de 28% au 2e tour). Quelle leçon en tirer ? 

Sans nier ces données, il faut éviter les faux procès en illégitimité. 58,5 % au second tour constitue une victoire claire et nette. D’autant que pour la première fois depuis 1976, un président est réélu sans cohabitation et une majorité de gouvernement est reconduite au-delà d’un seul mandat. La seule exception — la transition Chirac/Sarkozy — n’en est pas une, car elle relevait d’une « rupture » assumée. Nous vivons donc un continuité gouvernementale inédite depuis plus de 40 ans ! A voir si elle se confirme — et dans quelles conditions — lors des législatives. Mais cette réussite a deux limites. D’une part, le premier quinquennat d’E. Macron a été marqué par trois crises majeures : les gilets jaunes, la Covid-19 et la Guerre d’Ukraine. Ces trois tempêtes ont totalement brouillé les repères et les cadres habituels du débat politique en France. Nous n’avons pas fini d’en mesurer les effets. D’autre part, les résultats du premier tour ont révélé l’ampleur de la marginalisation des partis traditionnels (PS et LR) au profit non seulement de courants plus radicaux (FI et RN), mais aussi d’une abstention massive. La France « qui dit Non » est devenue majoritaire, quelle que soit la manière dont on interprète le clivage. Social : France d’en bas vs France d’en haut ; idéologique : bloc identitaire vs bloc élitaire ; intellectuel : sphère de la protestation vs cercle de la raison. 

Mais, cette France-là, à qui dit-elle Non ?

Elle dit Non aux responsables politiques, juridiques et économiques, très efficaces pour démolir, mais impuissants à reconstruire. Ils inventent l’Europe, mais oublient ses frontières ; ils ferment les usines, mais occultent les vies dévastées ; ils ouvrent des centres commerciaux, et tuent les centres-villes ; ils augmentent les droits individuels, mais détruisent la sécurité collective … Et quand, par miracle, ils construisent, ce sont des murailles d’impossibilités, des règles tatillonnes, des lois incohérentes, qui entravent l’action, défient le bon sens et découragent l’initiative. La France qui dit Non, le dit d’abord aux aveux d’impuissance des puissants : « C’est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout » disait Talleyrand. 
Elle dit Non aussi aux minorités actives qui ont pris le pouvoir et s’exonèrent sans vergogne des règles collectives pour bloquer et déconstruire au nom d’une vision très particulière de l’intérêt général. Sauver la planète, lutter contre le racisme « systémique », achever un patriarcat moribond, accueillir tous les migrants, détruire le capitalisme : ces causes sont justes ! Pourquoi faudrait-il en débattre alors qu’il est urgent d’agir ? Cette pression intolérante du « Bien », exaspère la France en colère, mais lui montre l’exemple. Inutile d’aller voter ! Il faut protester, hurler et détruire, conditions pour être vu et entendu ! 
Elle dit Non, enfin, aux élites intellectuelles et médiatiques qui profitent de leur droit de tirage dans l’espace public pour déverser, non pas les instruments de l’intelligence du monde — ce qui est leur mission — mais des idéologies aussi antagonistes que péremptoires : « Guerre des races, des sexes, des générations, des classes, des territoires, des civilisations. Choisissez votre guerre civile, messieurs-dames, y a l’embarras du choix ! Et on peut même en avoir plusieurs pour le prix d’une ! » 
Mais cette France qui dit Non tend aussi à se gargariser de son indignation. Enfermée dans sa colère, elle impute au gouvernement la hausse des prix causée par la Covid et la guerre en Ukraine ; elle s’offusque qu’il tarisse l’argent magique du « quoi qu’il en coûte » alors qu’il s’agit d’une dette collective ; elle lui reproche son ultralibéralisme dans le pays champion du monde des dépenses sociales ; elle l’accuse d’accroître les inégalités dans le pays où elles sont les plus réduites ; elle le soupçonne d’empoisonnement avec un vaccin … gratuit ! « Nul ne ment autant que l’homme indigné », disait Nietzsche. 
Voilà ce que sera le grand défi du second quinquennat d’E. Macron : séparer le Non bon grain du Non ivraie ; celui qui révèle la crise de la démocratie et celui qui promeut sa destruction. Il faudra écouter le premier ; dénoncer le second. Tâche ardue, car la colère ne souffre guère la nuance ! 

Le second tour de la présidentielle a finalement été conforme à ce qui était prévu depuis cinq ans. Le face-à-face entre un « parti unique » rassemblant les « raisonnables » de droite et de gauche et les populistes est-il désormais structurant pour la vie politique française ? Doit-on regretter la disparition du clivage gauche-droite qui organisait nos démocraties ? 

C’est une autre leçon du premier tour. Un clivage nouveau est apparu entre trois blocs (à +/-25%) qui expriment trois visions différentes de la démocratie. Dans celle-ci, — faut-il le rappeler — il y a deux termes — demos (peuple) et cratos (pouvoir) —, dont l’articulation n’a rien d’aisée. Notre modèle libéral les associe en les limitant : pas trop de demos (mais des représentants), pas trop de cratos (mais des pouvoirs divisés et bornés par des contre-pouvoirs). C’est là un équilibre instable et toujours décevant qui suscite deux tentations inverses. 
D’une part, celle de la démocratie radicale, parfaitement incarnée par J.-L. Mélenchon, qui aspire réduire le pouvoir vertical au profit de l’horizontalité participative. D’autre part, celle de la démocratie illibérale, prônée par M. Le Pen, qui vise l’efficacité du pouvoir (sécurité, immigration, limitation du contrôle juridique …). Ainsi, une même mesure — le referendum — a chez eux deux sens différents. 
Chez le premier, il vise à installer une « démocratie permanente » ; chez la seconde, il sert à s’exonérer des contrôles et des contre-pouvoirs. Ce nouveau clivage n’est pas spécifique à la France ; il est mondial. La Chine se pose aujourd’hui en leader du modèle illibéral. Elle est, selon ses propres dires, « la démocratie qui marche » (http://french.china.org.cn/china/txt/2021-12/04/content_77910546.htm) : ce qui prime, c’est l’efficacité au service du bonheur du peuple et au détriment des libertés et des droits. 
De l’autre côté, triomphe l’idée que la démocratie, c’est l’extension infinie des droits, des libertés et des identités individuels, même si cela doit se faire au détriment de l’intérêt général et national. Ce nouveau clivage reconfigure largement l’opposition gauche/droite. Et c’est entre ces deux projets que la démocratie libérale doit rechercher un nouvel équilibre entre demos et cratos. Voilà le défi pour E. Macron : lutter à la fois contre la crise de la représentation (déficit de demos) et l’impuissance publique (déficit de cratos), tout veillant à n’aggraver ni l’une ni l’autre. 

Est-ce possible dans une France qui semble de moins en moins gouvernable et où la tentation de la rue entre en concurrence déloyale avec le choix des urnes ? 

Il faudra beaucoup de doigté et plus de clarté ! Côté crise de la représentation, la priorité est de pallier l’anormale absence à l’Assemblée du RN (soit 13 millions de suffrages !). Le choix de la proportionnelle s’impose donc sans mettre en péril pour autant la stabilité gouvernementale. Il faut aussi renouer au plus vite avec un usage revivifié du referendum, par exemple sur l’immigration ou les retraites. Par ailleurs, après l’échec de la Convention Climat — très mal conçue —, on peut envisager des conférences de consensus sur des sujets délimités (par exemple, la fin de vie ou l’enseignement professionnel), mais, à condition de ne pas donner dans le « progressisme béat » et de pas favoriser la tyrannie de minorités actives et bruyantes. Côté impuissance publique, la nécessité de reprendre la main suppose d’arrêter de déshabiller l’Etat au profit d’autorités indépendantes qui, focalisées sur leurs prérogatives, en oublient l’intérêt général. Il faut aussi sortir de ce que j’appelle la « nomocratie » (ou l’empire des règles), c’est-à-dire d’un droit qui outrepasse ses attributions pour décider sans le peuple et contre l’Etat en matière de sécurité, d’immigration, de choix sociétaux … Voyez, en France, la légalisation de l’avortement, c’est une loi : la loi Veil (1974). Aux Etats-Unis, ce fut un arrêt de la Cour suprême (Roe vs Wade de 1973). Aucune raison d’importer cette dérive nomocratique qui nie l’esprit de la démocratie et le cœur de la République. Bref, les défis sont ardus, mais le sentiment général de crise ouvre aussi le champ du possible. En fait, la marge de manœuvre du Président réélu est réelle. Sa responsabilité est donc immense. On peut être inquiet, mais je regrette de voir émerger, à l’aube de ce nouveau mandat, tant de Schadenfreude de la part de responsables et de citoyens qui se réjouissent par avance de ses échecs. Drôle de manière d’aimer la France et la démocratie.

samedi 23 avril 2022

Entretien pour Le Point

Entretien pour Le Point (lien avec le numéro)

LP: Souscrivez-vous à l’idée d’un remake de 2017 pour ce deuxième tour ? 
PHT: L’élément nouveau est cette Bérézina des partis classiques, - certes provisoire, car ils vont renaître lors des législatives- , mais qui traduit leur rupture avec l’élection principale. Le grand défi des régimes représentatifs a toujours été de rallier le peuple à des institutions par définition élitistes, puisqu’occupées par des « élus ». Deux méthodes ont existé : le clientélisme, — échanger les voix contre de menus services — ; et le Parti, c’est-à-dire forger une petite société qui a vocation à remplacer à terme la grande société. En militant, on se forme, on se marie, on récite le dogme. Ces deux logiques se sont effondrées au profit d’une troisième encore très incertaine. C’est le « Mouvement » : alliance ponctuelle et éphémère, sans contenu idéologique clair, mais soudée par un esprit de conquête sous l’égide d’un chef. La REM comme les Insoumis en sont l’illustration. Le score de Mélenchon le révèle, lui qui réunit, par la seule grâce de sa personne, l’ultra-gauche, le wokisme, la gauche sociale et les socio-démocrates qui ont voté RN dès le premier tour. Le temps des blocs idéologiques est révolu, bienvenue dans l’idéologie molle où toutes les motions de synthèses sont possibles. On est passé du menu à la carte, et il n’est pas interdit de commencer par le dessert. 
LP: Dans une telle recomposition, que devient le débat? 
PHT: Il se complique, ce qui en soi n’est pas une mauvaise chose. Je n’ai aucune nostalgie à l’égard des clivages partisans, aussi cloisonnés que prévisibles. Mais la cohérence des oppositions devient moins lisible. A la limite, Proudhon, Marx, Jaurès, Tocqueville ou Joseph de Maistre, … pourraient être mobilisés par tous les candidats ! Cela fait un peu tambouille et le citoyen peut se sentir perdu. 
LP: Cela, c’est pour la déconstruction. Mais voyez-vous se dégager un élément de construction? 
PHT: A la différence de 2017 où Fillon était arrivé en 3e position, nous avons désormais trois blocs clairs (à +/- 25%), qui expriment trois visions différentes de la démocratie. Dans ce régime, — faut-il le rappeler — il y a deux termes — demos (peuple) et cratos (pouvoir) — qui ne sont guère facile à articuler tant ils semblent incompatibles. Notre modèle libéral les associe en les limitant : pas trop de demos (mais des élus), pas trop de cratos (mais une division des pouvoirs). C’est un équilibre instable et toujours décevant. Il suscite deux tentations inverses. Celle de la démocratie radicale, parfaitement incarnée par Mélenchon, qui aspire à moins de pouvoir (et plus d’horizontalité), et celle de la démocratie illibérale, représentée par Marine Le Pein, qui prône plus d’efficacité du pouvoir (sécurité, immigration, limitation du contrôle juridique …). Une même mesure — le referendum — aura chez eux deux sens différents : établir la participation civique à gauche ; booster la puissance politique à droite. Pour Marine Le Pen, le peuple est supérieur au droit ; pour Mélenchon, il est supérieur au pouvoir. Entre les deux, le projet de Macron est celui d’une réforme de la démocratie libérale qui cherche à lui ajouter un peu de peuple (conventions citoyennes) et un peu de pouvoir (Europe puissance). Cette trilogie correspond à l’évolution mondiale du terme de démocratie. Du côté des « démocraties » illibérales, ce qui prime c’est l’efficacité du pouvoir pour le bonheur du peuple (au détriment des libertés et des droits). C’est le discours, né à Singapour, qui s’étend en Chine, en Russie, en Turquie … Du côté des démocraties « radicales » triomphe l’idée d’une extension des droits, des libertés et des identités individuels (même si c’est au détriment de l’intérêt général et national). 
LP: L’un des piliers de la démocratie libérale est l’affirmation du progressisme, or, Emmanuel Macron, dans son interview au Point, semble y renoncer au profit d’un « progrès du quotidien ». 
PHT: Je note un net infléchissement du macronisme. Le progressisme, c’est la conviction d’un sens de l’histoire mondiale vers plus de prospérité, plus de droits, plus de liberté, et donc plus de bonheur. Tous les obstacles à cette marche triomphante doivent être balayés comme inadaptés. L’idée de « progrès du quotidien » est beaucoup plus prudente. Elle rejoint à certains égard la thématique du « pouvoir d’achat » de Marine le Pen, à condition de bien comprendre que le mot important de ce slogan n’est pas « achat », mais « pouvoir ». Le cœur de la crise démocratique est le sentiment de dépossession. On ne maîtrise plus grand chose dans sa vie, dans son travail, dans les choix politiques. La mondialisation, l’e-médiatisation, l’empire du droit, la complexification des enjeux : tout cela construit des murailles d’incompréhension et d’impossibilité qui précarisent les parcours de vie, parfois déjà fragiles. Ce sentiment d’impuissance se transforme en colère quand il perçoit qu’on a présenté comme progrès ce qui n’était en vérité que saccage : désindustrialisation, délocalisation, négation des frontières, immigration impensée, pédagogisme, fragmentation de la puissance publique, mise en péril du cadre commun au nom de l’« inclusion »,… Le retour du tragique et de la guerre met à mal le progressisme naïf sans qu’il faille pour autant désespérer du progrès. 
LP: Emmanuel Macron définit la crise de la démocratie comme une “crise du courage politique”. Partagez-vous ce diagnostic ? 
PHT: S’il suffisait du courage ! Je me méfie du mélange des genres entre morale et politique. D’ailleurs, le courage est une vertu qui n’est pas toujours morale : un terroriste est courageux ; Poutine est courageux … Bref, le courage ne nous dit rien de ce pour quoi il s’exerce. J’ajoute que faire de la politique aujourd’hui est en soi courageux. Accepter de s’exposer aux attaques, au mépris et à l’ingratitude de ses concitoyens : voilà qui force mon admiration. Et je m’étonne qu’il y ait encore autant de personnes pour choisir cette vie. On dira que c’est parce qu’ils ont le goût du pouvoir. Certes, il en faut, mais il faut aussi le sens du service et « l’amour des gens », sans quoi cette fonction serait insupportable. Plutôt que du courage, je dirai qu’il faut aujourd’hui de la prudence, au sens d’Aristote, c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre les bons moyens pour parvenir aux bonnes fins. Cela vaudrait d’ailleurs aussi pour le citoyen autant que pour l’élu. La prudence, c’est la sagesse du « comment faire ? » 
LP: Quelle serait la solution à l’égard de la proportionnelle, thème porté par Marine le Pen et promesse de campagne d’Emmanuel Macron ? 
PHT: Il faut là choisir entre deux inconvénients. D’un côté, il est clair que le RN n’est pas assez représenté à l’Assemblée. D’un autre côté, la proportionnelle reste un risque dans la quête d’une majorité. Mais surtout ce système de scrutin, même aux deux tiers, produit des députés hors sol, sans ancrage territorial. Leur désignation relève d’une pure logique d’appareil. Pourtant, s’il faut faire un choix, l’anomalie principale me semble être aujourd’hui l’absence du RN. 
LP: La tradition française peut-elle s’accorder à une coalition qui semble s’imposer, après les législatives, quel que soit le résultat du scrutin? 
PHT: On loue la formule allemande, qui repose sur la culture du compromis, mais qui a un désavantage, en cas de crise non prévue par la plateforme commune. En comparant les programmes, je ne vois pas sur quoi pourraient porter des accords de gouvernement. Tout au plus pourrait-on décider de sujets de référendum, sur les retraites - pour se rapprocher de la gauche et des syndicats - sur l’immigration, comme l’avait proposé Valérie Pécresse. Mais la tradition française consiste à négocier sur des circonscriptions plutôt que sur des idées. 
LP: La pandémie semble avoir ancré chez les deux candidats l’idée dominante de l’Etat protecteur. N’est-ce pas là l’autre grand tournant ? 
PHT: J’avoue qu’en entendant les candidats dire : je veux protéger les Français, j’ai toujours un petit frisson de crainte. Mais soyons honnête, ce fut indispensable et efficace dans la crise Covid-19 : cela a sauvé des vies et des emplois ! Il convient pourtant toujours d’ajouter qu’à côté de l’Etat protecteur, il faut l’Etat émancipateur. C’est la formule de Paul Valéry : « si l’Etat est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons ». Et l’Etat est aujourd’hui assez fort pour empêcher ; mais trop faible pour inciter : il s’est déshabillé de sa puissance, fragmenté en de multiples cercles de décisions et d’agences concurrentes ; il s’est soumis à des abus de contre-pouvoirs qui, focalisés sur leurs prérogatives, en viennent à oublier l’intérêt général. Les préfets, par exemple, n’ont plus d’autre pouvoir que de réunir les acteurs locaux autour d’une table. Un ancien préfet me citait le cas d’une négociation avec les syndicats dans une usine en faillite interrompue par les huissiers envoyés par l’URSSAF. Echec assuré ! L’impuissance publique est vraiment le cœur de la crise.

mercredi 20 avril 2022

La démocratie en colère

Paru dans « Le 1 », 20 avril 2022

Colère divine : Jésus chassant les marchands du Temple — Rembrandt 


    Comment vivre ensemble sans s’entretuer ? C’est la question politique, dont on en fait l’expérience presque tous les jours : en famille, au bureau ou avec ses amis, pourtant chers, qu’on a eu la mauvaise idée d’inviter à partager quelques jours de vacances … Car, l’humain est cet animal étrange qui, incapable de vivre seul, ne parvient guère à cohabiter ; Seul, il meurt ; en société, il tue. D’où la politique, le droit, la morale qui tentent de lui donner quelques bonnes raisons de ne pas le faire. La morale, par des principes ou des valeurs (plus ou moins clairs) ; le droit par la loi (plus ou moins juste) ; la politique par la gestion des conflits des rapports de force (plus ou moins légitimes). Certains régimes entendent nier ou abolir tous les conflits, ce qui ne peut se faire que par la peur et la destruction. C’est la dictature ou le totalitarisme. Notre démocratie libérale n’a pas cette prétention. Et si elle a toujours l’espoir secret d’atteindre le consensus, elle cherche plutôt à organiser et à canaliser les dissensus. Et ceux-ci peuvent être nombreux, profonds et même insolubles. C’est ce que ne voient pas les adeptes de la « démocratie délibérative » qui pensent qu’une bonne discussion, franche et informée, permet toujours de trouver une solution et un accord. Ce n’est pas le cas, on peut être parfaitement démocrates et néanmoins opposés sur bien des sujets. 
 Le premier tour des élections présidentielles 2022 le montre clairement. Trois blocs nets ont émergé autour des trois candidats, chacun à plus ou moins 25% de l’électorat. Ce tiercé révèle à l’état d’épure trois manières différentes d’être démocrate aujourd’hui. 
 Faut-il rappeler que dans démocratie il y a demos (peuple) et kratos (pouvoir) ? Les deux termes ne sont pas simples à articuler, car quand il y a peuple, le pouvoir patine, et dès qu’il y a pouvoir, le peuple doit se taire. Ce pourquoi on a longtemps pensé que ce régime était absurde. Ce furent les libéraux qui le réinventèrent à la fin du XVIIIe siècle à partir d’une double limitation : pas trop de peuple, afin d’éviter « d’offrir au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail » (Benjamin Constant) ; pas trop de pouvoir afin que par « la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu). Autrement dit, la démocratie devient possible grâce au système représentatif (les élus) et à la division des pouvoirs (au sein d’un Etat de droit). Mais cet équilibre est instable et suscite deux tentations inverses et symétriques. 
 A gauche, on trouve celle d’une démocratie radicale : il faut plus de peuple ! Elle est incarnée aujourd’hui par la France insoumise, qui entend réduire le kratos et gonfler le demos. C’était tout l’esprit du programme de Mélenchon : constituante, referendum révocatoire, démocratie participative, VIe République avec un président diminué …) 
 Côté Rassemblement national, le projet est inverse : il faut plus de pouvoir ! C’est celui d’une démocratie illibérale, qui entend au contraire booster la puissance souveraine contre les abus de contre-pouvoir (du gouvernement des juges, des diktats de l’Europe, des marchés financiers…) afin de retrouver la marge d’action politique. 
 Entre les deux, Emmanuel Macron, sur la base d’un même constat de crise, a entrepris de redoser la formule de la démocratie libérale. Il a tenté d’ajouter, ici, un peu plus de peuple (Grand Débat, Conventions citoyennes) et, là, un peu plus de pouvoir (posture « jupitérienne », retour du régalien, lutte contre le séparatisme). 
 Mais il fait face à une double colère issue d’une double déception. Car la promesse démocratique est celle d’une maîtrise par le peuple de son destin, et partout cette maîtrise semble se diluer. Qui veut agir (ou même seulement vivre) se heurte aujourd’hui à des murailles d’impossibilités. Des règlements tatillons, innombrables, complexes et changeants ; le spectacle quotidien de l’incivilité ou de la délinquance impunies ; un Etat qui s’est déshabillé au profit d’autorités indépendantes ou de cabinets privés et qui a renoncé à se faire le garant et le responsable de l’intérêt général. Et puis, il y a la mondialisation, l’e-médiatisation, l’hyper-juridicisation : tout cela réduit l’action politique comme peau de chagrin ! 
 D’où la tentation « populiste ». On commet une erreur en la confondant avec le fascisme qui était viscéralement antidémocratique et profondément élitiste. Le populisme est lui une hypertrophie démocratique qui exige toujours plus de peuple (contre les élites) et toujours plus de pouvoir (contre les intérêts particuliers). Cette colère populiste représente aujourd’hui au moins 50% des voix. Le grand enjeu du second tour sera de trancher en la voie de la colère qui exige un choc de volonté et la voie de la réforme qui tente un choix de continuité. Ethique de la conviction vs éthique de la responsabilité, en quelque sorte. 
 Dans ce contexte, c’est une autre erreur de ressasser le slogan d’un « front républicain pour faire barrage à l’extrême droite ». L’idée — ou plutôt, le gadget — est aussi fausse que toxique, car elle revient à cracher à la figure de 8 millions de nos concitoyens qu’ils sont soit des salauds soit des idiots. Salauds parce qu’ils ont voté pour une candidate raciste et fasciste, ou idiots parce qu’ils ne comprennent pas qu’ils ont voté pour une candidate raciste et fasciste. Or, il suffit de lire les propositions de Marine Le Pen ou d’écouter ses discours, pour voir qu’elle n’est ni raciste ni fasciste. Faut-il le rappeler ? Le RN n’est pas le FN. Et si l’appellation de populiste peut lui convenir, son programme ne comporte pas plus d’aberrations que celui de Jean-Luc Mélenchon ou bien d’autres. Pas plus mais pas moins, non plus. Et on peut trouver à sa lecture bien assez d’arguments (sur l’économie, sur l’Europe et surtout sur l’efficacité politique et la grandeur de la France) pour ne pas choisir de lui donner son suffrage. Mais un front républicain n’a de sens que contre les adversaires de la République et, à ce que je sache, Marine le Pen ne se propose pas de la renverser. Le refus de voir son succès ne doit pas camoufler l’ampleur des colères françaises. On n’y répondra qu’en mettant fin à l’impuissance publique qui est, à mon sens, le cancer actuel de notre système. 
    Pour que les gens aient à nouveau confiance en la politique, il faut d’abord que la politique retrouve confiance en elle. « Nul n’obéit à qui ne croit pas à son droit de commander », disait Raymond Aron. Ce retour de la puissance publique n’exclut pas l’invention de nouveaux mécanismes participatifs ou délibératifs (referendum, conventions citoyennes, …), mais à cette impérative condition qu’ils améliorent l’efficacité de la décision. Si c’est pour l’engluer dans des dispositifs aussi oiseux que coûteux qui, telle la Convention citoyenne sur le climat, échouent à produire le moindre consensus, alors mieux vaut s’abstenir. D’autant que l’urgence est ailleurs : ce n’est qu’en comprenant les raisons de la colère que la colère pourra revenir à la raison.

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