C’est là une antique question qui a
suscité maint débats et polémiques, … jusqu’à nos jours, puisqu’on se
demande toujours s’il ne faudrait pas introduire la philosophie avant la classe
terminale, voire dès l’école primaire. Ce débat fut pourtant balisé dès
l’origine. Il y eut d’abord ceux qui se méfiaient d’un exercice trop précoce de
la philosophie. C’est le cas de Platon qui, dans la République (VII), n’introduit la Dialectique qu’au terme d’un cursus d’étude très élaboré et
exigeant. Pour lui, c’est seulement vers l’âge de 45 ans que l’écolier peut
être autorisé à philosopher ! Plus tôt, ce serait périlleux, car le jeune,
inexpérimenté et charmé par les jeux de l’esprit, séduit par la virtuosité
spéculative risque fort de perdre tout contact avec les nécessités du réel. Au
lieu de l’orienter, la philosophie va l’égarer. La Chouette de Minerve, comme
dira plus tard Hegel, prend son envol au crépuscule : elle est réflexion,
elle vient donc après, comme un couronnement des savoirs ou une mise en forme
des expériences vécues.
Mais d’autres ont soutenu, à l’inverse,
qu’elle est l’affaire des jeunes et ne sied guère aux adultes. C’est le cas de
Calliclès, le sophiste radical du dialogue de Platon intitulé Gorgias. Pour lui la philosophie est une
excellente préparation à la vie : elle procure de l’audace, de la liberté,
de la distinction, et même ce petit brin d’insolence si utile, mais elle ne
saurait se poursuivre sans inconvénient à la maturité, sauf à sombrer dans le
ridicule. Elle est une propédeutique, un ornement de l’esprit, le signe d’une
éducation de qualité, mais quand arrive le temps de l’action et de la vraie
vie, il faut d’urgence quitter la philosophie.
Epicure a prétendu régler le débat en
défendant l’idée qu’il n’y a pas d’âge pour philosopher. Il écrit ainsi dans un
fameux passage de sa Lettre à Ménécée
(122) :
« Que personne ne tarde à philosopher étant jeune, ni ne se lasse de
philosopher étant vieux. Car pour personne il n’est trop tôt ou trop tard pour
s’occuper de la santé de son âme. Dire que le temps n’est pas encore arrivé
pour philosopher, ou qu’il est passé, c’est comme dire que le temps du bonheur
n’est pas encore arrivé, ou qu’il n’est plus. De sorte que le jeune et le vieux
ont tous les deux à philosopher, le jeune pour que, en vieillissant, il puisse
être rendu jeune par ses biens, par la gratitude qu’il conserve envers les
choses passées, et le vieux pour qu’il puisse être à la fois jeune et vieux par
son absence de crainte touchant les choses futures. Il faut donc pratiquer ce
qui produit le bonheur, en remarquant que lorsqu’il est présent nous possédons
toutes choses, alors que lorsqu’il est absent nous faisons tout pour l’obtenir
».
Cette défense d’une philosophie « tout au
long de la vie » a toutes les chances de convaincre les démocrates
humanistes que nous sommes, convaincus que tous les âges ont des droits et des
talents équivalents, mais il faut alors ajouter qu’on ne philosophe pas de la
même manière ni suivant la même question directrice à chaque âge. Voyons
pourquoi.
Tous les parents le remarquent : l’enfant
est très tôt plongé dans la métaphysique. C’est le fameux âge des « pourquoi »
qui remplissent les adultes d’embarras, et assez vite d’agacement. Pourquoi
faut-il manger cette soupe ? Et pourquoi faut-il aller à l’école ?
Pourquoi faut-il grandir ? Pourquoi faut-il vieillir ? Pourquoi
faut-il mourir ? … Dans cette quête parfois facétieuse de la raison
ultime, du premier fondement, le petit d’homme prend conscience de la
contingence du monde : les choses ne sont pas de tout temps ; elles
passent et disparaissent. C’est aussi l’âge où l’idée de la mort suscite – déjà
– une angoisse profonde à laquelle l’adulte est bien en peine de répondre. Là
commence l’interrogation philosophique sur les aléas de la condition humaine.
Arrivé à l’adolescence (lato sensu), la question existentielle
prend une autre tournure. On en a une expression touchante dans le récit que
fait Descartes de la naissance de sa vocation philosophique. L’affaire eut
lieu, paraît-il, l’année de ses 23 ans ; et très précisément durant la
nuit du 10 au 11 novembre 1619 : le jeune Descartes fait cette nuit-là
plusieurs rêves étranges. Dans l’un d’entre eux, il se voit ouvrir un recueil
de poésies et tomber sur ce vers du poète latin Ausone (IVe siècle) : Quod vitae sectabor iter ? (quel chemin de vie suivrai-je ?).
La suite du rêve lui apporte des éléments de réponses qui détermineront
son travail futur. Quand on est égaré dans une forêt, il faut, à défaut de
carte ou de boussole fiable, trouver en soi les ressources pour se retrouver ;
et quel meilleur guide qu’une méthode
qui permettra d’avancer sans faillir sur le chemin inconnu de
l’existence ? Il faut se donner certains principes ou règles de l’esprit,
voire des maximes morales « par provision », à suivre quoi qu’il arrive
jusqu’à ce qu’on atteigne quelque point de repère sûr et certain ! C’est
là un bel emblème de la question qui anime le deuxième âge de la vie
philosophique : elle n’est plus un « pourquoi », mais un « comment ».
Comment remplir et construire ma vie qui s’esquisse étrangement ?
Passé l’âge adulte, un autre registre
d’interrogation apparaît. L’individu a rempli sa vie ; il a suivi son
chemin : il a une famille et un métier ; il n’a donc comme disait
lucidement Hegel « plus rien à attendre
de l’existence » (Lettre à Niethammer, 10 octobre 1811, Correspondance, t. I, Paris, Gallimard « Tel », 1962, p. 343). Et pourtant il s’aperçoit que ces statuts
espérés avec avidité quand il était jeune ne suffisent pas à le combler arrivé
à maturité. C’est l’âge mélancolique, où l’on a du mal à cesser d’être jeune
sans pouvoir encore être vieux. C’est l’âge qu’avait Crésus, le puissant roi de
Lydie, lorsque le sage athénien Solon arriva à sa cour. Leur échange pourrait
être l’emblème de cette troisième manière de philosopher. En voici la
substance : Crésus, après avoir fait l’étalage de sa richesse et de sa
gloire récente, demande à Solon de lui nommer l’homme le plus heureux qu’il ait
jamais rencontré. Evidemment il attend que Solon, en courtisan soumis, lui
tende le miroir. Mais Solon s’amuse à lui citer une liste de noms de défunts,
héros modestes et citoyens exemplaires, des cités grecques, minuscules au
regard de la puissance lydienne. Crésus s’agace, puis se fâche
carrément en reprochant à Solon de ne faire aucun cas de sa propre félicité. Mais
cette colère est à vrai dire plus mélancolique qu’atrabilaire : car ce que
Crésus espère vraiment de Solon c’est qu’il lui explique pourquoi, ayant tout
pour être heureux, il ne parvient pas à se sentir comblé. Au lieu de quoi,
Solon lui rétorque cette phrase célèbre : la vie réserve tant de surprise,
qu’il est impossible d’appeler personne heureux avant qu’il ne soit mort
(Hérodote, Histoires, I, 32) ;
et cela vaut pour tous, qu’ils soient puissants ou anonymes ! L’insolent
Solon est bien vite chassé de la cour du roi, mais la suite de l’histoire lui
donnera bien sûr raison. Non seulement Crésus perdra peu de temps après son
fils préféré, Atys, lors d’un accident de chasse ; mais il perdra son
empire face aux armées du roi perse Cyrus. Celui-ci le fait prisonnier et le
condamne à être brûlé vif. Mais, au moment où les flammes l’atteignent, Crésus
s’écrie : « ô Solon, Solon, Solon ! ». Etonné par ces paroles, Cyrus fait
aussitôt éteindre le feu et, après les explications de Crésus, en fait son conseiller
spécial[1]. Rien
de tel qu’un prétentieux repenti pour distiller de sages conseils ; rien
de tel qu’un roi déchu ayant ses ambitions derrière lui pour aider un jeune roi
à canaliser les siennes. Crésus allait enfin pouvoir vieillir heureux : en
voilà un que la philosophie a vraiment
sauvé !
Pourquoi vivons-nous ? Question
d’enfant ; Comment dois-je vivre ? Question de jeune ; Suis-je
heureux ? Question d’adulte. Telles sont, sous réserve d’inventaire,
les trois manières successives de faire de la philosophie aux différents âges
de la vie. Bien sûr, il reste une dernière question : pourquoi
mourir ? Question de vieux, peut-être. Mais celle-ci, je la garde pour la
fin.
——
Denis Moreau,
Dans le milieu de la forêt. Essai sur Descartes et le sens de la vie,
Bayard, 2012.
[1] Selon Hérodote, il fallut à vrai dire l’intervention
des dieux pour sauver Crésus, grâce à un orage opportun qui permit d’éteindre
les flammes.
Saisissant tour d'horizon des questions philosophiques à travers les âges de la vie !
RépondreSupprimerJ'imagine que selon les individus et les époques, certaines de ces questions taraudent d'avantage et plus longtemps que d'autres ...
Jadis, il arrivait sans doute que, pour de jeunes hommes notamment, la question "Comment dois-je vivre ?" se pose sous la forme "Pour quoi (en 2 mots) mourir ?" leur évitant du même coup plus tard la question "Pourquoi (en 1 mot) mourir ?" ...
Moi, à plus de 50 ans, je suis toujours aussi fascinée par "Pourquoi vivons-nous ?" (un manque de maturité, sans doute :) ...).
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RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerD'où vient cet âge de 45 ans que je retrouve dans les copies de mes élèves ? Relisez SVP la République VII 537c-540c. On commence la dialectique à 30 ans (537d), pour un cursus de 5 ans, suivi de 15 ans de retour dans la caverne (l'emperia, la vie sociale), enfin à partir 50 ans on se consacre à l'étude de la philosophie (540a) préparant à accéder à des fonction de gouvernant(540b).
La réponse à la question titre me parait évidente. Qu'est-ce que philosopher? S'interroger. Argumenter.Conceptualiser. Seul avec des livres ou en groupe . Les deux fonctionnent pour alimenter la réflexion. La candeur des question enfantines permet une interrogation. Apprendre aux enfants qu'aucune question n'est sans intérêt, les guider pour qu'ils apprennent à chercher entre eux des réponses aux questions qu'ils se posent, leur apprendre à délibérer dans le calme et avec ordre, voilà une mission qui apportera du mieux vivre aux enfants, et à la société future.
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