Y
aurait-il trop de justice dans ce monde ? Par cette formule, je n’entends certainement pas méconnaître tout ce que notre monde
connaît de scandaleuses injustices, — ce serait évidemment suicidaire —, mais souligner que la justice
ou plutôt son pendant négatif l’injustice est devenue notre
principale clé de lecture du monde et de la
société. Car l’injustice semble désormais présente partout, même là où nous ne la soupçonnions pas. On était habitué à la repérer en politique, dans les
relations économiques et sociales, mais
voilà qu’elle se révèle au plus profond dans les relations conjugales,
parentales, sexuelles, générationnelles. Tous les secteurs semblent concernés : nos rapports aux autres bien
sûr, mais aussi à la nature, aux animaux, aux
choses, au climat, au futur comme au passé. Nous assistons à une phénoménale « extension du domaine de la
lutte » (comme on disait jadis) dont
les sciences humaines et la philosophie politique sont le théâtre privilégié : on y parle aujourd’hui de justice (ou
d'injustice) sexuelle, ménagère, environnementale, intergénérationnelle, transitionnelle, globale, et j’en passe … Plus nous connaissons le monde
et la société, plus nous mesurons ce que l’un et l’autre recèlent d’injustices.
Mais,
en même temps, plus nous percevons
les injustices, moins nous semblons capables de nous accorder sur l’idée de justice et sur les moyens
de la réaliser. De ce point de vue les
débats intellectuels depuis la parution en 1971 de l’ouvrage fondateur de John Rawls, Theory of Justice témoignent d’une véritable guerre des dieux. Les
conceptions libérales, néolibérales, utilitaristes, républicaines, féministes, communautaristes,
environnementalistes, suffisantistes, réciprocistes, capabilitaires, … se succèdent et se combattent dans un
champ de bataille où il est désormais bien difficile de se retrouver. Ce désaccord est d’ailleurs tel que l’on pourrait douter — avec un certain mauvais
esprit, j’en conviens — de notre réelle volonté de justice : certes, nous adorons dénoncer les injustices, mais souhaitons-nous vraiment la justice ? Pour nourrir ce mauvais esprit, effectuons cette petite
expérience de pensée[1] : imaginons un monde qui
serait parfaitement juste (au sens le plus trivial du
terme) ; un monde où chacun serait exactement à sa place ; où chacun aurait précisément ce qui lui revient ; où tous les partages seraient totalement équitables ; où personne n’aurait le droit de se
plaindre. Force est de reconnaître qu’un tel monde serait soit totalitaire soit désespérant ; et sans doute même les deux ensemble : totalitaire, car comment qualifier autrement un monde où personne n’a le droit de se plaindre ? Désespérant, car si je suis exactement à la place qui me revient,
c’est que je n’ai en effet plus rien à espérer. Bref, si je suis en bas de l’échelle, dans un monde juste, c’est que je suis idiot, paresseux ou vicieux ; et je ne puis m’en prendre qu’à moi-même. Par où l’on voit qu’une dose d’injustice, loin de rendre la
vie insupportable, fournit la bonne excuse à ceux qui ont échoué … ; et qui n’échoue pas un tant soit peu
dans la vie ? Or si l’injustice est inéliminable pourquoi la dénoncer avec autant de
virulence ? Si la justice est
introuvable pourquoi la rechercher avec autant de passion ?
[à
Suivre …]
[1] C’est l’expérience
que propose le sociologue britannique Michael Young à
propos de la méritocratie dans son ouvrage The Rise of Meritocraty, 1958.
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