vendredi 30 septembre 2022

Sur l'interdiction du cumul des mandats

 J'inaugure une chronique régulière sur LCP (La chaîne parlementaire) dans l'émission de Myrian Encaoua. L'axe en sera les « (bonnes ou mauvaises) innovations démocratiques » Les textes complets seront publiés ici-même.


Le 19 septembre 2022, a eu lieu une discussion au sein bureau du groupe parlementaire Renaissance sur une proposition de loi portée par le député de l’Essonne Karl Olive. Elle visait à revenir sur l’interdiction du cumul des mandats locaux et nationaux. Karl Olive se prévalait de la bénédiction, si je puis dire, du président Macron. 
Ce n’est pas une proposition nouvelle, car il y a un an, en novembre 2021, un texte du même type, avait été porté devant l’Assemblée par le sénateur centriste Hervé Marseille après son adoption au Sénat. 
A chaque fois ces propositions sont rejetées, et c’est bien dommage. 

Il faut rappeler le cadre, qui date de la loi organique du 14 février 2014 . Cette loi a encadré le cumul des mandats parlementaires nationaux avec les exécutifs locaux. Concrètement, un sénateur ou un député ne peut également être maire (ou adjoint au maire), président (ou vice-président) de conseil régional ou département ou d’une métropole. Les limitations concernent également les mandats locaux. 
Cette loi organique est l’exemple typique d’une loi démagogique, présentée comme progressiste, qui a des effets profondément nocifs pour la démocratie et sur laquelle il sera très difficile de revenir. 

 En effet, les Français sont à une très large majorité favorables (73%) à cette limitation du cumul des mandats. Il faut dire qu’à l’époque (2014), les arguments avancés pour la défendre étaient puissants : le cumul des mandats était identifié (par les élus eux-mêmes) à un abus de pouvoir, à un excès de rémunération et à un défaut de service. 
 • Un abus de pouvoir, car en additionnant les responsabilités, le cumulard s’installe inévitablement en patron de clientèle, voire en baron ou en parrain. Il empêche, en outre, le renouvellement, le rajeunissement ainsi que la féminisation de la classe politique. 
 • Un excès de rémunération, car le multi-élu est supposé se goinfrer de l’argent public : et de s’en mettre, comme on dit, « plein les poches » … 
 • … alors même - troisième argument – qu’il se condamne à mal exercer ses responsabilités, puisqu’il ne peut être au four (national) et au moulin (local). 
J’utilise à dessein ces expressions triviales, car les attendus de la loi reprennent à leur compte, en termes policées, ces pires caricatures des discours populistes concernant élus. 

La pratique du cumul était certes une exception française : en 2012, 476 députés sur 577 et 267 sénateurs sur 348 étaient des cumulards. Dès juin 2017, pas moins de 38% des députés ont dû abandonner leur mandat exécutif local. Il y a eu, c’est vrai, un rajeunissement et une féminisation ; avec aussi une certaine ouverture à la diversité professionnelle (pour les députés). 

Mais ces éléments positifs ne compensent pas les effets pervers de cette réforme. On a perdu de l’expérience, du contact et de la démocratie. 

1) La perte d’expérience : la fabrication d’un élu, est un processus qui demande du temps et ne se fait pas en un jour. Je n’ai pas rencontré un seul bon député (notez le « bon ») qui ne m’ait dit : « moi en tant que maire » ; « moi en tant qu’élu local », cette expérience locale est la forge de l’élu. On peut débattre sur le fait que la politique soit ou non un métier, mais ce qui est indiscutable c’est que la politique demande du métier, et surtout des compétences qui deviennent de plus en plus exigeantes. Face à un droit tentaculaire, obèse, complexe, changeant ; face aux enjeux environnementaux tout à fait inédits ; face à une médiatisation accrue, le portrait de l’élu en « honnête homme » qui était celui de la IIIe République souffre quelque peu. On peut être élu en un jour « sur un malentendu », mais pour honorer un mandat il faut du temps. Comprendre un budget, s’initier aux règles de l’Assemblée, envisager les dommages collatéraux provinciaux d’une mesure décidée « à Paris », cela demande une sacrée expérience. 
2) La perte du contact : l’interdiction du cumul a rompu un lien important Paris/province et a accru le sentiment d’éloignement, alors même que les François considèrent que la tâche principale de leur député est de faire porter la voix de leur circonscription (à 70% CSA, Fondapol, Jean-Jaurès). La fabrication de la volonté générale s’est coupée de l’expression des territoires et les députés ne semblent plus « à portée d’engueulade », ce qui, paradoxalement, produit plus de violence à leur égard.
Si l’on peut certes estimer peu raisonnable qu’un maire de très grande ville ou qu’un président d’une collectivité ne soit pas en même temps député ou sénateur, l’argument a beaucoup moins de poids à propos d’une commune petite ou moyenne, car cette expérience très concrète « relie » le représentant national aux réalités locales ; elle évitera aussi bien des décisions hasardeuses, prises par des gens qui n'imagine pas qu'on puisse habiter ailleurs qu'à Paris et dans une métropole.
3) Mais le plus grave est sans doute le déficit démocratique qu’a produit cette mesure. J’y vois à la fois un mépris technocratique du peuple (demos) et une détestation démagogique du pouvoir (cratos). D’un côté, le peuple apparaît trop idiot, pour voter en connaissance de cause, de sorte qu'il faut préfigurer son choix pour s’assurer qu’il sera le bon en termes de diversité « en tout genre » (race, âge, sexe, …), et de renouvellement permanent (perçu comme bénéfique en soi). 
Du côté du pouvoir, avec des lois de ce type, les élus admettent que les citoyens ont tout à fait raison de se méfier d’eux. C’est une forme d'auto-détestation, voire d’autodestruction qui augure mal du retour de la confiance en politique. « Nul n’obéit à qui ne croit pas à son droit de commander … », disait Raymond Aron. J’ajouterai volontiers : pourquoi voter pour des élus qui ne cessent de vous répéter que le pouvoir inévitablement corrompt ?

lundi 19 septembre 2022

Démocratie par les voix vs démocratie par le droit

 Démocratie par les voix vs démocratie par le droit 


La séance du Collège de philosophie du 20/09/2022 (viso, 18h) sera consacrée à cette thématique : inscription via : https://collegedephilosophie.blogspot.com/

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Au cœur des régimes libéraux occidentaux se creuse un nouveau clivage entre deux horizons possibles pour la démocratie. Car que veut-on exactement ? Aspire-t-on à une extension des droits individuels ou espère-t-on une meilleure expression de la volonté générale ? Désire-t-on une démocratie par le droit ou une démocratie par les voix ? 

Les deux perspectives ont leur avantage et leur inconvénient entre lesquels il va falloir néanmoins choisir, et vite. La démocratie par les voix est fidèle au sens originel du terme (« gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », comme disait Lincoln), mais elle se heurte à une difficulté que Proudhon avait résumé par une formule choc : « le peuple n’est guère démocrate ». Il arrive donc que son suffrage, y compris majoritaire, produise des effets désastreux : terreur, oppression des minorités, mesures liberticides, goût pour les despotes … Raison pour laquelle cette volonté du peuple fut encadrée par le régime de l’Etat de droit. 
Mais pas n’importe quel droit ! Le droit par lequel un peuple s’oblige à rester fidèle à lui-même, c’est-à-dire, d’une part, le droit des droits de l’homme en société (1789), qui pose des limites aux tentations fréquentes de renoncer à la liberté, à l’égalité ou à la fraternité. Et, d’autre part, le droit de la Constitution, qui précise comment la volonté générale doit s’exercer. Sans ce droit-là, il n’est pas de peuple souverain, mais un demos tyran, voire une simple foule qui souvent, comme le disait Hugo : « trahit le peuple ». 
La démocratie par le droit peut donc sembler l’héritière de la démocratie par les voix qu’elle conditionne et perfectionne. Mais elle non plus n’est pas sans inconvénient et l’on s’aperçoit de plus en plus qu’elle peut aboutir, degrés par degrés, à une véritable trahison du peuple. On peut même se demander si nous n’assistons pas à un véritable changement de régime : le passage de la démocratie (ou pouvoir du peuple) à la nomocratie (ou pouvoir de la norme). 
Cette évolution subtile doit être examinée avec nuance, car sa dénonciation ne saurait en aucun cas conduire à remettre en cause l’idée fondamentale d’Etat de droit. Simplement, il faut constater que cette notion s’englue dans le flou. 
Il y a d’un côté un Etat de droit (Rechtsstaat) au service du peuple et, de l’autre, un état de droit (Rule of Law) qui fonctionne sans le peuple (demos) et contre le pouvoir (cratos). 
Sans le peuple, car des organes juridictionnels non élus inventent ou étendent des principes juridiques, par pure déduction ou évolution jurisprudentielle, sans qu’ils fassent l’objet d’aucun débat démocratique. 
Contre le pouvoir, car celui-ci est perçu par le droit nouveau comme essentiellement oppressif à l’égard des libertés individuelles, des identités particulières et des minorités ; et, par ailleurs, indifférent au salut de la planète. Ce nouveau droit se donne donc la mission (très politique) de sauver l’individu et la planète des dangers que le Peuple et que l’Etat lui font courir. 
Trois phénomènes sont à la source de cette évolution. 
Il y a d’abord un demos qui a honte de son cratos, ou, pour le dire plus clairement, une défiance générale à l’égard de la politique. « Tous les arts ont produit des merveilles, disait Saint Just, seul l’art politique n’a produit que des monstres ». Propos surprenant de la part de l’archange de la Terreur, mais qui est devenu l’air du temps, y compris chez les élus eux-mêmes. Conséquence : ne s’estimant plus légitimes pour décider, ils font appel à des « autorités indépendantes » ou laissent les tribunaux trancher à leur place. Le succès du terme de gouvernance à la place du démodé gouvernement, indique assez ce rêve fou d’un pilotage automatique de la cité … qui vire assez logiquement en cauchemar ! Car, pourquoi faudrait-il voter pour des élus qui n’osent plus agir ? L’abstention massive est la conséquence moins d’une prétendue « crise de la représentation » que de ce renoncement du politique à la politique. 
Le deuxième phénomène est celui d’un droit mutant — et il excuse en partie les élus incriminés. Car, dans la rase campagne de la désertion politique, dont les citoyens indignés se font les complices, un droit nouveau s’épanouit, tentaculaire et gigantesque. C’est un droit obèse, mais aussi complexe et dégradé. L’hypertrophie juridique, dénoncée par les Cours elles-mêmes (voir les rapports réguliers du Conseil d’Etat), est sidérante : elle ridiculise l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » ; et, plus encore, l’exigence de la comprendre, puisqu’elle devient illisible même pour le spécialiste. Résultat : au droit protecteur s’est substituée l’insécurité juridique, avec, comme effet pervers supplémentaire, la baisse de qualité. Un droit mou, flou, bavard, langue de bois, bien-pensant, … : trop de normes produisent de mauvaises normes qui causent plus de normes dans des procédures sans fin et des recours incessants. L’autorité de la chose jugée en pâtit et on comprend que la fonction de décider soit devenue, dans ce contexte, plus délicate : c’est un euphémisme. 
Le troisième phénomène qui accompagne cette dérive est la montée en puissance d’une idéologie, dont l’expression emblématique se trouve dans la Commission, dite de Venise, intitulée explicitement Commission européenne pour la démocratie par le droit. Organe consultatif du Conseil de l’Europe, créée en 1990 dans l’euphorie de la chute du mur, elle considère que la démocratie n’a qu’accessoirement besoin du peuple pour fonctionner et que les seuls vrais démocraties sont en vérité les juges, notamment ceux de la CEDH. Ces idées se diffusent au cœur de l’Union européenne, dans les Cours suprêmes nationales et jusqu’au moindre des tribunaux administratifs. Cette doctrine d’un droit sans le peuple et contre l’Etat a atteint désormais son rythme de croisière. Les Cours jonglent avec les principes, en inventent de nouveaux, les appliquent de manière inédite, somment l’Etat d’agir ou, au contraire, l’empêchent d’agir, … bref, elles font de la politique sous couvert de neutralité juridique. 
« Si l’Etat est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons », disait Paul Valéry. Aujourd’hui nous périssons écrasé sous le droit d’un Etat impuissant. Cette doctrine est régulièrement dénoncée, dans ces colonnes, par Jean-Eric Schoettl et Pierre Steinmetz, respectivement ancien secrétaire général et ancien membre du Conseil Constitutionnel, ainsi que par bien d’autres juristes et politiques lucides. Comme eux, je pense qu’elle constitue la menace la plus grave pour nos démocraties libérales, non seulement parce qu’elle nous expose aux séductions autoritaristes des régimes illibéraux, mais surtout parce qu’elle trahit la promesse démocratique selon laquelle le peuple doit avoir, autant que faire se peut, la maitrise de son destin. Bref, loin d’être l’accomplissement de la démocratie, la nomocratie en est sa négation suprême. C’est pourquoi contre l’impérialisme du droit, il faut redonner de la voix aux voix, c’est-à-dire à la politique. Sinon, l’adage attribué à Cicéron deviendra notre régime de croisière : Summum jus, summa injuria - Droit extrême, injustice suprême.

Pourquoi fait-on des enfants ?

 Chronique LCP du 23/01/2024 Bonsoir Pierre Henri Tavoillot, le nombre annuel de naissance en France est passé sous la barre des 700 000 en ...