vendredi 11 décembre 2020

«“Violences policières”: l’ultragauche a gagné la bataille culturelle une fois encore »

 Paru dans le Figaro, le 11/12/2020

https://www.lefigaro.fr/vox/societe/violences-policieres-l-ultragauche-a-gagne-la-bataille-culturelle-une-fois-encore-20201210 1/4

TRIBUNE - La focalisation sur quelques bavures policières, assurément scandaleuses, et la sous-médiatisation des violences nombreuses et grandissantes contre les forces de l’ordre montrent l’efficacité intacte de l’ultragauche à imposer ses représentations, argumente le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.


Il faut savoir reconnaître sa défaite. Sur le sujet de la «violence policière», l’ultragauche a gagné, y compris au plus haut niveau de l’État, la bataille pour «l’hégémonie culturelle». Par ce concept fort, Gramsci signifiait, contre le matérialisme de Marx, que la lutte révolutionnaire ne pouvait se contenter de viser l’infrastructure socio-économique des rapports de production et des forces productives. Le combat devait se jouer aussi et surtout au niveau de la superstructure, c’est-à-dire des savoirs, des opinions, des croyances, bref des idées. Et ce, d’autant plus qu’il fallait bien admettre que le prolétariat avait déçu les espoirs placés en lui. À l’évidence, son désir profond était moins de massacrer du bourgeois qu’en devenir un lui-même, même petit! D’où, faute de masses révolutionnaires, ce nécessaire déplacement du combat sur le terrain des idées. Et là, l’efficacité fut redoutable.

Aidée par l’entrisme au sein des médias, par l’idéologie bobo, par l’esprit généreux et pacifié du temps, par un goût morbide de culpabilité, par la multiplication des CAD (causes à défendre) et par l’espoir de la convergence des luttes, l’ultragauche a su agglomérer une constellation de déceptions démocratiques. En vrac: l’égalité en panne, l’environnement en danger, les femmes opprimées, les animaux oubliés, la finance en délire, le racisme renaissant, le bonheur en berne... Et, pour cause de tous ces maux, un système - le capitalisme ; un régime - la démocratie libérale ; et un «coupable presque parfait» (Pascal Bruckner) - le mâle blanc, bourgeois et vieux. Grâce à ce schéma culturel, c’est l’ultragauche désormais qui dicte l’agenda politique et médiatique. Ultra-minoritaire en nombre, elle est dominante en visibilité. Alors que l’extrême gauche conserve l’espoir de conquérir le pouvoir, l’ultragauche n’aspire qu’à le détruire.


On en a l’illustration parfaite avec le sujet des «violences policières». Cette gauche radicale est capable de faire oublier la longue litanie des violences faites aux policiers, qui rythment le quotidien des faits «très divers». À sa place, la mise en Une de quelques bavures, dont je ne songe à nier ni la réalité ni la gravité, au regard de l’exemplarité indispensable des forces de l’ordre, mais qui demeurent statistiquement rares. Or on ne parle désormais que de ça, comme si notre espace public était incapable de penser ensemble ces trois données du problème: d’abord, il y a - et de plus en plus - des violences faites aux forces de l’ordre ; il y a, ensuite, des violences disproportionnées commises par certains policiers ; enfin, l’essence même de la police est, sinon la violence, du moins la menace de la violence, dont elle a légitimement le monopole afin de faire respecter la loi. C’est là la condition de toute vie commune, sauf à défendre - ce qui a sa cohérence propre - une position de type anarchiste, qui rêve d’un ordre sans contrainte. Mais si l’on pense que ni l’amour, ni la morale, ni la civilité, ni la politesse ne suffisent à «garder la paix», alors la police est nécessaire ; et le seul point du débat public devrait être non pas le principe de la «violence policière», mais l’opportunité et la proportionnalité de son usage.

Je ne pense pas être le seul à avoir vu de mes yeux ce qu’est un régime policier et ce qu’est une violence disproportionnée. Pour moi, ce fut en 1986. J’étais en Tunisie, juste après les manifestations contre la loi Devaquet auxquelles j’avais participé en hurlant avec mes condisciples contre «l’État fasciste et meurtrier» (hélas!). Il y avait à l’époque à Tunis des manifestations d’étudiants islamistes. Je me suis trouvé pris dans l’une d’elles et, tout heureux de retrouver l’ambiance festive, je l’ai accompagnée armé de mon appareil photo. J’étais juste étonné que la manifestation se déroule au pas de course. Et puis j’ai compris: soudain je fus bloqué dans une impasse, braqué par le pistolet d’un policier en civil qui m’a arraché mon appareil, pendant que les premiers coups de feu éclataient autour de moi. Je ne sais plus comment j’ai échappé à cette nasse alors que certains y sont littéralement restés. J’avais un rendez-vous à la Bibliothèque nationale où j’ai pu entrer in extremis. Et de la fenêtre du bureau de mon contact, qui dominait le commissariat du quartier, j’ai pu voir ce qu’un régime policier faisait à ses manifestants: ils entraient très abîmés, et ressortaient mourants ou morts. Depuis ce temps, j’ai appris à user avec circonspection du terme de «violences policières».

Il est pourtant devenu le fétiche de l’ultragauche. Grâce à lui, son «marxisme hémiplégique», comme disait Henri Weber, c’est-à-dire la critique du libéralisme (politique et économique) sans la promotion du communisme, demeure opérationnel pour embarquer tous les indignés de la terre. Tous ceux qui, face à l’impuissance publique qui gangrène nos États, ne voient de salut qu’en la dénonciation de la saloperie du monde. Avec l’indignation, au moins, ils peuvent se ressentir acteurs, utiles et maîtres de leur destin.

On le voit, le défi est immense! Pour rallier les déçus d’un régime dont la nature profonde est déceptive, - la démocratie -, il va falloir faire beaucoup. D’abord montrer que le pouvoir démocratique (le cratos du demos) peut quand il veut et veut quand il peut. Ensuite, persuader que l’indignation n’est pas l’action ni même la pensée. Enfin, convaincre que la démocratie libérale n’est pas le pire des régimes au monde, ni même le pire à l’exception de tous les autres, mais bien le meilleur, en tout cas, pour qui veut que liberté, égalité et fraternité marchent ensemble.

Les preuves ne manquent pas. J’ai cru un moment que les aides sonnantes et trébuchantes de l’État lors de la crise du Covid-19 allaient produire une forme de gratitude à l’égard d’un collectif aussi solidaire ; mais, là encore, ce sont les plaintes et les critiques qui ont fini par l’emporter. Décidément, la contre-attaque pour l’hégémonie culturelle n’est pas amorcée ni même envisagée. Allons, camarades, encore un effort...

lundi 7 décembre 2020

Eloge de l'obéissance

 Paru dans Cités, 2020/3, p. 39-49.



« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs, et non pas des maîtres ; 
il obéit aux lois, mais il n'obéit qu'aux lois 
et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes ». 

    Rousseau dit là l’essentiel en rappelant au passage cette distinction désormais oubliée entre obéissance et servitude. Alors que celle-ci nie la liberté, celle-là la permet ; alors que celle-ci infantilise irrémédiablement, celle-là fait grandir. Aucune vie libre n’est possible avec la seconde ; aucune existence commune n’est pensable sans la première. Depuis Etienne de la Boétie au moins, nous savons que la servitude n’est pas seulement le fait des tyrans, mais qu’elle est souvent, si ce n’est toujours, volontaire. Car il y a en chacun de nous une forme de terreur à l’égard de la liberté, quand on comprend qu’elle est davantage un devoir qu’un droit ; quand on perçoit qu’elle nous isole plus qu’elle nous relie ; quand on voit aussi qu’elle nous met face au danger d’être autonome. A contrario, l’obéissance est un choix libre qui vise à l’être davantage. Obéir, ce n’est pas être assujetti, c’est être un citoyen responsable, attentif aux autres, respectueux du bien commun, lucide sur les réalités du monde et ouvert aux désaccords. Au sens étymologique (ob-audire), le terme signifie « prêter l’oreille », et donc accepter de n’être ni omniscient ni omnipotent. Sans rien perdre de sa liberté, puisqu’on ne fait que prêter cette oreille sans donner sa volonté. C’est le résultat d’un choix lucide et clair que David Hume formule avec son acuité habituelle : « Si l’on demande la raison pour quoi nous sommes obligés d’obéir au gouvernement, je répondrai sans hésiter : parce que sans cette obéissance la société ne pourrait subsister ; et une telle réponse est claire et intelligible par tous les hommes ». 
    Ceci n’est que bon sens. D’où vient alors que la désobéissance soit de plus en plus encensée de nos jours ? D’où vient la tentation contemporaine d’identifier citoyenneté et résistance ; de louer comme des héros ceux qui revendiquent haut et fort le statut de hors-la-loi : les objecteurs de conscience, les faucheurs d’OGM, les zadistes, les lanceurs d’alerte, les praticiens du blocus, les adeptes du droit de retrait, et, au-delà, tous ceux qui se glorifient de pratiquer la subversion, la transgression, l’indignation … sans aucun risque encouru. 
    Il ne faut pas seulement balayer d’un revers de main ce phénomène contestataire : il plonge sans doute ses racines dans l’idée que la démocratie est un combat, une épopée. Pour que le démocrate se sente vivre et stimulé, il lui faut de l’adversité, sinon il vire bourgeois. La démocratie est née de cette résistance à l’oppression contre le fatalisme de la servitude. Elle a sans doute besoin pour grandir de continuer à ressentir ce frisson sans lequel elle tombe dans la mélancolie. Sans ennemis, la démocratie s’ennuie. Et si les adversaires ne vivent plus dans les palais royaux ou dans les châteaux d’aristocrates, ils nichent aujourd’hui dans les accrocs d’un tissu social réputé égalitaire. Cet air de contestation permanente est sans doute aussi l’antidote à une forme de déception inhérente à la promesse démocratique : celle-ci nous fait miroiter la pleine maîtrise de notre destin. Et nous constatons tous les jours le contraire : des murailles d’impossibilités, l’impotence publique et l’incapacité individuelle. Alors, puisqu’on ne peut agir, on râle, on conteste, on renâcle. Face à l’impuissance réelle, dans un quotidien décevant, on se rêve en héros de la résistance. 
    Mais cette (légère) tentative d’explication du phénomène ne nous dit rien de sa légitimité. Et c’est ceci qui importe. Sandra Laugier et Albert Ogien avaient posé la bonne question : Pourquoi désobéir en démocratie ? Pourquoi désobéir alors que nous vivons dans un Etat de droit, où la loi est censée être l’expression de la volonté générale, où de multiples recours sont possibles, où l’espace public est libre ? Ils en tiraient la conclusion que la désobéissance était non pas seulement une pratique, mais le « principe démocratie ». Je voudrais montrer exactement le contraire : il s’agit d’une pratique, mais qui n’est pas et ne peut être un principe, en tout cas, pour un démocrate. Voici pourquoi. 

 I- L’obéissance volontaire comme problème politique 

    « Cyrus était obéi volontairement par des peuples éloignés, les uns de plusieurs jours de marche, les autres de plusieurs mois, de peuples même qui ne l’avaient jamais vu, ou qui s’étaient assurés de ne le voir jamais, et cependant ils se soumettaient tous sans contrainte à son autorité ». Quand Xénophon écrit la Cyropédie ou éducation de Cyrus, il n’a que faire de la biographie du fondateur de l’Empire perse. Ce qui l’intéresse au fond, c’est cette énigme : quelles sont les conditions qui permettent de susciter une obéissance à la fois volontaire et durable ? C’est la question fondamentale de la politique, mais aussi son défi le plus redoutable, car aucune réponse ne semble disponible. Ni la force, la peur, ni la loi, nous dit Xénophon, ne peuvent suffire à cette tâche. L’obéissance par la force n’est pas volontaire et elle n’est pas non plus durable, car, dans le monde humain, aucune force ne l’est. L’obéissance par la peur est plus efficace, mais elle demande un doigté exceptionnel : le « pas assez de peur » entraîne la contestation de ceux qui n’ont pas grand-chose à craindre ; le « trop de peur » produit la résistance acharnée de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Excellent instrument de gouvernement, la peur est donc ardue à doser et n’assure jamais le développement durable du pouvoir. Quant à l’obéissance à la loi, chérie des Grecs, c’est une belle solution, mais qui suppose résolu le problème posé ; car, pour obéir à la loi, il faut déjà … le vouloir. Et pour le vouloir, il faut soit être soumis à la force, soit craindre de l’être : ce qui nous renvoie aux deux cas de de figure précédents. Ou alors, il faudrait des sujets vertueux : mais si c’était le cas, en quoi un gouvernement serait-il nécessaire ? Il n’est nul besoin de politique, si la morale règne à tous les étages. Autre solution (celle de Hume) : que les citoyens soient entraînés par l’habitude ou le conformisme ; ce qui, à nouveau, renvoie au problème du commencement : comment susciter cette habitude à obéir ? Bref, la question de l’origine de l’obéissance volontaire semble insoluble. Pourtant, sans elle, l’existence d’une communauté politique est inconcevable ; et il faut bien constater que des communautés politiques existent. Comment, donc, ce qui semble impossible peut-il être réel ? 
    La solution de Xénophon est très singulière : l’obéissance volontaire a pour origine un homme particulier, exceptionnel et surtout « charismatique ». Toute la Cyropédie est en fait un traité sur le charisme , qui tente de comprendre comment un simple humain parvient à « magnétiser » d’autres humains et produire une sorte de cosmos autour de lui. Cyrus est un cosmocrator, qui crée un univers et dont le portrait chez Xénophon relève plutôt du rêve éveillé (au sens freudien) que d’une construction idéal-typique. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que le Cyropédie sera, d’après ce qu’on sait, le livre de chevet d’Alexandre, de César et de Napoléon … 
    Mais, dans le récit de ce personnage, je crois voir la véritable intention de Xénophon. Cyrus est une fiction qui doit être conçue comme une fonction. Il est l’incarnation de ce que les Grecs, selon Arendt, semblaient ignorer et que les Romains nommeront plus tard l’autorité. L’autorité : ce processus étrange qui augmente le pouvoir en poids, en taille et en durée. Avec l’autorité, la capacité de commandement dure au-delà de la force, sans la peur, indifférente à la vertu et plus solide que la masse de l’habitude. « Plus qu’un conseil et moins qu’un ordre » (Th. Mommsen ), l’autorité est l’étrange potion qui produit l’obéissance volontaire. J’utilise le mot potion à dessein, car l’autorité à tout du dopage. Elle est un procédé qui augmente (augere) artificiellement les capacités de commander ou d’argumenter. Avec l’autorité, un argument pèse plus que son poids en raison et le « petit chef » se mue en grand personnage. C’est ce processus étrange que Machiavel décrit dans le fameux chapitre IX du Prince en montrant comment, dans la lutte entre les grands et le peuple au sein de la cité, chacun tente de « gonfler » l’un des siens pour le faire prince, résister à l’autre et l’imposer à tous. 
     Quelle est la recette de ce produit dopant ? C’est sans doute là le plus grand mystère de la politique. La solution la plus courante fut de chercher à en délocaliser la fabrication dans une instance dont la grandeur sublime permettait d’irradier le médiocre humain qui s’en déclarait porteur. L’autorité pouvait être ainsi soit héritée du passé (autorité traditionnelle) soit observée dans la nature (autorité naturelle ou cosmique) soit encore révélée par Dieu (autorité sacrée). L’âge moderne ferme ces trois portes transcendantes au profit de l’énigme immanente, parfaitement résumée par Machiavel : comment l’humanité peut-elle fabriquer de l’autorité sur ressources propres ? Comment peut-elle « s’augmenter » elle-même pour produire des arguments valables et du pouvoir durable ? 
     Le basculement du régime de l’hétéronomie à celui de l’autonomie marque ce qu’on appelle la « crise de l’autorité ». Elle débute par une désobéissance aux autorités transcendantes et plus largement par leur déconstruction ; avant de se poursuivre par la laborieuse tentative de construction d’autorités immanentes. Celles-ci sont à la fois plus fragiles, parce que toujours contestables, mais aussi plus solides, parce basées sur la libre volonté. C’est ce qui explique la structure du débat sur la désobéissance dans la pensée moderne. Il se niche dans le soupçon de voir une autorité immanente (obéissance volontaire) rechuter en autorité transcendante (servitude imposée). C’est ce que révèle d’ailleurs l’opposition frontale sur la question de la « résistance à l’oppression ». 

II- Résistance à l’oppression et désobéissance civile 

    Le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 révèle l’ambivalence. D’un côté, la possibilité de résistance à l’oppression est affirmée comme un droit naturel (article 2) ; mais, de l’autre, l’article 7 reconnaît le caractère coupable de toute résistance à la loi. Cette dualité reflète une vaste querelle interne à l’école du Droit naturel que je résume ici à gros traits. 
    Pour Hobbes, l’Etat est le seul moyen de sortir d’un état de nature dans lequel l’homme est réduit à une condition « solitaire, misérable, cruelle, animale et brève ». Le Contrat social qui lie les citoyens à l’Etat-Léviathan est un donc un contrat de soumission, pour autant qu’il est la condition de possibilité de tous les autres contrats. Et même si cet Etat se comporte d’une manière injuste, voire tyrannique, on ne doit pas le détruire, car il y a pire qu’une loi inique : c’est l’absence de toute loi. La résistance contre l’oppression d’un gouvernement, fût-il le plus injuste du monde, détruit la société civile et fait replonger les individus dans l’état de nature. Il est donc absurde de reconnaître le droit de ne pas respecter le droit. Pour le dire, en terme logique, le droit de résistance à l’oppression est une « contradiction performative », car vouloir désobéir à soi-même revient à nier sa propre existence. 
    Face à cette argumentation puissante (dont le principe sera repris par Kant à partir de prémisses anthropologiques tout à fait différentes ), Locke défend (à la suite de Pufendorf) l’idée d’un double contrat : le contrat social, qui instaure la société, et le pacte politique, qui établit le gouvernement. Une telle distinction permet d’envisager la possibilité de la résistance à l’oppression, puisque la mise en cause d’un gouvernement inique n’entraîne pas la dissolution sociale. Lutter contre un gouvernement injuste est donc légitime lorsque ce gouvernement menace, par son injustice, de faire lui-même replonger la société dans l’état de nature. C’est donc pour éviter la dissolution de la société que ce droit doit être invoqué. L’argument sera repris par E. Burke contre la Révolution française dans laquelle il voit le « système d’[une] philosophie barbare… [où] les lois n’auront plus d’autres gardiens que la terreur qu’elles inspirent ». Il refuse donc ce régime politique, où l’autorité s’efface devant la crainte, et pour lequel le citoyen « abdique le droit d’être son propre gouverneur et même — dans une large mesure — ce droit de légitime défense, qui est la première loi de la nature ». (p. 75). On retrouve la même idée chez Tocqueville dans sa défense libérale du droit de désobéissance : « Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain ». Mais ce que vise Tocqueville ici, contrairement Burke, ce n’est pas tant la démocratie en général qu’une de ses dérives possibles : celle de « l’absolutisme de la volonté générale » dans un régime (la Terreur) où nul frein n’est posé à la tyrannie de la majorité. 
    De ce vaste débat, je retiendrai cette idée que la liberté est autant menacée par l’excès que par le défaut de pouvoir. Sans pouvoir : pas de garantie collective, d’où la rechute possible dans le chaos « naturel ». Sans limites au pouvoir : pas de garantie individuelle, d’où la dérive potentielle vers la tyrannie, voire le totalitarisme. Lincoln formulait le dilemme par cette question : « Un gouvernement est-il nécessairement trop fort pour les libertés de son peuple ou trop faible pour se maintenir ? » ; Paul Valéry par cette affirmation : « Si l’Etat est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons ». 
     C’est sur ce débat, à mon sens insoluble sur le plan des principes, que vient se greffer une argumentation supplémentaire sur la désobéissance civile dans le cadre d’un Etat de droit démocratique et (c’est toute la différence) libéral, c’est-à-dire doté d’instances de contre-pouvoirs politiques, juridiques et « médiatiques ». Le succès de la désobéissance civile est né dans le contexte de la démocratie américaine au sein d’un cercle d’intellectuels réunis autour du philosophe Henry David Thoreau (1817-1862) et de son maître Ralph Waldo Emerson (1803-1882). Son principe est simple : prendre au sérieux la phrase inaugurale de la Constitution fédérale — « We the people … » — et affirmer que tout citoyen peut refuser que son gouvernement démocratique prenne des décisions contraires à ses convictions personnelles profondes. Dans certaines situations critiques, le contrat de consentement et de délégation serait brisé ; et le citoyen devrait avoir le droit dire : « Not in my name ! ». Le 4 juillet 1845, Thoreau décide d’emménager dans une cabane de treize mètres carrés au bord de l’étang de Walden où il passera deux ans en autarcie*. Il raconte son séjour dans un livre fameux, Walden, ou la vie dans les bois (1854), qui va devenir le bréviaire des désobéisseurs, de Gandhi aux zadistes. Après cette expérience, Thoreau est emprisonné, en juillet 1846, pour avoir refusé de payer ses impôts. Il entendait alors protester contre l’esclavage et la guerre du Mexique. A son grand désespoir, sa tante paie une caution qui permet sa libération rapide. Mais pour lui désormais l’idée est claire — il la formule dans un autre livre, paru en 1849, la Désobéissance civile — et elle est neuve. Elle ne se confond pas avec le vieux droit de résistance à l’oppression, qui visait à défendre la liberté contre la tyrannie. Il s’agit, dans un contexte libéral, de s’opposer à un type de société, un mode de vie ou des valeurs, qui sont majoritaires, mais dans lesquels un individu estime ne pas se reconnaître. Cela justifie, pour Thoreau, de refuser les règles légales, d’y faire obstruction, voire, en derniers recours, de faire acte de force. « C’est de tout cœur que je souscris à la maxime selon laquelle “le meilleur des gouvernements est celui qui gouverne le moins”, maxime que j’aimerais voir suivie d’effets de manière plus rapide est systématique. Si on pousse le raisonnement à l’extrême, on finit par arriver à l’idée suivante, à laquelle je crois aussi, que “le meilleur des gouvernements est celui qui ne gouverne pas du tout ”». 

     III- La désobéissance contre la démocratie 

     Une telle formulation doit inévitablement conduire à cette conclusion : on quitte ici le cadre de pensée démocratique pour entrer dans la galaxie de l’anarchisme. La première considère que le pouvoir, s’il est du peuple, peut être mis au service de sa liberté ; la seconde estime que le pouvoir, par principe, est ennemi de toute liberté du peuple. Autrement dit, la désobéissance civile n’est pas ici une critique interne de la démocratie au nom de ses promesses, mais une critique externe au nom d’un autre modèle dans lequel le pouvoir serait aboli . C’est la raison pour laquelle, j’ai, pour ma part, les plus grandes réserves à l’égard de cette idée, dont la teneur est hostile à l’idée démocratique. Je perçois bien que cette désobéissance est « désintéressée » et qu’elle ne consiste pas dans la défense d’intérêts catégoriels. Mais j’y vois, comme Romain Rolland (sans partager pourtant son éloge) la « bible du grand Individualisme » . Chaque individu devient détenteur non seulement d’un contre-pouvoir absolu, mais d’un pouvoir exorbitant, ayant en lui-même toute latitude pour décider, à tout moment, si la société lui plaît ou pas. C’est une sorte de droit de veto personnel, perpétuel et absolu. Et même quand il prend la forme d’un « collectif », il se fonde moins sur une argumentation que sur une croyance subjective, voire une identité particulière. Cet absolutisme n’a en lui aucun frein ni, face à lui, aucun contre-pouvoir. Alors que la résistance à l’oppression s’opposait à l’absolutisme traditionnel au nom des libertés individuelles, la désobéissance civile promeut un absolutisme du particulier. D’ailleurs, sa principale faiblesse est qu’on ne voit aucun moyen de distinguer entre une lutte qui est légitime et fondée (opposition à l’esclavage, à une guerre « injuste », à une discrimination, à la criminalisation de l’avortement …) et celle qui ne le serait pas du tout. Je rappelle d’ailleurs que c’est au nom de la désobéissance civile que les adversaires de la contraception, de l’avortement, de l’enseignement du darwinisme, de la consommation de viande, des OGM, des antennes de télévision, des éoliennes, des vaccins, des nouveaux programmes scolaires, etc., justifient leurs actions, qui sont parfois assez peu non violentes. La désobéissance permet donc une cause et son contraire. L’intime conviction, la pitié, l’indignation, l’objection de conscience nourrissent alors une forme de terreur. In fine l’égocentrisme tout puissant se fait tellement radical et immédiat qu’il ne reste plus rien du désir de vivre en société. Alors : à quoi bon la démocratie ? 
     C’est pour cette raison que je dénie à la désobéissance civile d’être un principe, voire comme on a pu le soutenir, le principe de la démocratie. Elle est même son exact contraire, puisque la démocratie est le seul régime de l’histoire humaine, qui organise la possibilité de renvoyer ses dirigeants sans se mettre hors la loi grâce aux élections ; de les critiquer à longueur de temps sans risquer la prison ; de lancer à tout moment contre eux des procédures judiciaires. La désobéissance civile permet à l’inverse de se passer du difficile travail de convaincre ses concitoyens, de débattre, de se faire soi-même élire pour promouvoir ses idées. Elle tente de nous exempter aussi du douloureux constat que les autres ne sont pas forcément d’accord avec nous . A la supposée « tyrannie de la majorité », elle oppose la dictature de la minorité, voire de l’ego. 
     En revanche, je lui reconnais d’être une pratique, qui a fait ses preuves et qui peut être efficace. Il ne s’agit alors plus d’un principe, mais d’un art politique, voire d’une technique de communication, pratiqué par un citoyen ou un lobby, qui choisit d’entrer dans un rapport de force avec la majorité. Mais, comme dans tout rapport de force, il faut en assumer les conséquences quand on le perd. Cette technique fut efficace pour l’obtention des droits civiques aux Etats-Unis, pour le droit à l’avortement en France, et, peut-être (car c’est plus discutable historiquement), pour l’Indépendance de l’Inde, mais il ne vaut pas pour n’importe quelle cause. En fait son seul critère est le succès : il a réussi quand il permet de convaincre la majorité et de changer l’état du droit. Sinon c’est un abus de contre-pouvoir. 
    Je souhaiterais, pour conclure, illustrer cette idée par une réflexion, à mes yeux très juste, exprimé par Nelson Mandela, dans ses mémoires. La scène se passe le 31 mai 1952. Les responsables de l’ANC (Congrès national africain) et du SAIC (Congrès indien d’Afrique du Sud, représentant la communauté indienne) se réunissent pour déterminer le type d’action à conduire en commun pour protester contre les lois abjectes de 1950 instaurant l’apartheid. On est là au cœur du sujet, puisque, en l’espèce, un Etat de droit tente d’instituer juridiquement une situation contraire à toute espèce de justice. Faut-il résister ou pas et sous quelle forme ? Voici l’échange qui eut lieu ce jour-là : 
    « Nous avons aussi discuté pour savoir si la campagne devait suivre le principe de non-violence de Gandhi, ou ce que le Mahtma appelait satyagraha, une non-violence qui tente de convaincre par la discussion. Certains défendaient la non-violence sur des bases purement morales, en affirmant qu’elle était moralement supérieure à toute autre méthode. Cette idée était fermement défendue par Manilal Gandhi, le fils de Mahatma et directeur du journal Indian Opinion […] D’autres disaient que nous devions aborder la question non sous l’angle des principes, mais sous celui de la tactique, et que nous devions utiliser la méthode qu’exigeaient les conditions. Si une méthode particulière nous permettait de vaincre l’ennemi, alors il fallait l’employer. En l’occurrence, l’Etat était bien plus puissant que nous et toute tentative de violence de notre part serait impitoyablement écrasée. La non-violence devenait plus une nécessité qu’un choix. Je partageais ce point de vue et je considérais la non-violence du modèle de Gandhi non comme un principe inviolable mais comme une tactique à utiliser quand la situation l’exigeait. La stratégie n’était pas à ce point importante qu’on dût l’employer même si elle menait à la défaite, comme le croyait Gandhi. C’est cette conception qui a prévalu malgré les objections obstinées de Manilal Gandhi ». 
     La désobéissance civile n’est donc pas un principe moral ; c’est une technique politique de lutte. Dire le contraire — et exiger sa reconnaissance — est presque une insulte envers tous ceux qui ont pris tant de risques au nom de la justice. Défendre la désobéissance civile comme principe démocratique, c’est considérer qu’il est légitime, légal et normal de désobéir. Si l’on est un anarchiste (libertarien de droite ou libertaire de gauche), cela se comprend et se défend, puisqu’il s’agit d’abolir toute forme de « Cratos » et de dénoncer tous les méfaits de l’autorité. Mais si l’on est démocrate, ce principe n’a aucun sens et contribue à l’inverse à la ruine du « gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple ». Désobéir pour instaurer la démocratie : oui ; mais il faut ensuite obéir pour espérer la faire durer. Car, avec l’éloge effréné de la désobéissance civile, c’est une nouvelle forme de servitude qui nous menace et qui risque aussi de faire renaître les plus anciennes. —

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