Paru dans le Figaro, le 11/12/2020
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/violences-policieres-l-ultragauche-a-gagne-la-bataille-culturelle-une-fois-encore-20201210 1/4
TRIBUNE - La focalisation sur quelques bavures policières, assurément scandaleuses, et la sous-médiatisation des violences nombreuses et grandissantes contre les forces de l’ordre montrent l’efficacité intacte de l’ultragauche à imposer ses représentations, argumente le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.
Il faut savoir reconnaître sa défaite. Sur le sujet de la «violence policière», l’ultragauche a gagné, y compris au plus haut niveau de l’État, la bataille pour «l’hégémonie culturelle». Par ce concept fort, Gramsci signifiait, contre le matérialisme de Marx, que la lutte révolutionnaire ne pouvait se contenter de viser l’infrastructure socio-économique des rapports de production et des forces productives. Le combat devait se jouer aussi et surtout au niveau de la superstructure, c’est-à-dire des savoirs, des opinions, des croyances, bref des idées. Et ce, d’autant plus qu’il fallait bien admettre que le prolétariat avait déçu les espoirs placés en lui. À l’évidence, son désir profond était moins de massacrer du bourgeois qu’en devenir un lui-même, même petit! D’où, faute de masses révolutionnaires, ce nécessaire déplacement du combat sur le terrain des idées. Et là, l’efficacité fut redoutable.
Aidée par l’entrisme au sein des médias, par l’idéologie bobo, par l’esprit généreux et pacifié du temps, par un goût morbide de culpabilité, par la multiplication des CAD (causes à défendre) et par l’espoir de la convergence des luttes, l’ultragauche a su agglomérer une constellation de déceptions démocratiques. En vrac: l’égalité en panne, l’environnement en danger, les femmes opprimées, les animaux oubliés, la finance en délire, le racisme renaissant, le bonheur en berne... Et, pour cause de tous ces maux, un système - le capitalisme ; un régime - la démocratie libérale ; et un «coupable presque parfait» (Pascal Bruckner) - le mâle blanc, bourgeois et vieux. Grâce à ce schéma culturel, c’est l’ultragauche désormais qui dicte l’agenda politique et médiatique. Ultra-minoritaire en nombre, elle est dominante en visibilité. Alors que l’extrême gauche conserve l’espoir de conquérir le pouvoir, l’ultragauche n’aspire qu’à le détruire.
On en a l’illustration parfaite avec le sujet des «violences policières». Cette gauche radicale est capable de faire oublier la longue litanie des violences faites aux policiers, qui rythment le quotidien des faits «très divers». À sa place, la mise en Une de quelques bavures, dont je ne songe à nier ni la réalité ni la gravité, au regard de l’exemplarité indispensable des forces de l’ordre, mais qui demeurent statistiquement rares. Or on ne parle désormais que de ça, comme si notre espace public était incapable de penser ensemble ces trois données du problème: d’abord, il y a - et de plus en plus - des violences faites aux forces de l’ordre ; il y a, ensuite, des violences disproportionnées commises par certains policiers ; enfin, l’essence même de la police est, sinon la violence, du moins la menace de la violence, dont elle a légitimement le monopole afin de faire respecter la loi. C’est là la condition de toute vie commune, sauf à défendre - ce qui a sa cohérence propre - une position de type anarchiste, qui rêve d’un ordre sans contrainte. Mais si l’on pense que ni l’amour, ni la morale, ni la civilité, ni la politesse ne suffisent à «garder la paix», alors la police est nécessaire ; et le seul point du débat public devrait être non pas le principe de la «violence policière», mais l’opportunité et la proportionnalité de son usage.
Je ne pense pas être le seul à avoir vu de mes yeux ce qu’est un régime policier et ce qu’est une violence disproportionnée. Pour moi, ce fut en 1986. J’étais en Tunisie, juste après les manifestations contre la loi Devaquet auxquelles j’avais participé en hurlant avec mes condisciples contre «l’État fasciste et meurtrier» (hélas!). Il y avait à l’époque à Tunis des manifestations d’étudiants islamistes. Je me suis trouvé pris dans l’une d’elles et, tout heureux de retrouver l’ambiance festive, je l’ai accompagnée armé de mon appareil photo. J’étais juste étonné que la manifestation se déroule au pas de course. Et puis j’ai compris: soudain je fus bloqué dans une impasse, braqué par le pistolet d’un policier en civil qui m’a arraché mon appareil, pendant que les premiers coups de feu éclataient autour de moi. Je ne sais plus comment j’ai échappé à cette nasse alors que certains y sont littéralement restés. J’avais un rendez-vous à la Bibliothèque nationale où j’ai pu entrer in extremis. Et de la fenêtre du bureau de mon contact, qui dominait le commissariat du quartier, j’ai pu voir ce qu’un régime policier faisait à ses manifestants: ils entraient très abîmés, et ressortaient mourants ou morts. Depuis ce temps, j’ai appris à user avec circonspection du terme de «violences policières».
Il est pourtant devenu le fétiche de l’ultragauche. Grâce à lui, son «marxisme hémiplégique», comme disait Henri Weber, c’est-à-dire la critique du libéralisme (politique et économique) sans la promotion du communisme, demeure opérationnel pour embarquer tous les indignés de la terre. Tous ceux qui, face à l’impuissance publique qui gangrène nos États, ne voient de salut qu’en la dénonciation de la saloperie du monde. Avec l’indignation, au moins, ils peuvent se ressentir acteurs, utiles et maîtres de leur destin.
On le voit, le défi est immense! Pour rallier les déçus d’un régime dont la nature profonde est déceptive, - la démocratie -, il va falloir faire beaucoup. D’abord montrer que le pouvoir démocratique (le cratos du demos) peut quand il veut et veut quand il peut. Ensuite, persuader que l’indignation n’est pas l’action ni même la pensée. Enfin, convaincre que la démocratie libérale n’est pas le pire des régimes au monde, ni même le pire à l’exception de tous les autres, mais bien le meilleur, en tout cas, pour qui veut que liberté, égalité et fraternité marchent ensemble.
Les preuves ne manquent pas. J’ai cru un moment que les aides sonnantes et trébuchantes de l’État lors de la crise du Covid-19 allaient produire une forme de gratitude à l’égard d’un collectif aussi solidaire ; mais, là encore, ce sont les plaintes et les critiques qui ont fini par l’emporter. Décidément, la contre-attaque pour l’hégémonie culturelle n’est pas amorcée ni même envisagée. Allons, camarades, encore un effort...
C'est vrai que l'indignation donne à celui qui la promeut plus de panache que la gratitude. Je continue d'ailleurs de penser que l'indignation, si elle est sincère, peut être un moteur formidable. Ce qui est désolant, c'est qu'elle soit désormais si souvent une posture, ce qui fait tourner le moteur à l'envers, entravant toute tentative de prendre la mesure réelle des problèmes et donc d'agir efficacement.
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