lundi 4 janvier 2021

Contre la démocratie participative

 Article paru dans la revue Pouvoirs, n° 175, pp. 43-55




    Entre 2019 et 2020, la démocratie française a vu poindre deux exigences extrêmes mais inverses. D’abord — avec la crise des gilets jaunes — la demande d'une participation citoyenne totale (notamment à travers le RIC, puis la mise en place de la Convention citoyenne sur le Climat) ; puis — avec la crise de la Covid-19 —l’aspiration à être protégé et gouverné par un super-pilote. Plus de Demos et d’horizontalité, d’une part ; davantage de Cratos et de verticalité, d’autre part. Cette séquence justifierait à elle seule la plus grande prudence à l’égard d’une tentation de réforme institutionnelle qui ferait pencher la balance d’un seul côté. Notre régime, dans ce double contexte, a fait preuve de sa robustesse, et c’est plutôt une bonne nouvelle. Mais, sous un autre angle, d’inquiétantes fissures se dessinent. La crise des gilets jaune a révélé la faiblesse des corps intermédiaires instaurant un face-à-face périlleux entre l’exécutif et, sinon LE peuple, à tout le moins DU peuple. Quant à la crise de la Covid-19, elle a montré la grande difficulté d’un pouvoir centralisé et bureaucratisé à mobiliser des relais d’efficacité au sein des territoires et de la société civile. Autrement dit, la robustesse globale de notre régime ne doit pas masquer ses failles dans le détail. Ces crises ont aussi révélé sa faiblesse centrale : les citoyens ne font pas plus confiance au pouvoir que le pouvoir ne fait confiance aux citoyens. Cette double défiance entre le demos (qui reproche à l’Etat son impuissance) et le cratos (qui suspecte le peuple d’avoir perdu le sens de l’intérêt général) porte en elle des menaces pour l’avenir, car elle pourrait se transformer à terme en méfiance. La différence mérite d’être rappelée : « La méfiance fait qu’on ne se fie pas du tout ; la défiance fait qu’on ne se fie qu’avec précaution. Le défiant craint d’être trompé ; le méfiant croit qu’il sera trompé » (Littré). Comment sortir du cercle vicieux de la défiance et comment installer un cercle vertueux de la confiance entre les élus et les citoyens ? C’est l’enjeu majeur de notre temps et c’est à son propos que l’on mobilise, en général, l’idée de démocratie participative. 
    Si le diagnostic est juste, je voudrais pourtant formuler quelques objections contre ce qui se présente aujourd’hui comme la panacée universelle. Je les condenserai en une phrase : l’idée de démocratie participative est soit floue soit nocive. Il me semble donc très risqué de tout miser sur elle pour espérer régénérer la confiance démocratique. Ce raisonnement est pourtant très largement contre-intuitif, car il y a une sorte d’évidence participative de la démocratie. Participer, c’est prendre part et pas seulement faire partie. C’est donc une relation active, qui se distingue de l’appartenance et plus encore de l’assujettissement. On appartient à une Nation par sa naissance (même s’il est possible d’en changer) ; on est sujet d’un royaume par sa position dans un grand corps ; mais on participe à la République par ses actes civiques même minimes. L’idée n’est pas neuve, puisque Aristote proposait déjà cette célèbre définition de la citoyenneté : « Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation (μέθεξις / methexis) à une fonction judiciaire et à une magistrature » (Politiques, III, 1, 1275 a 22 ). Plus que le lieu de résidence, plus que la possession de droits ou la soumission à une loi commune, c’est donc bien par la prise en charge de diverses magistratures et fonctions que se définit la citoyenneté ; à commencer par la plus fondamentale : l’armée. Car si le citoyen antique a le droit de parler dans la cité, c’est parce qu’il a le devoir de mourir pour elle. Et, plus loin, Aristote reconnaît que le citoyen tel qu’il l’a défini « existe surtout en démocratie » (1275 b 5). Dans les autres régimes — monarchie, aristocratie — la citoyenneté est possible, mais non nécessaire car, « il n’y a pas de peuple », c’est-à-dire que l’assemblée du peuple n’y tient aucun rôle, ni délibératif ni judiciaire. A suivre donc le Stagirite, l’expression de démocratie participative serait un pléonasme. 
 On pourra objecter que ce pléonasme ne vaut que pour la démocratie antique, de type « direct », avec toutes les nuances que l’on peut apporter à cette formule. En revanche, pour le dispositif représentatif moderne, le pléonasme s’effacerait puisque celui-ci se caractérise par un éloignement croissant, voire une rupture totale, entre participation et citoyenneté. Pour justifier cet écart, les fondateurs de nos systèmes modernes (qu’ils rechignaient au départ à nommer démocratie ) avançaient quatre arguments que je résume ici : 
    1) la participation est impossible à appliquer dans un grand pays ; 
  2) elle est inconcevable avec une population qui n’a ni les moyens ni les loisirs de s’informer correctement ; 
    3) elle est liberticide parce qu’elle ne respecte pas la liberté des Modernes de se consacrer (sans contrôle social) à leurs occupations privées ; 
    et 4) elle fait courir le risque constant d’usurpation du nom du peuple soit par une majorité tyrannique soit par des minorités actives. 
 De ces quatre objections, les deux premières au moins semblent ont levées. En effet, les nouvelles technologies de communication citoyennes (civics tech) semblent effacer le problème du nombre et de la distance ; et, par ailleurs, la République est parvenue à ce que tous ses membres disposent de l’instruction minimale pour exercer leur métier de citoyen. Nous examinerons les deux autres, mais ces deux transformations suffisent à remettre la participation à l’agenda de la démocratie représentative. Il convient donc de l’examiner à nouveau, en reprenant, à nouveau frais, la question d’Aristote : participation de qui et à quoi ? 

 Participation de qui ? 

 La question du « qui ? » nous plonge en plein cœur de l’énigme démocratique. Ce « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », selon la sublime définition de Lincoln, reprise dans notre non moins sublime Constitution, se fonde sur une béance : qui est le peuple ? 
    Quand on se pose cette question, on espère trouver la réponse au coin de la rue, sur les bancs de l’assemblée, dans les salles de rédaction ou sur les ronds-points, mais le peuple n’y est pas ! On cherchera alors du côté des « ennemis du peuple » en espérant le trouver l’identification de son contraire : les élites ou les assistés, les immigrés ou les hyper-riches. Nouvel échec ! C’est à ce moment-là qu’arrive celui qui dira : « le peuple c’est moi ». On y croira un moment avant de s’apercevoir, à nouveau, qu’il y a usurpation. 
    Pour sortir de cette impasse, les pères fondateurs des démocraties modernes (Sieyès en France, Hamilton et Madison pour les Etats-Unis) eurent l’extrême sagesse de considérer que le peuple avait plusieurs visages. Pour eux, le peuple se dit en trois sens : c’est d’abord la société, soit l’ensemble des individus qui vivent ensemble en tissant différents types de lien (amicaux, économiques, juridiques, …). C’est ensuite l’Etat, c’est-à-dire ces mêmes individus qui, non seulement vivent ensemble, mais veulent vivre en commun et durablement. C’est enfin l’opinion publique, soit ces individus qui, vivant et voulant vivre ensemble, débattent ensemble de la manière dont ils espèrent y parvenir. Vivre-ensemble (Peuple-Société), vouloir vivre en commun (Peuple-Etat) et débattre ensemble de la manière de vivre en commun (Peuple-Opinion) : ces trois visages du peuple, dans leur diversité, nous immunisent — en principe — contre toute « mystique du peuple », car, dans sa pluralité, personne ne pourra jamais l’usurper. 
    Mais cette solution trinitaire déplace une partie du problème ; car comment penser les relations entre ces trois figures du peuple, qui sont complémentaires certes, mais aussi virtuellement concurrentes ? Chacune d’elle aspire, en effet et secrètement, à dévorer les deux autres. Ainsi, l’hypertrophie de la Société civile produit une tentation anarchique (à la fois contre l’Etat et l’Opinion) ; celle de l’Etat conduit au rêve (ou cauchemar) technocratique (à la fois contre l’Opinion et la Société) ; celle de l’Opinion amène la « médiacratie » et le régime abominable de la « Transparence » (à la fois contre l’Etat et tout ce qui est privé) … Ce sont là trois maladies chroniques des démocraties libérales, qui condensent presque tous les maux du présent. 
     C’est pour répondre à ce défi que j’ai proposé de considérer un quatrième peuple : le peuple-méthode, qui désigne non un visage, mais une « capacité collective d’agir » . Il est celui des « règles du jeu » permettant aux trois figures du peuple (Société, Etat, Opinion) de fonctionner correctement. Et c’est dans le respect de ces règles du jeu qu’on peut reconnaître à coup sûr le peuple de la démocratie, non pas en idéal, mais en acte. Ces règles du jeu, sont simples à formuler et elles permettent d’identifier à coup sûr la présence d’un peuple démocratique. Pour qu’il existe, il faut des élections, des délibérations publiques, des décisions et une reddition régulière des comptes. S’il manque une seule de ces étapes, la démocratie échoue et le peuple disparaît. Par où l’on voit que le problème de la participation n’est pas aussi simple que prévu. Loin de l’image du « on se réunit et on se met d’accord ! », il oblige à envisager des modalités différentes selon qu’il s’agit de la participation électorale, délibérative, décisionnelle ou de contrôle. Il faut donc instruire cette autre question : participation à quoi ? 

 Participation à quoi ? 

    L’élection

     Pour beaucoup la participation électorale est le minimum minimorum de la démocratie représentative. Et c’est quand elle est faible, comme aujourd’hui, qu’on s’alarme du déficit démocratique et qu’on envisage, pour la régénérer, d’autres types de participation. Je voudrais aborder d’une tout autre manière, car, selon moi, le vrai mystère à élucider n’est pas tant la faiblesse de la participation électorale que sa persistance. Il faut en effet toujours garder en tête que l’élection est une insulte à la démocratie, puisqu’elle produit, par définition, des élus, donc une élite, dans un régime réputé égalitaire. Elle suscite, donc, inévitablement à la fois une aristocratie et une oligarchie. Si on ajoute le fameux paradoxe du vote, selon lequel plus il y a de votants, moins chaque voix pèse (alors même que, à l’âge de l’individu, chacun exige de compter davantage), on n’aurait guère de raison de justifier l’élection. On sait d’ailleurs que, pour les penseurs antiques la seule procédure démocratique était le tirage au sort ; ce qui d’ailleurs, à leurs yeux, ne plaidait guère en faveur de ce régime. Pourquoi y a-t-il encore des gens qui vont voter ? Tel est le véritable mystère. 
     La réponse est pourtant limpide : les élections, aristocratiques par principe, sont devenues démocratiques en pratique, du fait de trois évolutions décisives. D’abord la base électorale s’est considérablement élargie, puisque personne désormais n’en est exclu a priori, seulement par accident : ce sont les mineurs ou les « incapables ». Ensuite, l’élu est pensé, non comme le porte-parole de son électorat, mais comme le représentant du peuple dans son ensemble et, l’électeur lui-même est conçu comme le représentant de tous ceux qui ne peuvent pas voter, mais à qui il doit penser en votant : générations passées et futures, éventuellement êtres vivants, environnement … Cette conception de la représentation peut susciter malentendus, suspicion ou ironie, mais si on a le moindre doute à son égard (en estimant que tous les individus-citoyens sont focalisés sur leurs intérêts égoïstes), il est alors inutile d’installer la démocratie : mieux vaudra une bonne vieille dictature ! 
     Troisième évolution, enfin : la campagne électorale. Dans l’Ancien régime (par exemple, au sein des institutions ecclésiales), elle était secrète pour un vote public. A l’âge contemporain, elle devient publique avec un vote secret. Cela change tout, et explique les règles qui en garantissent l’équité et l’ouverture. La campagne électorale est ce qui assure la confrontation des visions du monde (ce que ne permet pas le tirage au sort). 
    Ces trois évolutions permettent de pondérer le constat de « crise de la représentation » : celle-ci relève davantage d’une crise de croissance et d’un surcroît d’exigence que d’une faillite et d’un déclin. Elle révèle aussi ce malentendu persistant sur le sens de l’élection en démocratie représentative. Leur fonction n’est pas de donner le pouvoir au peuple, mais de permettre au peuple de donner le pouvoir, ou plus exactement de le prêter dans les meilleures conditions et avec les meilleures garanties. Ce qui ne veut pas dire que le rôle du citoyen se borne à cela, mais il faut que cette fonction « autorisatrice » (c’est-à-dire pourvoyeuse d’autorité) soit scrupuleusement préservée de tout parasitage. 
     A ce bref rappel des fondations de nos systèmes, j’ajoute une donnée capitale. La participation électorale, ce ne sont pas que les votants, ce sont aussi les candidats et les élus. Or, de ce point de vue, la démocratie française se porte très bien : en 2020, il y avait au premier tour des Municipales plus de 900 000 candidats ! Après les élections, il y aura plus de 600 000 élus, pour la plupart conseillers municipaux. Cela représente un élu pour 100 habitants : un record en Europe ! Comme l’est le nombre de parlementaires (577 députés et 331 sénateurs). Et même si on note une crise de la vocation pour les fonctions d’édiles, devenues plus techniques et judiciairement exposées, celles-ci continuent d’être plébiscitées souvent comme « seconde carrière ». Car, si les retraites coûtent cher à la France, elles rapportent beaucoup à la démocratie ! 

 Première conclusion : la démocratie représentative est déjà très participative ! Et nous allons voir que ceux qui vantent la démocratie participative plaident en fait moins pour la participation de tous que pour un autre type de représentation (au risque d’en brouiller le sens). 

    La délibération. 

 Par participation, on peut entendre participation au débat public préalable aux décisions. L’appellation contrôlée pour la désigner est « démocratie délibérative ». Cette notion s’est imposée dans le milieu des années 1980 sous la plume de trois auteurs : le Français Bernard Manin, l’Allemand Jürgen Habermas et l’Américain Joshua Cohen. Leur idée commune était que la volonté générale n’est pas une donnée de base, mais un processus de construction et d’élaboration, ou encore un horizon visé, mais peut-être jamais atteint. D’où l’idée d’investir et de perfectionner des mécanismes délibératifs que les pères fondateurs des démocraties contemporaines avaient trop limité au seul Parlement. Dans la mesure où la population n’était pas censée avoir ni les lumières ni les loisirs nécessaires à une juste information sur les affaires de la cité, elle déléguait sa puissance d’examen à des personnes de confiance. Il fallait faire appel, comme dit James Madison, à « l’intervention d’un corps de citoyens modérés et respectables […] pour suspendre le coup que le peuple médite de se porter à lui-même » : les élus sont ainsi chargés de protéger le peuple de ses propres égarements et de ses passions temporaires. 
     La révolution de l’internet a d’abord semblé modifier la donne en offrant les outils rêvés pour la démocratie. Il y eut d’ailleurs une vraie euphorie : le rêve d’une nouvelle agora, voire d’une ekklesia globale, où chaque citoyen pourrait être tenu informé et donner son avis, en temps réel. On a cru revenu le temps de la démocratie directe, à la fois collégiale et conviviale. Las ! Après l’euphorie vint le désenchantement de l’internet. On découvrait les fake news, les vérités alternatives, les campagnes de déstabilisation massives et les manipulations électorales à grande échelle à partir des big data, … On découvrait aussi que la qualité de l’espace public n’était pas forcément améliorée par la quantité des participants et la multiplication des médias. Ce fut un rude coup qui mit fin à l’insouciance : l’espace public libre, ouvert et dérégulé pouvait être autant une menace qu’un pilier pour la démocratie. Car il y des hackeurs de la démocratie et des trolls de la délibération. 
     Face à ces menaces, on peut veiller à donner aux débats citoyens des cadres rigoureux. La pratique la plus convaincante à mes yeux est celle des « sondages délibératifs », issus de l’idée des « conférences de consensus » dont l’esprit a inspiré la Convention citoyenne sur la Climat qui vient de rendre ses conclusions au moment où je rédige cet article (21 juin 2020). Désignés par le sort sur la base d’un échantillon représentatif et du volontariat, les citoyens ont travaillé durant plusieurs mois afin d’élaborer un ensemble de mesures visant à lutter contre le changement climatique sans perdre de vue l’exigence de justice sociale. L’objectif était de parvenir à des propositions nouvelles, consensuelles et efficaces. L’expérience est sans conteste intéressante, aussi et surtout par ses limites. En effet, les propositions ne sont guère nouvelles, car la nouveauté en matière environnementale relève davantage du comment faire ? que du quoi faire ?. Et peut-être surtout de la manière dont doivent être hiérarchisés des objectifs virtuellement contradictoires (changement climatique, biodiversité, épuisement des ressources, pollutions, …). Les propositions les plus neuves de la Convention ne me semblent guère efficaces, car je doute qu’on puisse changer le climat du monde en changeant la Constitution de la France. Mais la limite la plus importante, à mes yeux, touche à la fabrication du consensus : j’ai été surpris que ces 150 citoyens tirés au sort fassent aussi peu confiance aux 60 millions de citoyens pour mener cette transition écologique. Et de voir que leurs mesures, très punitives, furent à chaque fois prises, non de manière consensuelle, mais à l’issue d’un vote parfois très serré. Surpris de voir aussi que les grandes questions qui fâchent (le nucléaire, la taxe carbone, …) furent délibérément écartées non seulement des mesures, mais des débats. D’où une interrogation sur le type de légitimité qui peut émaner de ces propositions. En quoi un tel travail est-il plus légitime que celui d’un Parlement ? Je ne voudrais pas paraître trop critique, mais je crois que le défaut majeur et originel était l’ampleur déraisonnable de la question posée. Une telle assemblée me semblerait plus pertinente sur des sujets plus restreints, tels que : la France doit-elle renoncer au nucléaire ou au contraire le promouvoir ? Ou comment développer l’économie circulaire ? Faut-il modifier la Constitution en intégrant davantage la protection de l’environnement ? J’ajoute — et c’est une difficulté supplémentaire — que ce type d’assemblée n’est efficace que si elle reste exceptionnelle. C’est d’ailleurs là un des défauts de toutes les innovations participatives : une fois l’effet pionnier passé, les procédures s’essoufflent ont du mal à perdurer … car pour que la démocratie soit participative, il faut de la participation durable et constante. Si celle-ci n’est fondée que sur la bonne volonté des citoyens, son épuisement est certain. Du coup, le risque est grand qu’après avoir dévalorisé les instances délibératives classiques (Parlement), au nom de ces innovations fugaces, la légitimité des débats s’en trouve davantage encore affaiblie. 

Deuxième conclusion imprévue : la démocratie délibérative creuse davantage le dissensus qu’elle ne fabrique le consensus. 

     La décision.

    Certains défenseurs de la démocratie participative veulent aller plus loin et promeuvent non seulement la participation citoyenne à la délibération, mais à la décision elle-même. L’expérience la plus emblématique est celle des budgets participatifs. La notion mérite d’être clarifiée en repartant de son origine. 
 En 1988, Olivio Dutra militant du Parti des Travailleurs brésilien est élu maire de Porto Alegre (1,4 millions d’habitants). Le problème est qu’il est minoritaire au sein de l’assemblée municipale, qui a été élue séparément. La situation est bloquée. Il décide alors, pour la contourner, de mettre en place un processus de consultation et de décision de la société civile. Un dispositif à trois étages est inventé : des assemblées ouvertes dans tous les quartiers, des assemblées de délégués dans les secteurs et un conseil général du budget participatif au niveau de la commune. Les discussions portent sur tous les domaines de l’action publique et s’attachent à redéfinir l’ordre des priorités. Le « budget participatif » était né. Il mettait fin à une gestion opaque et clientéliste. Et lorsque, en 2004, le Parti des travailleurs perdit la mairie après seize années de pouvoir le dispositif était si bien installé qu’il ne put pas être remis en cause (même si sa portée en fut limitée). 
     Cette idée se diffusa rapidement, non seulement au Brésil, mais partout le monde ; et elle ne se borna pas à séduire les majorités politiques les plus à gauche. Trente ans plus tard, le nombre d’expériences se réclamant de l’appellation est très significatif sur tous les continents, — on a même pu parler d’un « retour des caravelles », puisque l’innovation politique était désormais diffusée depuis l’Amérique du Sud vers l’Europe. Mais cette appellation est bien peu contrôlée au regard de la diversité considérable des pratiques et des objectifs. Le politologue français Yves Sintomer en a proposé une définition rigoureuse accompagnée d’une typologie. Un budget participatif est un dispositif qui permet aux citoyens non élus de contribuer à la définition et/ou à l’allocation de fonds publics. Il suppose qu’une délibération ouverte et publique soit organisée pour les citoyens, de manière régulière, dans un territoire donné disposant d’une assemblée élue, autour de différents projets susceptibles d’être financés par un budget d’un montant défini. Cette délibération doit déboucher sur une décision et les actions menées à son issue doivent être restituées à la collectivité. 
     Sur cette base commune, les objectifs peuvent être extrêmement divers — favoriser la participation citoyenne, lutter contre la corruption, mieux contrôler les élus, apaiser des conflits locaux, redéfinir les priorités de l’action publique, … — et les modalités très variées : la délibération est-elle contraignante ou simplement consultative ? Concerne-t-elle l’assemblée générale des citoyens, les seuls conseils de quartier ou également les organisations associatives, économiques, syndicales, militantes, … ? L’examen porte-t-il sur le budget global ou seulement sur une partie dédiée du budget ? Le contexte, enfin, varie considérablement selon qu’il s’agit d’une démocratie développée ou d’un pays émergeant. 
     Les adversaires de ces procédures dénoncent leur caractère lourd, long et couteux. Ils notent aussi qu’il s’agit plus souvent de créer une « représentation bis » qu’une véritable participation de tous les citoyens. Ils relèvent enfin que ces dispositifs peinent à intégrer le long terme et une vision globale au profit de projets ponctuels, restreints et à réalisation immédiate. Aux yeux des partisans, ces défauts sont secondaires au regard d’une qualité fondamentale : ces pratiques font vivre la démocratie, en permettant aux institutions de respirer. C’est peut-être juste, mais alors il s’agit bien d’améliorer (à la marge) la démocratie représentative sans la remplacer. 

 Troisième conclusion, donc : la participation installe une autre représentation. 

    La reddition des comptes. 

    La quatrième et dernière dimension du peuple-méthode est la reddition des comptes. Là encore, on peut identifier une forme emblématique : le recall (ou référendum révocatoire). Au sens technique, il s’agit d’un droit civique permettant à des citoyens de décider de la révocation, avant terme, d’un élu ou d’un agent public. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’une action juridique sur la base d’éléments mettant en cause l’honnêteté de la personne visée, mais une sorte d’« ostracisme » qui n’aurait besoin d’aucun motif spécifique ou de preuve pour se manifester. Pour « recaler » un élu ou un agent public, il suffit que la majorité n’en veuille plus : ouste ! Cela se fait à partir du dépôt d’une demande de pétition qui doit ensuite rassembler un certain nombre de signature durant un laps de temps limité. A partir d’un certain nombre, la demande de recall est jugée recevable et un référendum est organisé, qui peut entraîner, le cas échéant, la révocation de l’agent et son remplacement. Cette possibilité existe, sous des formes variables, dans plusieurs Etats américains (élections anticipées possibles sur initiative populaire), en Colombie britannique, dans six cantons suisses et dans treize Länder allemands. Elle est aussi inscrite dans la constitution du Venezuela pour ce qui concerne le président. D’ailleurs, en 2004, la procédure est engagée par l’opposition contre le président Hugo Chavez, qui en sort vainqueur le 23 août 2004, puisque le non l’emporte à 58,91 % des voix. 
     Hormis le cas du Venezuela, la pratique du recall ne concerne pas les élus nationaux (ou représentants). Aux Etats-Unis notamment, la Cour suprême a systématiquement invalidé les dispositions constitutionnelles des Etats fédérés qui cherchaient à élargir la pratique du rappel à leurs représentants au Congrès. Le motif principal de la Cour était qu’une telle pratique suggérait une dérive vers le mandat impératif. Pour recaler un élu, il faudrait qu’un contrat précis, détaillé soit passé entre lui et les électeurs ; or, le principe du mandat représentatif refuse un tel contrat au profit, si je puis dire, d’un simple « contrat de confiance ». Pour le dire autrement, en politique ne peut pas valoir le principe du « satisfait ou remboursé » ! Aucun citoyen d’ailleurs ne sera jamais remboursé et nul n’est jamais satisfait … 
     On peut faire une autre objection à ceux qui verraient dans cette pratique une précieuse avancée vers une démocratie « plus démocratique ». Le recall dénature l’esprit même de la reddition de compte. Celle-ci suppose, en effet, ce qu’on appelle en comptabilité un « exercice », c’est-à-dire une durée prédéfinie à l’issue de laquelle un bilan, une balance comptable, sont établis. Le grand défaut du contrôle continu, c’est qu’il évalue en permanence et ne respecte pas la durée exercice. Prenons une image bancaire pour bien identifier le problème. Que dirai-je si mon banquier fermait mon compte dès qu’il est à découvert ? Ce qui compte, si je puis dire, c’est qu’il soit positif au moins une fois par mois et, pour une entreprise, en fin d’exercice. On peut alors juger, faire un bilan et en tirer les conséquences. Autrement dit, contre la tentation du recall, il faut protéger l’« exercice » du pouvoir. Et c’est d’autant plus vrai que la démocratie — on ne cesse de le répéter — a besoin d’un temps long, bien incompatible avec la censure permanente. Alors que les libéraux des origines entendaient exposer le pouvoir à la critique afin d’éviter ses abus, ne faut-il pas aujourd’hui le protéger contre les « abus de contre-pouvoir » ? Si la démocratie n’a plus de cratos, elle meurt. Et c’est sur ce constat que fleurissent les démocraties illibérales. 

 Quatrième conclusion, donc : la participation sape le cratos du demos. 

Protéger la représentation 

    Convention citoyenne, budget participatif, recall … Quelles leçons retirer de ces quelques exemples emblématiques ? 
    En premier lieu : la notion de démocratie participative recouvre un champ bien trop vaste et trop varié pour être autre chose qu’un slogan. Deuxième remarque : la participation s’use vite dès qu’on s’en sert un peu trop. Parce qu’elle se fonde sur l’enthousiasme et l’engagement des citoyens, elle est à la merci d’une baisse de régime de leur bonne volonté. Ce qui les soumet, par ailleurs, aux manipulations des mauvaises. Dès que l’engagement civique des premiers jours faiblit, il ne reste plus que les militants professionnels pour occuper le terrain déserté et l’usurpation du nom du peuple commence. On voit, d’ailleurs, que parmi les expérimentations participatives réussies, il en est très peu de pérennes. C’est aussi que, pour assurer leur réussite, elles exigent une logistique très lourde et très couteuse où se cristallisent lobbys et intérêts partisans. Et quand elles durent, elles instaurent une « représentation bis » qui fragmente la légitimité au lieu de la renforcer. 
     J’ajoute que la participation établit une dictature d’un type particulier : la dictature « de-ceux-qui-ont-le-temps », c’est-à-dire aussi de ceux qui ont les moyens – financiers, culturels, rhétoriques, … — de participer. Les autres, ceux qui n’ont ni le goût ni le loisir des réunions interminables où il faut que « tous s’expriment » dans le respect le plus total de propos parfois intelligents parfois indigents, ceux-ci n’auront pas voix au chapitre, … qui s’écrira sans eux. Ceux qui ont vécu les réunions de copropriétaires, les conseils d’école ou les comités de quartiers — « beaux » exemples de démocratie participative — savent tout ce que la nature humaine recèle de caractères : le tatillon, le grincheux, le méfiant, l’opposant systématique, l’expert, le désinvolte, … Difficile d’en faire un idéal de vie collective ! 
     Enfin, la participation pose un insoluble problème de responsabilité : si l’ensemble des citoyens élabore et contribue à la prise de décision, qui sera responsable des mauvaises ? Et qui prendra les douloureuses ? La participation annihile ainsi deux des piliers de la démocratie : la décision courageuse et une authentique reddition des comptes, qui ne se limite pas à désigner des coupables, mais permet d’évaluer avec le recul la valeur d’une décision : sa réussite ou son échec. 
     Voilà pourquoi attendre le salut public d’une participation citoyenne me semble, pour le dire à nouveau, à la fois illusoire et nocif. Animée d’un esprit farouchement anti-institutionnel, elle met en péril l’institution de la démocratie. 
     J’ai ici sciemment joué le rôle ingrat du grincheux à l’égard de ses promesses illusoires, mais pour être pleinement convaincant, il faudrait assortir ces critiques de propositions plus positives. Voici une piste : la revendication participative vient d’un grand vide laissé par l’institution parlementaire. Cantonnée au rôle ingrat de greffier de l’exécutif, elle a laissé en jachère le terrain du diagnostic (faut-il une loi ?) et de l’évaluation (la loi a-t-elle été efficace ?). C’est, je crois, parce que le Parlement ne parle pas assez qu’on exige plus de participation en dehors de lui. 

1 commentaire:

  1. Bonjour, j'ai été particulièrement intéressé par la lecture de cet article, qui confirme ce que, plus confusément je pensais.

    Et cela m'amène à une réflexion encore plus perturbante : la démocratie ne serait-elle pas le frein le plus puissant au changement ?

    En effet, tous les candidats qui se sont succédés à la présidence de la République se sont présentés avec des programmes de réforme importants. Or ces réformes une fois présentées à l'assemblée puis au sénat ont été systématiquement vidées de leur sens par le jeu des amendements présentés par chaque partie politique - y compris celui de la majorité -, aidés en cela par la dictature de la rue.

    Et pour aller au bout de cette réflexion, je poserai une question provocante : ne faudrait-il pas pour réformer en profondeur ce pays une dictature puissante durant un mandat ?

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