jeudi 18 août 2022

Ecologie : la tentation du coup d'éclat permanent

 Entretien pour Le Figaro — https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pierre-henri-tavoillot-en-quoi-porter-atteinte-a-un-tableau-contribue-t-il-a-resoudre-la-crise-climatique-20220711



Depuis quelques semaines, les militants écologistes multiplient les actions « chocs » dans les musées : la Joconde « entartée » le 29 mai ; les mains collées au cadre du tableau de Turner ; un tableau de John Constable recouvert d’un paysage miné par les énergies fossiles à la National Gallery de Londres. Pourquoi les militants écologistes s’en prennent-ils aux œuvres d’art ? 

 Il y a d’abord une stratégie de « coup d’éclat permanent ». Elle caractérise tous les activistes qui défendent des causes, quelles qu’elles soient, à l’âge du buzz et des réseaux sociaux. Car, à moindre coût, il est aisé de faire un coup, en lieu et place de l’ingrat travail d’information et de pédagogie qui risque de rencontrer de fâcheux arguments contradictoires. Une campagne de com. est bien plus efficace qu’une difficile campagne électorale. Mais cette stratégie relève aussi du wokisme. Pour ces militants, le citoyen moyen est un abruti, doublé d’un ignorant. Il faut donc le réveiller (woke) et si possible en sursaut. Seule une provocation suscitera chez lui la prise de conscience salutaire. Car comment peut-on aller au musée quand la planète se meurt ? Toute l’énergie devrait être mobilisée 24h/24h pour un unique grand dessein. Ce n’est pas en soi nouveau. Il fallait jadis éveiller la conscience de classe afin que l’oppression apparaisse sous son vrai jour, alors que le capitalisme tentait de faire aimer ses chaînes à celui qu’il enchaînait : cela s’appelait le salariat. Ce qui était le comble de la domination est devenu la norme. 

 Ces démarches s’inscrivent-elles plus généralement dans un militantisme qui repousse, voire rejette, le patrimoine et la notion d’héritage ? Attaquer la culture pour préserver la nature ? (patrimoine naturel contre patrimoine artistique, si je puis dire) 

 Oui, le fait de cibler des œuvres d’art interroge. On aurait pu comprendre que les militants visent les industries ou les producteurs d’énergie, mais là, ce qui est visé, c’est la haute culture, dont l’impact négatif sur le climat n’est pas évident à établir. L’interprétation que vous suggérez me semble pertinente : pour ces activistes, la seule manière de défendre la nature semble être de s’en prendre à la culture. Rousseau (je parle de Jean-Jacques, pas de Sandrine) pourrait être à l’origine de cette tentation, puisqu’il s’opposait à ce qui était pour les Lumières une évidence, à savoir que la nature opprime et que la culture (c’est-à-dire la science, les arts, les lettres, les mœurs) émancipe. Rousseau joue l’esprit fort et renverse le schéma en affirmant, dès son premier discours sur les sciences et les arts, que la culture aliène et que la nature peut libérer. Encore faut-il voir que son projet n’est pas de détruire la culture, mais, comme il l’écrit dans l’Emile, d’éduquer « un sauvage fait pour habiter les villes ». Autrement dit, il entend créer une culture dans laquelle la perfectibilité essentielle de l’homme pourrait enfin s’exercer contre les faux-semblants et l’hypocrisie sociales. On est donc très loin de l’agit-prop de ces militants, dont la démarche relève davantage de la « cancel culture » (annulation), qui appelle à débaptiser les rues, à changer les titres des romans ou à déboulonner les statues, parce qu’ils sont non « politiquement corrects », c’est-à-dire, selon eux, racistes, patriarcaux, coloniaux, … La « cancel culture » est aisée à définir : c’est la détestation de la culture. Elle rappelle le fameux mot attribué à Gœring ou à d’autres dignitaires nazis : « quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver ». Ce à quoi Francis Blanche opposait : « quand j’entends le mot révolver, je sors ma culture ». C’est un peu facile, mais c’est efficace. 

 Le 11 mars 1914, la suffragette Mary Richardson lacère le célèbre tableau La Vénus au miroir de Velasquez, aussi à la National Gallery de Londres, avec un petit hachoir. Une femme nue y est allongée. Peut-on voir une filiation entre ces deux actes militants ? 

En Angleterre, au début du XXe siècle, les suffragettes, mais aussi les premiers animalistes, ont utilisé des méthodes radicales que l’on retrouve aujourd’hui chez les militants « climat », comme le mouvement Extinction rébellion (d’ailleurs né en 2018 au Royaume-Uni) : désobéissance civique, auto-enchaînement, blocages et sabotages divers, … En 1914, l’intention de Mary Richardson était d’attirer l’attention sur la situation de la cheffe des suffragettes du WSPU, Emelline Pankhurst, qui, emprisonnée et en grève de la faim, était gavée de force par les autorités officielles. A l’époque, la violence était des deux côtés et d’une manière qui n’avait rien de symbolique. Pour Mary Richardson, par son héroïsme, sa leader adorée, qui incarnait « la plus belle des femmes au moral » était opprimée dans l’indifférence. D’où son projet d’émouvoir le public en torturant, pour sa part, « la plus belle des femmes au physique », à savoir la Vénus de Velasquez. Pour sa défense, elle dira plus tard : « j’aime beaucoup l’art, mais je tiens davantage à la justice ». La formule peut paraître noble et généreuse, mais ce n’est rien d’autre qu’un sophisme, car on ne voit pas en quoi dégrader le premier ferait avancer en quoi que ce soit la seconde. 

 La suffragette revendique en 1914 : « Je suis une suffragette. On peut remplacer des tableaux, mais pas des humains ». L’un des deux militants qui a recouvert le tableau de Constable a affirmé : « Cette peinture fait partie de notre patrimoine mais ce n'est pas plus important que les 3,5 milliards d'hommes, de femmes et d'enfants qui sont déjà en danger en raison de la crise climatique ». Pourquoi invoquer une comparaison entre art et vie humaine ? 

Le sophisme est le même, et il tout aussi délirant : en quoi porter atteinte à un tableau contribue-t-il à résoudre la crise climatique ? Ne peut-on pas à la fois aller au musée et se préoccuper activement de l’environnement ? En fait, ces militants moralisateurs et inquisiteurs recherchent, dans leur vie dérisoire, un héroïsme sacrificiel afin de jouir avidement de l’hostilité qu’ils suscitent. Leur dogme se renforce des oppositions. Ils pensent avoir raison puisqu’ils sont incompris ; ils s’estiment supérieurs puisque la masse est endormie ; ils croient agir puisque tout le monde est contre eux. C’est là une manière d’obtenir tout ce dont l’univers démocratique les prive : la certitude à l’ère du doute, la supériorité à l’âge de l’égalité, la toute-puissance à l’époque des impossibilités et un salut law coast en des temps désenchantés. On entend souvent dire qu’il faut accepter les extrémismes et la radicalité pour que les grandes causes avancent ; ce serait le prix nécessaire à payer pour le progrès. Je pense exactement le contraire. Les excès retardent les évolutions, clivent et bloquent les situations, car la radicalité entraîne forcément une surenchère délétère vers toujours plus d’extrémisme. Je me risquerai même à dire que c’est là une loi de l’histoire ! D’ailleurs, on le constate à chaque fois : les mouvements radicaux échouent à convaincre la majorité, car, très vite, ils se divisent eux-mêmes en groupuscules hostiles. Tous les animalistes aiment les animaux, mais qu’est-ce qu’ils se détestent entre eux ! Les néo-féministes se déchirent dans des querelles sans nom ; et, dans un monde où la préoccupation environnementale s’est largement imposée, voire banalisée, les écologistes ne parviennent plus à exister que par l’outrance. Notre époque blasée contemple ces querelles et péripéties avec une bienveillance coupable. Car l’extrémisme est devenu comme « l’air du temps » … un quasi conformisme. Le débat public est, en parti saturé, par ce qui choque, indigne et scandalise. A nous de veiller à ce qu’une autre part de notre cerveau collectif reste disponible pour d’autres sujets.

L'écologisme comme religion

Entretien pour le Figaro (9 août 2022 — propos recueillis par Eugénie Boilat)

 — https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pierre-henri-tavoillot-avec-l-ecologisme-chacun-peut-esperer-se-sauver-en-lavant-la-nature-des-peches-des-humains-20220809



Depuis quelques mois, les élus écologistes multiplient les critiques à l’égard d’événements ou de traditions qu’ils jugent en contradiction avec un respect strict de l’écologie : Formule 1, Tour de France, sapin de Noël. Par ailleurs, Roland Garros ou des musées ont été le théâtre de revendications écologistes. Qu’est-ce que cela vous inspire ? 

 L’écologie politique renoue ici avec le geste révolutionnaire de la table rase. Pour elle, il y a l’homme du passé, enfermé dans ses habitudes, ses passions et ses superstitions nocives — le sport ou les fêtes en font partie — ; et il y aura l’homme nouveau : celui qui aura pris conscience de son aveuglement et qui agira pour se transformer du tout au tout. L’historienne Mona Ozouf a écrit de magnifiques pages sur cette idée d’« homme régénéré » à l’époque de la Révolution française (Gallimard). On la retrouve au cœur de tous les épisodes totalitaires et, à un degré moindre dans notre quotidien. Ainsi, l’expression si courante — « il faut changer les mentalités » et « cela doit commencer dès l’école », renoue avec l’objectif révolutionnaire d’éradiquer à la source l’abject Ancien régime (aujourd’hui, on dirait le productivisme, le consumérisme, le patriarcat, la vision coloniale …), grâce à une pédagogie renouvelée. Il faut aussi culpabiliser les individus (voire les menacer) pour les forcer à se « convertir » et à agir dans le sens de cette histoire que les élites éveillées (woke) sont les seules à comprendre. Alors seulement viendra la rédemption. Par où l’on voit que ce projet révolutionnaire n’est pas tant de donner le pouvoir au peuple que de changer le peuple. Mais ce que ne voient pas les adeptes de cet écologisme, c’est que la prise de conscience environnementale de la part de ce peuple, moins abruti qu’ils ne pensent, s’est faite à très vive allure, au point, d’ailleurs, de rendre leurs anathèmes inutiles. D’où la radicalisation de ce courant, toujours scindé, comme c’est le cas en Allemagne depuis une quarantaine d’année, entre les realos (les réalistes) et les fundis (les fondamentalistes). Le thème de « l’urgence climatique » participe de cette rhétorique totalitaire. Ce projet de tout changer tout de suite me rappelle « l’urgence industrielle », par laquelle Mao justifiait la politique du « Grand Bond en avant » en Chine. Résultat : une famine abominable et 36 millions de morts entre 1958 et 1961 ! Il me semble pourtant qu’on peut à la fois être conscient de l’extrême gravité de la situation environnementale mondiale et être prudent sur les politiques à mettre en place. Tellement d’erreurs furent commises au nom de l’urgence … 

Le sport, l’art, diverses formes du plaisir en outre, semblent être prohibées au service d’une écologie sacrificielle. L’écologie est-elle devenue la nouvelle grille de lecture morale du monde ? 

 Il y a une inversion étonnante. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la culture (la science, la raison, les mœurs, la technique …) était ce qui pouvait nous sauver de la violence aveugle de la nature (cataclysmes, épidémies, …). Une vision contraire émerge : la Nature idéalisée (verte, pure, bio, light, …) doit nous sauver des méfaits de la culture. C’est pourquoi il faut se méfier de la science, jouer l’émotion contre la froide raison, déconstruire les mœurs rassies et dénoncer la technique mortifère. Autrement dit, la Nature, c’est le Bien, et la culture, c’est le Mal. Ce renversement est excessif et même Jean-Jacques Rousseau n’allait pas aussi loin. Car il savait que la Nature n’a rien de moral. Chez elle, pas de sécurité sociale ; pas d’aide aux défavorisés, puisque, pour qu’un écosystème fonctionne, il est impératif que les gros poissons dévorent les petits. 

La déchristianisation marquée de la société française semble donc être accompagnée par une sécularisation d’idées chrétiennes. “Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seule.” écrit G.K Chesterton, auteur anglais du début du XXème siècle. Cette phrase peut-elle nous éclairer ? 

Tout à fait. Il y a dans l’écologisme plus que de l’écologie : une puissante spiritualité qui émerge sur les cendres des précédentes. On la croit scientifique, elle est mystique ; on la pense éthique, elle est religieuse. Rien ne le révèle davantage que son expression favorite : « sauver la planète » ! Comment ne pas voir dans cette formule un recyclage spectaculaire de l’antique question du salut. Elle n’a pas pris une ride : si l’homme est un mortel, ce n’est pas seulement qu’il meurt (à l’inverse des dieux) ni qu’il sait qu’il va mourir (à la différence des animaux), c’est surtout qu’il dispose d’un incontestable talent à gâcher sa vie. Cette vie brève, il ne la vit guère ; elle est constamment parasitée par la nostalgie et le remord du passé, l’espoir et la crainte du futur, la souffrance et l’ennui au présent. La première partie de l’existence se passe à préparer la seconde ; la seconde à regretter la première. D’où l’adage : si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. Qu’est-ce qui peut nous sauver de cette cruelle condition de mortel ? 

En quoi « le salut de la planète » s’inscrit-il dans la continuité des grandes réponses à cette question ? 

Pour répondre, il faut en faire l’inventaire sommaire. J’en vois cinq principales. La première est le « salut traditionnel ». Pour neutraliser la peur de la mort, il ne faut rien changer : faire comme on a toujours fait, lutter contre les désirs d’innovation, faire confiance aux ancêtres et aux coutumes, cesser de nous croire exceptionnels. Hériter, imiter, répéter : voilà la seule et unique voie de ce salut très fataliste qui fait une confiance aveugle au groupe et se méfie de l’individu. C’est le conservatisme total du monde d’avant, pour lequel « changer les mentalités et les comportements » aurait été une abomination. Le contraste est tout aussi grand avec le « salut antique » des philosophes grecs. L’idée même de protection de la nature aurait fait hurler de rire Socrate, Aristote ou Epicure. Pour un Grec ancien, la nature est ce qui est éternel et divin ; ce par rapport à quoi l’homme est tout petit. Tout naît, tout croit, tout meurt : voilà ce qu’est la nature (physis) qui ne s’arrête jamais. Le seul salut possible pour l’homme consiste à (re)trouver sa place dans ce flux impitoyable. On se sauve par la nature (en la connaissant et s’y ajustant), mais on ne sauve pas la nature ! Troisième réponse, le « salut chrétien ». Pour lui, l’écologisme est une véritable hérésie. La raison ? Il n’y a qu’un sauveur du monde : Jésus, Salvator mundi, qui en a pour ainsi dire le monopole. Et c’est seulement en ayant foi en lui que le petit humain pourra espérer se sauver de la mort, ce qui passe à la fois par des actes et par la grâce. La Création mérite certes des égards, mais aucun humain ne peut prétendre la sauvegarder. Le « salut communiste » reprend la logique chrétienne, avec plusieurs déplacements : le Parti à la place de l’Eglise, son chef à la place du Christ, le Capital au lieu des Evangiles et l’abondance sur Terre plutôt que le paradis au Ciel. Aucune place n’est faite aux limites de la planète, car, pour lui, se sauver, c’est contribuer à la société sans classe. Une cinquième offre possible sur le marché du salut est « le développement personnel » ou self help. Pour elle, il est possible de se sauver soi-même, indépendamment de dieu, du monde et des autres. Ma petite personne devient le seul critère d’une vie réussie qui ne visera pas plus loin que le souci de soi, la santé du corps et l’intensité de l’existence. Sa devise pourrait être le fameux « jouissez sans entrave, vivez sans temps mort » de Mai 68 ou si elle avait le sens de l’humour (ce qui est rarement le cas), ce mot de Pierre Dac : Je préfère « le vin d’ici à l’au-delà ». Dans ce panorama, l’écologisme offre une voie originale mêlant les ingrédients du passé. Il renoue avec l’esprit des religions séculières, notamment le communisme, mais avec un dogme renouvelé, où la science est suspecte. Il prône certes une révolution anticapitaliste, mais sans avenir radieux, puisque l’apocalypse climatique semble inévitable ; et plutôt conservatrice contre la modernité industrielle. On y retrouve aussi le culte païen de la Nature, mais associé à la toute-puissance de l’individu et l’espoir de retrouver une ferveur collective. Enfin il impose des normes de vie quotidienne, notamment alimentaires, dans une époque qui a prétendu s’en défaire. Bref, il répond à bien des aspirations contradictoires du présent, d’où son succès. Avec lui, chacun peut espérer se sauver en lavant la Nature des péchés des humains. C’est un séduisant recyclage spirituel dans un temps réputé en panne de sens !

Illustration parmi d'autres : A l'occasion d'une conférence sur la démocratie dans un établissement privé catholique, je posais la question : « Qui est pour sauver la planète ? ». Dans le quart de seconde, toutes les mains se lèvent. Mais à cette autre question : « Qui est pour sauver son âme ? » ; il n'y eut d'autre retour qu'une incompréhension manifeste  …

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