mercredi 23 septembre 2020

Sauvons le débat !

 Paru dans Le 1, 16 octobre 2020. (version étoffée d'un post précédent).


            Le dessin est fameux ! Signé Caran d’Ache, il paraît dans Le Figaro le 13 février 1898. On y voit un dîner de famille où le patriarche, docte et souriant, s’adresse à sa tablée joviale du dimanche : « Surtout : ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ». Le carton suivant montre un pugilat général, entre tous les membres du clan, à coup de poings et de fourchettes, sous-titré par cette sobre légende : « Ils en ont parlé … ».




            C’est le portrait craché de ce qu’est devenu notre espace public, à ceci près que les réseaux sociaux ont remplacé le repas dominical. Si je tente un classement « au doigt mouillé », des querelles qui clivent, arrivent en tête les relations homme/femme (pour ou contre Polanski) ; le salut de la planète (pour ou contre Greta Thunberg) ; le rapport à l’Islam (pour ou contre l’islamophobie) ; le rapport à l’antisémitisme (pour ou contre « quand même, ils sont partout ») ; le racisme systémique, les violences policières, etc. Ce sont les sujets sur lesquels on ne peut plus parler sans déchaîner la tempête et encourir des risques sur sa réputation, sa tranquillité, voire son intégrité physique. Sur ces sujets, les fusils sont prêts à tirer ; la cavalerie prête à charger. Dès le premier mot, l’argumentation cédera à l’indignation. Chacun a en stock son petit lot d’informations d’expert en herbe (plus ou moins vraies et plus ou moins complètes) qu’il crachera d’emblée pour faire porter l’opprobre sur son abject opposant.

            Je n’échappe pas cette règle, (et comme toi, cher lecteur, je participe à cet immense champ de bataille), même si je pense que, sur chacun de ces sujets, il reste possible d’accéder à une opinion robuste, plausible, raisonnable, et — osons le gros mot — : vraie ! La vigueur des clivages m’incite pourtant à penser que là n’est pas le vrai but. Alors qu’il serait assez aisé d’atteindre sinon le vrai au moins le constat de désaccords réels, nous voulons plutôt la confrontation pour elle-même. Nous désirons nous chercher querelle, comme on disait jadis. Il est tentant d’accuser les réseaux sociaux de cette conflictualisation de l’espace public. Ce n’est pas faux, mais cela reste aussi peu probant que d’accuser les armes d’être la cause des assassinats. Les réseaux augmentent les effets, mais ne sont pas la cause.

            D’où vient alors le goût du clash dans le monde pourtant pacifié de la démocratie publique ? Il me semble qu’il vient combler quatre manques profonds de nos sociétés contemporaines : on s’y sent perdu, on s’y sent seul, on s’y sent impuissant, on s’y retrouve sans but … Quel remède apporte la polémique à ces quatre maux ?

            • Si on se sent perdu, c’est que l’accroissement des connaissances et des informations rend le monde illisible. Sur chaque sujet de l’agenda public, nous avons le sentiment qu’il faudrait travailler des années pour atteindre une maîtrise acceptable, digne de notre métier de citoyen. D’où le recours à deux formes de dopage intellectuel en guise de clés : le complot ou la guerre. Le scénario du complot nous permet de tout expliquer sans avoir besoin de rien démontrer. C’est même l’absence de preuve qui atteste, au contraire, la réalité d’une conspiration, d’autant plus puissante qu’elle avance masquée. Quant au scénario de la guerre, il nous situe en une logique binaire formidablement rassurante : il y a, d’un côté, les gentils (en général, des victimes majoritaires en fait, mais relégués en droit) et, de l’autre, les infâmes salauds (les puissants). Le monde redevient alors simple et lisible : c’était déjà le cas avec la lutte des classes et la lutte des races ; et cela continue avec la guerre des sexes, le conflit des générations (ok boomers !) ou le clash des civilisations. Grâce au clivage, le monde redevient enfin clair !

            • Si on se sent seul, c’est que l’individualisme détruit beaucoup de sociabilités traditionnelles et peine à en reconstruire de nouvelles, qui, même réédifiées, demeurent fragiles. A l’âge démocratique, la personne est certes sacralisée, mais sans personne autour d’elle. Comme disait l’humoriste Muriel Robin : « J’ai une vie privée ! Privée de tout, c’est vrai, mais privée quand même ! ». Et là, miracle ! Par la grâce d’une belle polémique chacun va pouvoir retrouver des frères d’armes ou des âmes sœurs ; chacun pourra intégrer une communauté d’indignation, qui mettra un terme à son isolement ! Le désert affectif pourra se compenser (un peu) par l’activisme combattif. Les réseaux sociaux favorisent cette reconstruction d’une bulle spéculative homogène, d’autant plus rassurante que la majorité de nos « amis » est, par définition, d’accord avec nous ! D’où cette conviction que, quoique nous pensions, nous sommes majoritaires, donc dans le vrai.

            • Si on se sent impuissant, c’est que la démocratie nous a tant promis ! Elle nous a promis que le peuple serait maître de son destin, que les individus seraient égaux en dignité. Nous sommes déçus, car nous constatons tous les jours exactement le contraire : dépossession et mépris. A l’extérieur, les nations occidentales perçoivent que la mondialisation leur fait perdre la main et les relègue de la conduite de l’histoire. A l’intérieur, les individus-citoyens voient qu’ils comptent peu, et que leurs actions et volontés sont bridées de tous côtés. Au quotidien, nous sommes tous confrontés à des murailles d’impossibilité du fait de contraintes qui sont, par ailleurs, autant de « progrès » : l’empire du droit, le triomphe des contrôles, l’apothéose des règles, … Or, l’indignation nous redonne le sentiment de la maîtrise : « je tweete, je like, je partage ; donc je suis et je fais ».

            • Si on se retrouve sans but, sans perspective, sans horizon, c’est que, après le désenchantement du monde et la fin des idéologies, l’avenir est devenu à la fois muet et opaque. D’où la séduction paradoxale du scénario de la fin du monde. L’apocalypse noire reprend du service après une longue retraite, recyclée en vert à l’âge hypermoderne. Après l’avenir radieux, c’est le futur piteux qui devient le nouvel horizon de la panne de sens. Il conserve pourtant la même fonction : la perspective du salut. On devrait être surpris de son étonnant retour en grâce à l’âge laïque ; mais, de fait, il faut tout sauver : l’école, la recherche, la retraite, l’hôpital, et last not least la planète. Tout cela exprime pourtant une et même seule cause : il faut sauver le salut ! C’est là le point de clivage ultime et sérieux ; il se situe entre ceux qui se prétendent Salvator mundi (sauveur du monde) et ceux qui, plus modestement, ne cherchent qu’à le penser, et éventuellement l’améliorer un peu.

 

            Car cette voracité conflictuelle n’est pas une fatalité. Et l’on peut répondre aux quatre défis de notre temps, sans sombrer dans la guerre totale. Il nous « suffit » de retrouver le goût du désaccord, la saveur de la complexité et le plaisir des petits pas. Plus facile à dire qu’à faire ? Voire ! C’est possible grâce à une simple hygiène personnelle.

            Dans la Sorbonne médiévale, pour les examens, on pratiquait la disputatio, une joute oratoire, où chaque candidat devait défendre une thèse imposée. Cet exercice forçait à trouver de bonnes raisons de plaider à rebours de ses idées. Cela n’obligeait pas d’en changer, mais permettait de « penser à la place d’autrui », et, de pouvoir ensuite mieux le convaincre (puisqu’on l’avait compris).

            C’est tout le paradoxe de notre époque : réputée pluraliste et ouverte, elle semble haïr le désaccord. La moindre contradiction est perçue, non comme une contrariété, mais comme une offense, voire un préjudice grave, qui exige réparation : censure, procès, coups ou campagne de délation sur les réseaux sociaux.

            Réhabilitons donc la disputatio. Et, par la même occasion, la culture générale contre l’expertise. Car c’est elle qui nous révèle les saveurs de la complexité. Grâce à elle, on met les savoirs en culture, on établit des ponts entre les faits, on trace des routes entre les signes. La théorie du complot fait pareil, dira-t-on. Certes, mais, elle, ne doute jamais ; pas même de son doute ! A l’inverse, la culture générale s’atteste dès qu’on mesure l’ampleur de sa propre ignorance. C’est ce que disait Joseph Joubert, secrétaire de Diderot et ami de Chateaubriand, quand il regrettait en 1809 (déjà !) la disparition des anciens collèges : « On sortait des anciennes écoles avec une ignorance qui se connaissait et un savoir qui s’ignorait. On les quittait avide de s’instruire encore, et plein d’amour et de respect pour les hommes qu’on croyait instruits ».

            Cette gratitude modeste permet enfin d’éviter le délire tout-puissant de tout changer et de convertir le monde entier. Elle nous fait préférer la réforme à la révolution, les petits pas aux grands soirs, l’acte efficace aux postures.   

            Tout cela résumé s’appelle le sens commun. Kant le définissait par ces trois maximes : « penser par soi-même » (ou pensée éclairée) ; « penser en se mettant à la place d’autrui » (ou pensée élargie) ; « penser en accord avec soi-même » (ou pensée conséquente). Si on les oublie, il n’y a plus ni sens ni commun. Si on les cultive, le débat est sauvé.

Salvator disputationis !

 


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