lundi 19 septembre 2022

Démocratie par les voix vs démocratie par le droit

 Démocratie par les voix vs démocratie par le droit 


La séance du Collège de philosophie du 20/09/2022 (viso, 18h) sera consacrée à cette thématique : inscription via : https://collegedephilosophie.blogspot.com/

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Au cœur des régimes libéraux occidentaux se creuse un nouveau clivage entre deux horizons possibles pour la démocratie. Car que veut-on exactement ? Aspire-t-on à une extension des droits individuels ou espère-t-on une meilleure expression de la volonté générale ? Désire-t-on une démocratie par le droit ou une démocratie par les voix ? 

Les deux perspectives ont leur avantage et leur inconvénient entre lesquels il va falloir néanmoins choisir, et vite. La démocratie par les voix est fidèle au sens originel du terme (« gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », comme disait Lincoln), mais elle se heurte à une difficulté que Proudhon avait résumé par une formule choc : « le peuple n’est guère démocrate ». Il arrive donc que son suffrage, y compris majoritaire, produise des effets désastreux : terreur, oppression des minorités, mesures liberticides, goût pour les despotes … Raison pour laquelle cette volonté du peuple fut encadrée par le régime de l’Etat de droit. 
Mais pas n’importe quel droit ! Le droit par lequel un peuple s’oblige à rester fidèle à lui-même, c’est-à-dire, d’une part, le droit des droits de l’homme en société (1789), qui pose des limites aux tentations fréquentes de renoncer à la liberté, à l’égalité ou à la fraternité. Et, d’autre part, le droit de la Constitution, qui précise comment la volonté générale doit s’exercer. Sans ce droit-là, il n’est pas de peuple souverain, mais un demos tyran, voire une simple foule qui souvent, comme le disait Hugo : « trahit le peuple ». 
La démocratie par le droit peut donc sembler l’héritière de la démocratie par les voix qu’elle conditionne et perfectionne. Mais elle non plus n’est pas sans inconvénient et l’on s’aperçoit de plus en plus qu’elle peut aboutir, degrés par degrés, à une véritable trahison du peuple. On peut même se demander si nous n’assistons pas à un véritable changement de régime : le passage de la démocratie (ou pouvoir du peuple) à la nomocratie (ou pouvoir de la norme). 
Cette évolution subtile doit être examinée avec nuance, car sa dénonciation ne saurait en aucun cas conduire à remettre en cause l’idée fondamentale d’Etat de droit. Simplement, il faut constater que cette notion s’englue dans le flou. 
Il y a d’un côté un Etat de droit (Rechtsstaat) au service du peuple et, de l’autre, un état de droit (Rule of Law) qui fonctionne sans le peuple (demos) et contre le pouvoir (cratos). 
Sans le peuple, car des organes juridictionnels non élus inventent ou étendent des principes juridiques, par pure déduction ou évolution jurisprudentielle, sans qu’ils fassent l’objet d’aucun débat démocratique. 
Contre le pouvoir, car celui-ci est perçu par le droit nouveau comme essentiellement oppressif à l’égard des libertés individuelles, des identités particulières et des minorités ; et, par ailleurs, indifférent au salut de la planète. Ce nouveau droit se donne donc la mission (très politique) de sauver l’individu et la planète des dangers que le Peuple et que l’Etat lui font courir. 
Trois phénomènes sont à la source de cette évolution. 
Il y a d’abord un demos qui a honte de son cratos, ou, pour le dire plus clairement, une défiance générale à l’égard de la politique. « Tous les arts ont produit des merveilles, disait Saint Just, seul l’art politique n’a produit que des monstres ». Propos surprenant de la part de l’archange de la Terreur, mais qui est devenu l’air du temps, y compris chez les élus eux-mêmes. Conséquence : ne s’estimant plus légitimes pour décider, ils font appel à des « autorités indépendantes » ou laissent les tribunaux trancher à leur place. Le succès du terme de gouvernance à la place du démodé gouvernement, indique assez ce rêve fou d’un pilotage automatique de la cité … qui vire assez logiquement en cauchemar ! Car, pourquoi faudrait-il voter pour des élus qui n’osent plus agir ? L’abstention massive est la conséquence moins d’une prétendue « crise de la représentation » que de ce renoncement du politique à la politique. 
Le deuxième phénomène est celui d’un droit mutant — et il excuse en partie les élus incriminés. Car, dans la rase campagne de la désertion politique, dont les citoyens indignés se font les complices, un droit nouveau s’épanouit, tentaculaire et gigantesque. C’est un droit obèse, mais aussi complexe et dégradé. L’hypertrophie juridique, dénoncée par les Cours elles-mêmes (voir les rapports réguliers du Conseil d’Etat), est sidérante : elle ridiculise l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » ; et, plus encore, l’exigence de la comprendre, puisqu’elle devient illisible même pour le spécialiste. Résultat : au droit protecteur s’est substituée l’insécurité juridique, avec, comme effet pervers supplémentaire, la baisse de qualité. Un droit mou, flou, bavard, langue de bois, bien-pensant, … : trop de normes produisent de mauvaises normes qui causent plus de normes dans des procédures sans fin et des recours incessants. L’autorité de la chose jugée en pâtit et on comprend que la fonction de décider soit devenue, dans ce contexte, plus délicate : c’est un euphémisme. 
Le troisième phénomène qui accompagne cette dérive est la montée en puissance d’une idéologie, dont l’expression emblématique se trouve dans la Commission, dite de Venise, intitulée explicitement Commission européenne pour la démocratie par le droit. Organe consultatif du Conseil de l’Europe, créée en 1990 dans l’euphorie de la chute du mur, elle considère que la démocratie n’a qu’accessoirement besoin du peuple pour fonctionner et que les seuls vrais démocraties sont en vérité les juges, notamment ceux de la CEDH. Ces idées se diffusent au cœur de l’Union européenne, dans les Cours suprêmes nationales et jusqu’au moindre des tribunaux administratifs. Cette doctrine d’un droit sans le peuple et contre l’Etat a atteint désormais son rythme de croisière. Les Cours jonglent avec les principes, en inventent de nouveaux, les appliquent de manière inédite, somment l’Etat d’agir ou, au contraire, l’empêchent d’agir, … bref, elles font de la politique sous couvert de neutralité juridique. 
« Si l’Etat est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons », disait Paul Valéry. Aujourd’hui nous périssons écrasé sous le droit d’un Etat impuissant. Cette doctrine est régulièrement dénoncée, dans ces colonnes, par Jean-Eric Schoettl et Pierre Steinmetz, respectivement ancien secrétaire général et ancien membre du Conseil Constitutionnel, ainsi que par bien d’autres juristes et politiques lucides. Comme eux, je pense qu’elle constitue la menace la plus grave pour nos démocraties libérales, non seulement parce qu’elle nous expose aux séductions autoritaristes des régimes illibéraux, mais surtout parce qu’elle trahit la promesse démocratique selon laquelle le peuple doit avoir, autant que faire se peut, la maitrise de son destin. Bref, loin d’être l’accomplissement de la démocratie, la nomocratie en est sa négation suprême. C’est pourquoi contre l’impérialisme du droit, il faut redonner de la voix aux voix, c’est-à-dire à la politique. Sinon, l’adage attribué à Cicéron deviendra notre régime de croisière : Summum jus, summa injuria - Droit extrême, injustice suprême.

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