samedi 23 avril 2022

Entretien pour Le Point

Entretien pour Le Point (lien avec le numéro)

LP: Souscrivez-vous à l’idée d’un remake de 2017 pour ce deuxième tour ? 
PHT: L’élément nouveau est cette Bérézina des partis classiques, - certes provisoire, car ils vont renaître lors des législatives- , mais qui traduit leur rupture avec l’élection principale. Le grand défi des régimes représentatifs a toujours été de rallier le peuple à des institutions par définition élitistes, puisqu’occupées par des « élus ». Deux méthodes ont existé : le clientélisme, — échanger les voix contre de menus services — ; et le Parti, c’est-à-dire forger une petite société qui a vocation à remplacer à terme la grande société. En militant, on se forme, on se marie, on récite le dogme. Ces deux logiques se sont effondrées au profit d’une troisième encore très incertaine. C’est le « Mouvement » : alliance ponctuelle et éphémère, sans contenu idéologique clair, mais soudée par un esprit de conquête sous l’égide d’un chef. La REM comme les Insoumis en sont l’illustration. Le score de Mélenchon le révèle, lui qui réunit, par la seule grâce de sa personne, l’ultra-gauche, le wokisme, la gauche sociale et les socio-démocrates qui ont voté RN dès le premier tour. Le temps des blocs idéologiques est révolu, bienvenue dans l’idéologie molle où toutes les motions de synthèses sont possibles. On est passé du menu à la carte, et il n’est pas interdit de commencer par le dessert. 
LP: Dans une telle recomposition, que devient le débat? 
PHT: Il se complique, ce qui en soi n’est pas une mauvaise chose. Je n’ai aucune nostalgie à l’égard des clivages partisans, aussi cloisonnés que prévisibles. Mais la cohérence des oppositions devient moins lisible. A la limite, Proudhon, Marx, Jaurès, Tocqueville ou Joseph de Maistre, … pourraient être mobilisés par tous les candidats ! Cela fait un peu tambouille et le citoyen peut se sentir perdu. 
LP: Cela, c’est pour la déconstruction. Mais voyez-vous se dégager un élément de construction? 
PHT: A la différence de 2017 où Fillon était arrivé en 3e position, nous avons désormais trois blocs clairs (à +/- 25%), qui expriment trois visions différentes de la démocratie. Dans ce régime, — faut-il le rappeler — il y a deux termes — demos (peuple) et cratos (pouvoir) — qui ne sont guère facile à articuler tant ils semblent incompatibles. Notre modèle libéral les associe en les limitant : pas trop de demos (mais des élus), pas trop de cratos (mais une division des pouvoirs). C’est un équilibre instable et toujours décevant. Il suscite deux tentations inverses. Celle de la démocratie radicale, parfaitement incarnée par Mélenchon, qui aspire à moins de pouvoir (et plus d’horizontalité), et celle de la démocratie illibérale, représentée par Marine Le Pein, qui prône plus d’efficacité du pouvoir (sécurité, immigration, limitation du contrôle juridique …). Une même mesure — le referendum — aura chez eux deux sens différents : établir la participation civique à gauche ; booster la puissance politique à droite. Pour Marine Le Pen, le peuple est supérieur au droit ; pour Mélenchon, il est supérieur au pouvoir. Entre les deux, le projet de Macron est celui d’une réforme de la démocratie libérale qui cherche à lui ajouter un peu de peuple (conventions citoyennes) et un peu de pouvoir (Europe puissance). Cette trilogie correspond à l’évolution mondiale du terme de démocratie. Du côté des « démocraties » illibérales, ce qui prime c’est l’efficacité du pouvoir pour le bonheur du peuple (au détriment des libertés et des droits). C’est le discours, né à Singapour, qui s’étend en Chine, en Russie, en Turquie … Du côté des démocraties « radicales » triomphe l’idée d’une extension des droits, des libertés et des identités individuels (même si c’est au détriment de l’intérêt général et national). 
LP: L’un des piliers de la démocratie libérale est l’affirmation du progressisme, or, Emmanuel Macron, dans son interview au Point, semble y renoncer au profit d’un « progrès du quotidien ». 
PHT: Je note un net infléchissement du macronisme. Le progressisme, c’est la conviction d’un sens de l’histoire mondiale vers plus de prospérité, plus de droits, plus de liberté, et donc plus de bonheur. Tous les obstacles à cette marche triomphante doivent être balayés comme inadaptés. L’idée de « progrès du quotidien » est beaucoup plus prudente. Elle rejoint à certains égard la thématique du « pouvoir d’achat » de Marine le Pen, à condition de bien comprendre que le mot important de ce slogan n’est pas « achat », mais « pouvoir ». Le cœur de la crise démocratique est le sentiment de dépossession. On ne maîtrise plus grand chose dans sa vie, dans son travail, dans les choix politiques. La mondialisation, l’e-médiatisation, l’empire du droit, la complexification des enjeux : tout cela construit des murailles d’incompréhension et d’impossibilité qui précarisent les parcours de vie, parfois déjà fragiles. Ce sentiment d’impuissance se transforme en colère quand il perçoit qu’on a présenté comme progrès ce qui n’était en vérité que saccage : désindustrialisation, délocalisation, négation des frontières, immigration impensée, pédagogisme, fragmentation de la puissance publique, mise en péril du cadre commun au nom de l’« inclusion »,… Le retour du tragique et de la guerre met à mal le progressisme naïf sans qu’il faille pour autant désespérer du progrès. 
LP: Emmanuel Macron définit la crise de la démocratie comme une “crise du courage politique”. Partagez-vous ce diagnostic ? 
PHT: S’il suffisait du courage ! Je me méfie du mélange des genres entre morale et politique. D’ailleurs, le courage est une vertu qui n’est pas toujours morale : un terroriste est courageux ; Poutine est courageux … Bref, le courage ne nous dit rien de ce pour quoi il s’exerce. J’ajoute que faire de la politique aujourd’hui est en soi courageux. Accepter de s’exposer aux attaques, au mépris et à l’ingratitude de ses concitoyens : voilà qui force mon admiration. Et je m’étonne qu’il y ait encore autant de personnes pour choisir cette vie. On dira que c’est parce qu’ils ont le goût du pouvoir. Certes, il en faut, mais il faut aussi le sens du service et « l’amour des gens », sans quoi cette fonction serait insupportable. Plutôt que du courage, je dirai qu’il faut aujourd’hui de la prudence, au sens d’Aristote, c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre les bons moyens pour parvenir aux bonnes fins. Cela vaudrait d’ailleurs aussi pour le citoyen autant que pour l’élu. La prudence, c’est la sagesse du « comment faire ? » 
LP: Quelle serait la solution à l’égard de la proportionnelle, thème porté par Marine le Pen et promesse de campagne d’Emmanuel Macron ? 
PHT: Il faut là choisir entre deux inconvénients. D’un côté, il est clair que le RN n’est pas assez représenté à l’Assemblée. D’un autre côté, la proportionnelle reste un risque dans la quête d’une majorité. Mais surtout ce système de scrutin, même aux deux tiers, produit des députés hors sol, sans ancrage territorial. Leur désignation relève d’une pure logique d’appareil. Pourtant, s’il faut faire un choix, l’anomalie principale me semble être aujourd’hui l’absence du RN. 
LP: La tradition française peut-elle s’accorder à une coalition qui semble s’imposer, après les législatives, quel que soit le résultat du scrutin? 
PHT: On loue la formule allemande, qui repose sur la culture du compromis, mais qui a un désavantage, en cas de crise non prévue par la plateforme commune. En comparant les programmes, je ne vois pas sur quoi pourraient porter des accords de gouvernement. Tout au plus pourrait-on décider de sujets de référendum, sur les retraites - pour se rapprocher de la gauche et des syndicats - sur l’immigration, comme l’avait proposé Valérie Pécresse. Mais la tradition française consiste à négocier sur des circonscriptions plutôt que sur des idées. 
LP: La pandémie semble avoir ancré chez les deux candidats l’idée dominante de l’Etat protecteur. N’est-ce pas là l’autre grand tournant ? 
PHT: J’avoue qu’en entendant les candidats dire : je veux protéger les Français, j’ai toujours un petit frisson de crainte. Mais soyons honnête, ce fut indispensable et efficace dans la crise Covid-19 : cela a sauvé des vies et des emplois ! Il convient pourtant toujours d’ajouter qu’à côté de l’Etat protecteur, il faut l’Etat émancipateur. C’est la formule de Paul Valéry : « si l’Etat est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons ». Et l’Etat est aujourd’hui assez fort pour empêcher ; mais trop faible pour inciter : il s’est déshabillé de sa puissance, fragmenté en de multiples cercles de décisions et d’agences concurrentes ; il s’est soumis à des abus de contre-pouvoirs qui, focalisés sur leurs prérogatives, en viennent à oublier l’intérêt général. Les préfets, par exemple, n’ont plus d’autre pouvoir que de réunir les acteurs locaux autour d’une table. Un ancien préfet me citait le cas d’une négociation avec les syndicats dans une usine en faillite interrompue par les huissiers envoyés par l’URSSAF. Echec assuré ! L’impuissance publique est vraiment le cœur de la crise.

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