vendredi 29 avril 2022

Entretien pour le Figaro (29/04/2022)

 Voici l'entretien en version complète (propos recueillis par Eugénie Bastié) : 

La victoire d’E. Macron est entachée par la montée du vote protestataire (près de 70% au 1er tour) et de l’abstention (plus de 28% au 2e tour). Quelle leçon en tirer ? 

Sans nier ces données, il faut éviter les faux procès en illégitimité. 58,5 % au second tour constitue une victoire claire et nette. D’autant que pour la première fois depuis 1976, un président est réélu sans cohabitation et une majorité de gouvernement est reconduite au-delà d’un seul mandat. La seule exception — la transition Chirac/Sarkozy — n’en est pas une, car elle relevait d’une « rupture » assumée. Nous vivons donc un continuité gouvernementale inédite depuis plus de 40 ans ! A voir si elle se confirme — et dans quelles conditions — lors des législatives. Mais cette réussite a deux limites. D’une part, le premier quinquennat d’E. Macron a été marqué par trois crises majeures : les gilets jaunes, la Covid-19 et la Guerre d’Ukraine. Ces trois tempêtes ont totalement brouillé les repères et les cadres habituels du débat politique en France. Nous n’avons pas fini d’en mesurer les effets. D’autre part, les résultats du premier tour ont révélé l’ampleur de la marginalisation des partis traditionnels (PS et LR) au profit non seulement de courants plus radicaux (FI et RN), mais aussi d’une abstention massive. La France « qui dit Non » est devenue majoritaire, quelle que soit la manière dont on interprète le clivage. Social : France d’en bas vs France d’en haut ; idéologique : bloc identitaire vs bloc élitaire ; intellectuel : sphère de la protestation vs cercle de la raison. 

Mais, cette France-là, à qui dit-elle Non ?

Elle dit Non aux responsables politiques, juridiques et économiques, très efficaces pour démolir, mais impuissants à reconstruire. Ils inventent l’Europe, mais oublient ses frontières ; ils ferment les usines, mais occultent les vies dévastées ; ils ouvrent des centres commerciaux, et tuent les centres-villes ; ils augmentent les droits individuels, mais détruisent la sécurité collective … Et quand, par miracle, ils construisent, ce sont des murailles d’impossibilités, des règles tatillonnes, des lois incohérentes, qui entravent l’action, défient le bon sens et découragent l’initiative. La France qui dit Non, le dit d’abord aux aveux d’impuissance des puissants : « C’est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout » disait Talleyrand. 
Elle dit Non aussi aux minorités actives qui ont pris le pouvoir et s’exonèrent sans vergogne des règles collectives pour bloquer et déconstruire au nom d’une vision très particulière de l’intérêt général. Sauver la planète, lutter contre le racisme « systémique », achever un patriarcat moribond, accueillir tous les migrants, détruire le capitalisme : ces causes sont justes ! Pourquoi faudrait-il en débattre alors qu’il est urgent d’agir ? Cette pression intolérante du « Bien », exaspère la France en colère, mais lui montre l’exemple. Inutile d’aller voter ! Il faut protester, hurler et détruire, conditions pour être vu et entendu ! 
Elle dit Non, enfin, aux élites intellectuelles et médiatiques qui profitent de leur droit de tirage dans l’espace public pour déverser, non pas les instruments de l’intelligence du monde — ce qui est leur mission — mais des idéologies aussi antagonistes que péremptoires : « Guerre des races, des sexes, des générations, des classes, des territoires, des civilisations. Choisissez votre guerre civile, messieurs-dames, y a l’embarras du choix ! Et on peut même en avoir plusieurs pour le prix d’une ! » 
Mais cette France qui dit Non tend aussi à se gargariser de son indignation. Enfermée dans sa colère, elle impute au gouvernement la hausse des prix causée par la Covid et la guerre en Ukraine ; elle s’offusque qu’il tarisse l’argent magique du « quoi qu’il en coûte » alors qu’il s’agit d’une dette collective ; elle lui reproche son ultralibéralisme dans le pays champion du monde des dépenses sociales ; elle l’accuse d’accroître les inégalités dans le pays où elles sont les plus réduites ; elle le soupçonne d’empoisonnement avec un vaccin … gratuit ! « Nul ne ment autant que l’homme indigné », disait Nietzsche. 
Voilà ce que sera le grand défi du second quinquennat d’E. Macron : séparer le Non bon grain du Non ivraie ; celui qui révèle la crise de la démocratie et celui qui promeut sa destruction. Il faudra écouter le premier ; dénoncer le second. Tâche ardue, car la colère ne souffre guère la nuance ! 

Le second tour de la présidentielle a finalement été conforme à ce qui était prévu depuis cinq ans. Le face-à-face entre un « parti unique » rassemblant les « raisonnables » de droite et de gauche et les populistes est-il désormais structurant pour la vie politique française ? Doit-on regretter la disparition du clivage gauche-droite qui organisait nos démocraties ? 

C’est une autre leçon du premier tour. Un clivage nouveau est apparu entre trois blocs (à +/-25%) qui expriment trois visions différentes de la démocratie. Dans celle-ci, — faut-il le rappeler — il y a deux termes — demos (peuple) et cratos (pouvoir) —, dont l’articulation n’a rien d’aisée. Notre modèle libéral les associe en les limitant : pas trop de demos (mais des représentants), pas trop de cratos (mais des pouvoirs divisés et bornés par des contre-pouvoirs). C’est là un équilibre instable et toujours décevant qui suscite deux tentations inverses. 
D’une part, celle de la démocratie radicale, parfaitement incarnée par J.-L. Mélenchon, qui aspire réduire le pouvoir vertical au profit de l’horizontalité participative. D’autre part, celle de la démocratie illibérale, prônée par M. Le Pen, qui vise l’efficacité du pouvoir (sécurité, immigration, limitation du contrôle juridique …). Ainsi, une même mesure — le referendum — a chez eux deux sens différents. 
Chez le premier, il vise à installer une « démocratie permanente » ; chez la seconde, il sert à s’exonérer des contrôles et des contre-pouvoirs. Ce nouveau clivage n’est pas spécifique à la France ; il est mondial. La Chine se pose aujourd’hui en leader du modèle illibéral. Elle est, selon ses propres dires, « la démocratie qui marche » (http://french.china.org.cn/china/txt/2021-12/04/content_77910546.htm) : ce qui prime, c’est l’efficacité au service du bonheur du peuple et au détriment des libertés et des droits. 
De l’autre côté, triomphe l’idée que la démocratie, c’est l’extension infinie des droits, des libertés et des identités individuels, même si cela doit se faire au détriment de l’intérêt général et national. Ce nouveau clivage reconfigure largement l’opposition gauche/droite. Et c’est entre ces deux projets que la démocratie libérale doit rechercher un nouvel équilibre entre demos et cratos. Voilà le défi pour E. Macron : lutter à la fois contre la crise de la représentation (déficit de demos) et l’impuissance publique (déficit de cratos), tout veillant à n’aggraver ni l’une ni l’autre. 

Est-ce possible dans une France qui semble de moins en moins gouvernable et où la tentation de la rue entre en concurrence déloyale avec le choix des urnes ? 

Il faudra beaucoup de doigté et plus de clarté ! Côté crise de la représentation, la priorité est de pallier l’anormale absence à l’Assemblée du RN (soit 13 millions de suffrages !). Le choix de la proportionnelle s’impose donc sans mettre en péril pour autant la stabilité gouvernementale. Il faut aussi renouer au plus vite avec un usage revivifié du referendum, par exemple sur l’immigration ou les retraites. Par ailleurs, après l’échec de la Convention Climat — très mal conçue —, on peut envisager des conférences de consensus sur des sujets délimités (par exemple, la fin de vie ou l’enseignement professionnel), mais, à condition de ne pas donner dans le « progressisme béat » et de pas favoriser la tyrannie de minorités actives et bruyantes. Côté impuissance publique, la nécessité de reprendre la main suppose d’arrêter de déshabiller l’Etat au profit d’autorités indépendantes qui, focalisées sur leurs prérogatives, en oublient l’intérêt général. Il faut aussi sortir de ce que j’appelle la « nomocratie » (ou l’empire des règles), c’est-à-dire d’un droit qui outrepasse ses attributions pour décider sans le peuple et contre l’Etat en matière de sécurité, d’immigration, de choix sociétaux … Voyez, en France, la légalisation de l’avortement, c’est une loi : la loi Veil (1974). Aux Etats-Unis, ce fut un arrêt de la Cour suprême (Roe vs Wade de 1973). Aucune raison d’importer cette dérive nomocratique qui nie l’esprit de la démocratie et le cœur de la République. Bref, les défis sont ardus, mais le sentiment général de crise ouvre aussi le champ du possible. En fait, la marge de manœuvre du Président réélu est réelle. Sa responsabilité est donc immense. On peut être inquiet, mais je regrette de voir émerger, à l’aube de ce nouveau mandat, tant de Schadenfreude de la part de responsables et de citoyens qui se réjouissent par avance de ses échecs. Drôle de manière d’aimer la France et la démocratie.

4 commentaires:

  1. "Elle (la France qui dit non) dit Non aux responsables politiques, juridiques et économiques, très efficaces pour démolir, mais impuissants à reconstruire". Et pourtant, il me semble bien que diriger au centre, c'est justement réformer pour éviter d'avoir à démolir, entretenir pour ne pas repartir de zéro. Ce qu'annonce vouloir l'extrêmement radical LFI. Et c'est dans cette aventure là,que les électeurs voudraient se jeter, du fait d'un dégagisme des élites actuelles, soupçonnées de toutes les turpitudes......

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  2. "Enfermée dans sa colère, (la France qui dit non)" Bien sûr, puisque la colère s'entretient dans des groupes Facebook, qui ne tolèrent pas la contradiction...Avez-vous tenté de contredire ces protestataires contre tout? Cela semble mission impossible de ramener de la raison dans ce milieu soumis aux passions tristes de la colère, de la rancœur, de l'envie....

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  3. Vers le milieu de l'article: "tout EN veillant à n’aggraver ni l’une ni l’autre."

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