lundi 30 septembre 2024

Entretien pour l’Express (27/09/2024)

Propos recueilli par Mattias Corrasco pour L’Express (26/09/2024)



Face à la grande confusion politique ambiante, on a finalement l’impression que les élections en France ne remplissent plus leur fonction de “juge de paix”. Est-ce un tournant sous la Ve République ? 
 Il faut prendre un peu de recul. La configuration politique est particulière, et je ne suis pas persuadé que les élections soient définitivement condamnées. Néanmoins, elles patinent structurellement depuis un certain temps pour une triple raison. La concurrence des sondages donne l’illusion d’une cartographie en temps réel de l’opinion. Les réseaux sociaux cultivent également une autre illusion : elle laisse penser que l’on peut capter aisément “les bruits du peuple”. Enfin, il y a une sorte de démonétisation de l’élection à travers les stratégies de l’activisme : pour un citoyen, il semble beaucoup plus efficace d’obtenir gain de cause par le coup d’éclat - les politiques y sont, hélas, souvent plus réceptifs - qu’en glissant un bulletin dans l’urne. À moyen terme, Emmanuel Macron a accentué le phénomène en exerçant une forme de maltraitance sur la logique électorale. Lors de son premier mandat, il s’est fait le chantre de la “moralisation de la vie politique”, un épisode désastreux selon moi car il sous-entendait que la République était immorale et que tous les élus étaient corrompus - Bayrou, en tête de ce dispositif, en a lui-même fait les frais. La convocation de la “Convention citoyenne sur le climat” a également brouillé le schéma électoral, sous-entendant à son tour que les parlementaires n’étaient pas le vrai peuple. En 2022, le président de la République n’a pas fait campagne pour sa réélection alors qu’il devait rebooster sa légitimité : la stratégie politique a été payante, mais elle n’est pas respectueuse des citoyens, en témoigne l’incertitude sidérante après sa victoire. Dans la foulée, il a, pour ainsi dire, déjà dissout l’Assemblée nationale, une semaine avant les législatives (septembre 2022), en annonçant la création d’un Conseil National de la Refondation destiné à traiter des vrais problèmes (en marge donc du Parlement). Enfin, la toute récente dissolution a créé un embouteillage d’élections sur des sujets extrêmement variés, alors que pour les législatives la seule question qui prévalait était la suivante : “Qui doit nous gouverner ?” 

Les procès en illégitimité du gouvernement de Michel Barnier font florès à gauche, mais également à droite quand des figures, comme Henri Guaino, estiment qu’il n’a “aucune légitimité démocratique”. Le malaise est également devenu une donnée sondagière : 74% des Français jugent qu’Emmanuel Macron n’a pas tenu compte des résultats des législatives. Que révèle ce sentiment, réel ou supposé, d’anomalie démocratique ? 

 Il révèle que la principale question de l’élection législative, au centre de la démocratie d’après moi, n’a été posée à aucun moment durant la campagne. La question de la gouvernabilité du pays a été dissoute dans un débat exclusivement négatif : “Qui ne doit pas gouverner ?” Il y a donc eu une triple campagne négative, anti-Macron, anti-Nouveau Front Populaire, et anti-Rassemblement national. C’est une conjoncture politique stricte à cette période, je ne la crois pas définitive, car le sacre du citoyen reviendra pour sûr. Mais dans la configuration extrêmement clivée dans laquelle nous nous trouvons, la situation est absolument désastreuse. L’unique perspective, à mes yeux, est l’attente d’autres élections. La seule légitimité du gouvernement aujourd’hui, somme toute non-négligeable, c’est qu’il faut qu’il y ait un gouvernement. La difficulté à le constituer a été gigantesque, sa durabilité n’en demeure pas moins incertaine, à en constater l’ampleur des couacs trois jours après sa nomination. Les Français peuvent tout à fait penser qu’il ne colle pas aux résultats des urnes, mais préfèrent-ils qu’ils n’y ait pas de gouvernement du tout ? La légalité n’est pas la légitimité, et de ce point de vue, Emmanuel Macron a respecté la loi, donc il n’y a pas de scandale démocratique sur le plan des institutions. D’autant que les formations et autres alliances politiques, à l’instar du NFP, qui mènent de front ce procès en illégitimité seraient, une fois au pouvoir, confrontées aux mêmes accusations. Car la situation révèle également qu’au fond, personne n’a gagné ces élections. 

 Un gouvernement peut-il retrouver une légitimité après les élections ? Il est peu probable que Michel Barnier demande la confiance des parlementaires… Mais par quel(s) autre(s) moyen(s), lui et son exécutif, pourraient-ils être réhabilités démocratiquement ? 

Je ne suis pas très optimiste sur cette affaire. La seule raison me permettant d’être optimiste, c’est la capacité de négociateur du Premier ministre, dont on a observé les qualités lors des négociations du Brexit, à faire voter un budget pour la France. À minima, les Français pourraient apprécier l’effort loyal d’un chef de gouvernement à trouver des compromis, bien qu’au regard du temps présent, ça n’est pas de ce minimum politique dont on a besoin. Le tragique de la situation mérite, d’après moi, d’être ébruité : plus on le dit, plus les Français en prendront conscience, et plus les efforts du Premier ministre seront perçus comme méritoires, et probablement payants. C’est une espèce de nivellement par le bas. Avec une difficulté majeure : le diagnostic de la maladie française n’est pas du tout partagé par l’ensemble de l’échiquier politique. Autrement dit, sur les questions décisives, il n’y a pas d’accord mais plutôt un franc-désaccord. Il y a ceux qui considèrent que les questions d’endettement, de sécurité et d’immigration sont tout à fait secondaires, et ceux qui en font une priorité. C’est ce qui fait, in fine, le plus défaut : la crise de la démocratie n’est pas une crise de la représentation. En l’espèce, l’assemblée est bien plus représentative qu’auparavant avec trois blocs très divisés. Le vrai cœur du malaise démocratique est une crise de la puissance publique. L’image que le politique, bien qu’il perçoive l’intégralité des problèmes, est impuissant face à tous les dossiers. Un sentiment d’une impossibilité totale, qu’on retrouve à l’intégralité des échelons de la démocratie. Il n’y a aucun autre moyen, c’est par l’action qu’il faut faire ses preuves. 

 Les différents partis politiques ont exprimé des lectures intéressées des résultats des élections : Emmanuel Macron raisonne en termes de “barycentre”, le RN en termes de nombre de voix, le NFP en quantité de sièges… Quelle lecture privilégier pour concilier ces différences d’appréciation, et comprendre réellement “ce qu’ont dit les Français” les 30 juin et 7 juillet derniers ? 

 Aucune de ces lectures n’est tout à fait judicieuse. Ce qu’ont dit les Français, c’est le grand malentendu des Français eux-mêmes : ils ont oublié que le but des législatives avait pour vocation la formation d’un gouvernement. C’est l’idée induite par les différentes campagnes et la dissolution, contribuant à ce qu’ils votent davantage contre l’éventuel accès au pouvoir d’une formation politique. 

 François Bayrou estime que cette élection n’a “pas désigné de vainqueurs”, ni de “premier”, affirmant que la première place du Nouveau Front Populaire était en réalité la victoire de “tous ceux qui ne voulaient pas du Rassemblement national”. Est-ce le rôle du politique d’interpréter les raisons invisibles du vote ? 

 Ça n’est pas le rôle du politique de le faire, en effet. Mais il le fera toujours ! L’enjeu est de savoir quel récit gagnera. On peut ne pas lui faire crédit de le faire, mais ça révèle également que l’élection n’est plus juge de paix. C’est un peu irresponsable, mais tout le monde le fait : Mélenchon était le premier, au soir du 7 juillet, à réagir en affirmant qu’il était arrivé en tête. Dans cette période, les responsables politiques de tous bords doivent, en responsabilité, faire attention aux mots qu’ils emploient. Certaines prises de parole ont des effets politiques qui peuvent être néfastes. Il y a surtout une forme de performatif dans l’initiative, et c’est aussi le sens de la politique : « dire, c’est faire », d’où la tentation de gagner la bataille du récit à défaut de triompher dans les urnes. 

 En d’autres termes, le front républicain doit-il contribuer à biaiser la lecture des résultats de cette élection, ou doit-on prendre le vote pour ce qu’il est dans un scrutin majoritaire uninominal à deux tours : la préférence pour un candidat plutôt qu’un autre ? 

 J’étais personnellement opposé au barrage républicain : la posture morale est une négation de la politique, et rend d’autant plus complexe la reconquête des 11 millions d’électeurs du RN. En réalité, il me paraît d’autant plus nocif pour la démocratie, car il nie le kratos et empêche donc de gouverner. La raison est simple et relève d’un paradoxe saisissant : le constat de l’impuissance publique suscite davantage d’impuissance publique. Le citoyen, conscient de cette faille, proteste contre l’impuissance publique et le rend plus impuissant en optant pour des offres politiques “hors-système”, qui contribuent à l’affaiblissement de l’État. C’est une sorte de cercle vicieux où le problème est alimenté par une solution que l’on cherche frénétiquement.

mercredi 10 juillet 2024

Tempête sur ma page Wikipédia

 Depuis peu de temps, j'apprends que ma page de présentation sur Wikipédia, fait l'objet d'une attaque en règle visant à me classer à l'extrême-droite — Je n'interviens pas dans les transformations successives de cette page, que je contemple avec accablement, mais je tiens à dire que cette dénonciation calomnieuse provient d'un seul article à charge du media Arrêt sur image, dont chacun connaît l'impartialité légendaire (!). Comme c'est tout à fait le droit de cette journaliste (Pauline Bock) à de considérer que je suis d'extrême droite ; il est également de mon droit le plus strict de déclarer que je me situe personnellement au centre-droit. Je suppose que Pauline Bock sait mieux que moi pour qui je vote et mieux que moi ce qui désigne en termes de philosophie politique ce qu'est l'extrême droite. Pour ma part, je me contenterai de dire que je ne partage pas son analyse que me semble sommaire et peu étayée … et que j'ai quelques arguments pour cela. Mais chacun jugera … 

  1. Pauline Bock, « Pierre-Henri Tavoillot, philosophe anti-gauche (et exrême-droitisé) [archive] », sur www.arretsurimages.net (consulté le )

jeudi 1 février 2024

Pourquoi fait-on des enfants ?

 Chronique LCP du 23/01/2024



Bonsoir Pierre Henri Tavoillot, le nombre annuel de naissance en France est passé sous la barre des 700 000 en 2023 ; le nombre d’enfants ne permet plus le renouvellement des générations (1,6), et cette situation inquiète le président et quelques autres personnes. 

Mais pas tout le monde, puisque la députée Sandrine Rousseau a affirmé, avec l’esprit de contradiction qui la caractérise, je cite, que « la baisse de la natalité était au contraire rassurante » (TF1). Elle justifiait son propos de deux manières : en tant que féministe : « Les utérus des femmes ne sont pas une affaire d’Etat : chaque femme est libre de choisir de faire des enfants ou pas » — Propos un peu contradictoire avec une de ses affirmations constantes selon laquelle « le privé est politique » : passons, d’autant qu’aucune des propositions n’oblige à rien. Le second argument « en tant qu’économiste », est lui tout à fait cohérent : elle vise une politique de la « décroissance » au nom de la protection de l’environnement qui lui paraît infiniment plus importante que les impératifs de puissance économique et géopolitique de la France et que la viabilité de son système social. 

Depuis le propos du président, beaucoup (comme David Lisnard, maire de Cannes, ce matin dans Le Figaro) ont avancé leurs propositions pour une politique nataliste. 

Oui, le débat est ancien (faut-il rappeler Alfred Sauvy ?) mais il néglige parfois une question toute simple qui a passionné les philosophes : pourquoi fait-on des enfants ? Il y a plusieurs types de réponse. 
La première est biologique et consiste à dire que nous sommes les jouets de la nature : celle-ci se sert de nos passions sexuelles et amoureuses pour son objectif de perpétuation de l’espèce. 
La deuxième est culturelle : si nous faisons des enfants, c’est pour neutraliser un peu la peur de la mort. Grâce à eux, et parce qu’ils nous ressemblent, nous trouvons un petit moyen de durer, de transmettre un nom, une terre, un héritage, un souvenir, … l’enfant est un ersatz d’immortalité. 
Il y a une troisième raison, plus spirituelle, que l’on trouve particulièrement dans le christianisme avec cette image d’un enfant « sauveur ». Le Dieu tout puissant s’est manifesté sous la forme de la vulnérabilité la plus extrême : ce petit être fragile, démuni, incapable de se débrouiller tout seul (avant l’âge de 25 ans … au moins). Rousseau (mais Jean-Jacques, cette fois-ci) utilise et laïcise cette idée en montrant que l’enfant sauve l’humanité en l’obligeant à être morale : l’arrivée du nouveau-né, contraint le parent à se décentrer, à se sortir de l’égoïsme naturel, pour le protéger. C’est une idée très profonde : c’est en protégeant et en faisant grandir l’autre vulnérable que l’on parvient à grandir soi-même. C’est en ce sens que l’enfant sauve : il permet de devenir une « grande personne », attentive aux autres, à l’environnement et à l’avenir. 

Selon vous, ce serait cette dernière dimension spirituelle qui aurait du plomb dans l’aile ? 

Pas pour tout le monde, bien sûr, car il y a encore quelques enfants qui naissent. Mais en effet, cet idéal que l’on grandit par l’autre est concurrencé de manière rugueuse par l’individualisme (et sa logique du développement personnel, sans, voire contre les autres) et par l’objectif de décroissance. L’enfant apparaît comme un quadruple obstacle : à la libération de la femme, à une vie de couple épanouie, à la réalisation de soi (développement personnel), au salut de la planète (qui prime celui de l’humanité). Au fond, vouloir grandir semble être devenu suspect ! Et certains disent qu’il vaut mieux se déconstruire.

mardi 5 décembre 2023

Cinquante nuances de vert

 Chronique LCP du 23 novembre 2023

A l’approche de la COP 28 qui se déroulera à Dubaï à partir du 30 novembre, vous souhaitez revenir sur les formes contemporaines de l’écologie. 

 Oui, car toutes les enquêtes d’opinion le montrent : la préoccupation environnementale est devenue un, voire le souci majeur dans toutes les opinions publiques occidentales et notamment française . En un sens tout le monde est devenu écologiste. Mais si tout le monde est peu ou prou écolo, personne ne l’est de la même manière, au point même que l’on pourrait dénombrer bien plus de « 50 nuances de vert ». 

 Est-ce que, dans cette diversité, l’on peut, malgré tout, s’y retrouver ? 

 Il y a plusieurs types de classement possible. Le premier partirait de ce qu’on met au centre de l’écologie. Est-ce l’Homme ou est-ce la Nature ? Ou plus exactement la nature a-t-elle de la valeur parce qu’elle est la maison de l’homme (c’est l’origine du mot écologie : oikios/logos : le discours rationnel sur la maison), ou parce qu’elle vaut par elle-même et pour elle-même ? C’est une opposition entre — D’un côté, l’environnementalisme qui va défendre le développement durable — (qui n’empêche pas une certaine sobriété) : c’est-à-dire une nature ménagée et aménagée au profit de l’humain. — De l’autre côté la deep ecology (ou écologie profonde) qui va prôner, non le développement durable, mais une totale décroissance, car, pour elle, l’action humaine quelle qu’elle soit est toujours une mise en danger de la Nature. Il faut donc combattre la démesure (hybris) de l’homme aspirant à se poser, comme disait Descartes, en « maître et possesseur de la nature ». Bref, écologie anthropocentrée, d’un côté ; écologie antihumaniste de l’autre. 

 Y a-t-il d’autres clivages possibles dans le vert ? 

 Il y a en a un méconnu, mais qui me semble important. L’écologie est-elle seulement une politique ou devient-elle aussi sinon une religion, du moins une spiritualité ? Ce qui met la puce à l’oreille c’est cette formule « sauver la planète ou la nature ». C’est quand même la thématique du salut qui est en jeu, et ce n’est pas rien si l’on prend un peu de recul. « Sauver la nature », pour un philosophe grec, Socrate, Aristote, ou Epicure, une telle prétention est ridicule, car la nature, pour eux, c’est l’éternité : tout naît, tout croît, tout meurt ; ce cycle (physis) est éternel et prétendre le sauver n’a strictement aucun sens. Idem pour un chrétien, mais parce qu’il y a un seul sauveur du monde — salvador mundi — c’est le Christ, qui a en, pour ainsi dire, le monopole. Face à ces grands modèles, l’écologisme (qui n’est pas toute l’écologie) émerge comme scandale pour les chrétiens et folie pour les Grecs. Que dit-elle ? Que chaque petit individu est à même de sauver le monde. Immense défi ! On comprend à partir de là plusieurs phénomènes induits par l’écologisme : l’eco-anxiété (serons-nous, nous autres pécheurs, à la hauteur de cette mission ?), le culte de l’apocalypse (la fin du monde est proche !), mais aussi le fanatisme (« je suis la voix de celui qui crie dans le désert »). Attention : l’écologisme ne résume pas l’écologie, mais il en est devenu une dimension non négligeable.

dimanche 12 novembre 2023

Le RN est-il (encore) d’extrême droite ?

Tribune pour Le Figaro (10/11/2023)

Chronique pour LCP (8/11/2023)

Contrairement à la LFI, le RN a annoncé sa participation au rassemblement du 12 novembre contre l’antisémitisme suscitant l’embarras des partis de « l’arc républicain », qui appelaient pourtant à l’unité nationale. D’où cette question : le RN est-il encore d’extrême droite ? C’est la question qui fâche, mais qu’il faut tenter d’aborder de manière dépassionnée en distinguant trois sens du terme « extrême droite ».

 Le premier, purement institutionnel, désigne, depuis août 1789 et le vote sur le véto royal, la position dans l’hémicycle. De ce point de vue, le RN est bien à l’extrême droite. Le deuxième sens est historique et idéologique. Il émerge contre la Révolution française, se déploie dans les ligues fascistes, s’épanouit sous Vichy et rebondit avec l’OAS. Trois traits principaux caractérisent cette idéologie. D’abord, l’antiparlementarisme ; ensuite une position réactionnaire ou mieux révolutionnaire conservatrice qui consiste à tout casser pour tout garder ; enfin l’idée d’une pureté nationale à défendre contre les adversaires extérieurs et contre les ennemis de l’intérieur : la nation n’est pas « un plébiscite de tous les jours » comme disait Renan, mais une substance mystique qui transcende ses membres. 

Il y a un troisième sens d’extrême-droite, qui insiste sur le mot extrême. Dans son livre, Qui est l’extrémiste ? (Intervalles, 2022), Pierre André Taguieff distingue trois dimensions : la légitimation de la violence, l’intolérance totale face à tout désaccord et le fanatisme absolu à l’égard d’une Cause sacrée, d’une fin qui justifie tous les moyens. 

Si l’on s’accorde sur ces critères, hormis le premier sens purement topographique, il faut bien admettre que le RN ne coche plus les cases de l’extrême-droitisme. Marine Le Pen a rompu avec le feu FN sur au moins deux points idéologiques qui ne sont pas négligeables : elle se rallie à la lutte contre l’antisémitisme, alors que son père était l’homme du « point de détail » ; elle s’est convertie à la laïcité, alors que son père se situait dans le catholicisme traditionnaliste. C’est une laïcité certes plus identitaire que républicaine, mais l’évolution est notable. Pour ce qui est de l’extrémisme, c’est plutôt la LFI qui l’incarne aujourd’hui avec une légitimation explicite de la violence (appel aux émeutes) et une logique de plus en plus forte de purges internes (intolérance). Le fanatisme, troisième trait de l’extrémisme, n’est pas présent, puisque sa cause n’a rien de sacrée : c’est seulement l’accès au pouvoir. 

Comment alors qualifier le RN s’il n’est plus d’extrême droite ? Je dirais qu’il s’agit d’un parti de droite radicale, populiste et illibérale. Il prône une idéologie « hyperdémocratique », selon laquelle il faudrait toujours plus de demos (contre l’oligarchie des élites) — c’est la dimension populiste — ; et toujours plus de cratos (contre la technocratie de l’Etat profond). Au nom du Peuple et de la Nation, il faut être prêt à prendre quelques libertés avec les libertés : c’est la dimension illibérale. A mon sens, le procès d’excommunication en extrême-droitisme du RN tend plutôt à le renforcer, car cela revient à proclamer que les 13 millions d’électeurs de Marine Le Pen sont des idiots ou des salauds. Idiots, parce qu’ils ne voient pas que le RN est raciste et fasciste ; salauds, parce qu’ils l’ont trop bien compris. Ce n’est certainement pas le meilleur message à leur adresser pour tenter de les récupérer. 

Il vaudrait mieux objecter au RN, je crois, 1) que ses promesses de renverser « le système » sont vouées à l’échec du fait de leurs excès et des oppositions qu’elles susciteront ; et 2) qu’il est un parti dont, en dépit d’un incontestable ravalement de façade, l’arrière-boutique reste remplie de « vieux démons », qui ne faciliteront guère son exercice du pouvoir. Ces objections politiques me semblent beaucoup plus efficaces que l’excommunication morale, car le pire service à rendre au RN consiste à le banaliser. Ce qui, d’ailleurs, me fait percevoir que j’ai oublié un quatrième usage du terme d’« extrême droite » : c’est le moyen pratique de disqualifier quiconque n’est pas d’accord avec moi.