Extrait de Petit almanach du sens de la vie, Livre de Poche, mars 2013
Notre
époque, qui adore tant la jeunesse, oublie parfois que celle-ci débute par un
âge peu adorable : l’âge ingrat. On dit aussi l’âge bête, mais ingrat est
meilleur, car il parle du physique autant que du moral. Pour le physique, c’est
le temps de la disgrâce, causée par les métamorphoses de la puberté. L’ado
cesse d’être enfant sans encore être adulte, tout en étant à la fois l’un et
l’autre. Il se sent à l’étroit dans des habits et des rôles trop petits, mais
est encore perdu dans un corps et des espoirs trop grands. Et puis, il y a les
signes extérieurs de jeunesse : l’acné, la mue, l’inertie, … et
d’autres plus intérieurs : l’amitié, l’amour, la sexualité. Bref, tous les
horizons semblent s’ouvrir en même temps et les possibles aussi ! Sur le
plan moral, c’est aussi le temps de l’ingratitude. Les parents tout-puissants
et aimants se muent en « vieux », l’autorité protectrice devient un carcan,
l’héritage un boulet dont il faut se libérer. L’ado râle, souffle, « s’fai’ch.
», veut sortir quand il faut dormir et dormir quand il faut sortir, et surtout
il ne se pose qu’en s’opposant.
On conserve
un souvenir mi tendre mi gêné de cette période de la vie. Comme s’il fallait en
passer par là, mais surtout ne pas s’y attarder. Soyons sûr, pourtant, qu’il y
aura toujours une main cruelle pour ressortir la photo horrible attestant que,
pas plus que les autres, nous n’y avons échappé. Et, d’ailleurs, comment le pourrait-on
? Même les philosophes n’y coupent pas, bien qu’ils ne soient guère nombreux à
l’avouer. Les deux qui se sont risqués à penser cet âge bref et décisif sont,
comme par hasard, des auteurs de Confessions :
Saint Augustin et Rousseau.
Ils ont tous
les deux décrit l’âge ingrat comme celui de l’oubli et du dérèglement. Mais
alors que pour Saint Augustin l’adolescence est comme une seconde « chute
», une dis-grâce, un éloignement maximal de la voie divine par lequel
l’individu s’oublie dans la frivolité et l’insouciance des passions ; pour
Rousseau, au contraire, c’est une seconde naissance. « Nous naissons pour ainsi
dire en deux fois, écrit-il dans l’Emile,
l’une pour l’espèce et l’autre pour le sexe » (livre IV). C’est cette passion
nouvelle qui rend « l’enfant presque indisciplinable. Il devient sourd à la
voix qui le rendait docile […] il ne veut plus être gouverné ». Sans
conteste, Rousseau déjà réputé « inventeur de l’enfance », peut être aussi
qualifié de « découvreur de l’adolescence » ; ce continent nouveau de la
vie humaine trouve avec lui son premier cartographe attentif et bienveillant.
En cela, sa lecture nous paraîtra plus conforme à l’esprit du temps que celle,
bien ronchonne, de Saint Augustin.
Mais il ne faudrait
pourtant pas trop surestimer leur différence. L’un comme l’autre reconnaissent
que l’ingratitude est nécessaire pour grandir. Car il faut savoir quitter
l’amour enfantin de ses parents pour entrer dans l’amour authentique et se
l’approprier. Certes, Saint Augustin entendrait ici « l’amour de Dieu », tandis
que Rousseau dirait « amour tout court » — sexe compris —, mais l’un comme
l’autre pensent l’adolescence comme le temps de cet apprentissage difficile qui
vise à réconcilier sagesse et tendresse, soi-même et les autres. Et les parents
n’ont pas à trop faciliter cette tâche : l’ingrat doit être un incompris,
un révolté naïf, pour pouvoir cesser de l’être un jour, tandis que le parent
doit accepter d’endosser l’habit ingrat (lui aussi) du vieux con ! Notre
époque, qui se vante de comprendre tout, et particulièrement la jeunesse,
devrait peut-être apprendre à ne pas trop comprendre la grâce étrange de l’âge
ingrat.
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