Paru dans Le Monde du 24/04/2013
Comment enseigner la morale laïque ?
Quels contenus pourraient recouper ce terme ? La réponse est loin d’être aisée.
Condorcet lui-même, référence pourtant incontestable de notre République
scolaire, ne cachait pas sa réticence à ce que l’école transmette quelque
valeur que ce soit, fût-elle républicaine. Instruire aux savoirs,
oui ; éduquer à la morale, non, disait-il : « Ni la constitution
française, ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune
classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et
croire ». Comment dès lors éviter le reproche possible d’une laïcité
moralisatrice, voire sectaire ? Qu’il me soit permis de faire une modeste
suggestion en plaidant pour la restauration d’un vieil exercice qui permettrait
peut-être de résoudre ces dilemmes.
Remontons quelques siècles et revenons à la très
peu laïque Sorbonne médiévale. On y pratiquait, notamment à l’occasion du
baccalauréat, une épreuve qui consistait en sorte de joute oratoire : la disputatio. Le jour de l’examen, un
sujet était proposé à deux candidats sous la forme d’une question. On tirait au
sort qui devrait plaider pro et qui
devrait plaider contra. Après une
courte préparation, le duel commençait agrémenté par des figures rhétoriques
qu’il convenait de « caser » : les « tropes ». Ce qui d’ailleurs fera dire
plus tard qu’il s’agissait là d’une « mise en trope ». Après la dispute, un des
deux candidats était déclaré vainqueur et l’autre vaincu : d’où le fait
que le taux de réussite au bac, à l’époque, ne dépassait que rarement les
50% …
L’exercice sera critiqué avec virulence par
les adversaires de la scolastique. Formelle,
répétitive, sophistique, produisant la mémorisation stérile de figures toutes
faites, … la disputatio apparaissait comme la pratique des temps obscurs emplis
de préjugés. Ce n’était pas immérité. On lui opposa la « dissertation »
qui, écrite et organisée par un plan (ah le plan !), prendra petit à
petit la forme d’une « réflexion personnelle ». Contre la vaine répétition de
la tradition, il s’agissait désormais de permettre à l’élève de « penser par lui-même
».
Ce programme a aujourd’hui pleinement réussi,
peut-être même trop : chacun est si parfaitement convaincu qu’il pense par
lui-même, qu’il n’en démord pas même quand il prononce une banalité, une
énormité ou une absurdité ! Les « c’est mon avis et je le partage »
fleurissent partout, surtout dans ces forums internet où les avis formulés sur
tout et n’importe quoi le sont sans aucun doute ni réserve. La suspension du
jugement, qui animait parfois les esprits qui savaient ne pas savoir, est
désormais vouée au rebut.
D’où ma proposition de recycler la vieille disputatio en la mettant à l’air
démocratique du temps. Imaginons un instant que, dans la polémique actuelle sur
l’homoparentalité, on oblige, le temps d’un débat, Frigide Bardot de défendre
le « mariage pour tous » et Bertrand Delanoë de promouvoir la famille
traditionnelle, on arriverait au moins à montrer que les deux positions peuvent
être soutenues par des gens raisonnables, avec des arguments raisonnables,
audibles dans l’espace public.
Il ne s’agit pas là de promouvoir un
centrisme mou ou un relativisme plat qui supposerait que toute opinion se vaut.
Il s’agit de montrer qu’une opinion n’est pas une simple croyance, mais qu’elle
se construit par la confrontation avec les autres dans l’espace public. Car c’est
en sortant de sa croyance pour comprendre celle des autres que l’on élabore vraiment
son opinion. C’est exactement ce qui se passe lors d’une disputatio. Contraint de plaider contre sa croyance première, on
s’efforce de comprendre ce qui anime l’argumentation opposée. Ce faisant, on
est amené soit à renforcer son opinion, soit à la nuancer, soit à changer
d’avis. C’est en ce sens que l’exercice de la disputatio, est une forme
qui entraîne un fond. Elle permet de
faire l’expérience de la suspension du jugement, de son ouverture à l’espace
public, de l’effort de se rendre audible aux autres, bref … de la
laïcité, qui est davantage une démarche qu’un dogme. Réinstallons donc la disputatio nouvelle en classe : cette
méthode qui apprend à ne pas s’enfermer dans son avis et à entendre celui des
autres, même quand le désaccord persiste.
Kant le rappelait : « toujours penser
par soi-même » ne suffit pas, il faut aussi la pensée élargie, c’est-à-dire «
toujours penser en se mettant à la place d’autrui ». Voilà ce que permettrait
la Disputatio. On atteindrait alors peut-être
à cette troisième maxime : « toujours penser en accord avec soi-même
», la plus difficile qui soit à réaliser. Ces trois maximes, pour Kant, forment
ensemble « le sens commun », c’est-à-dire les règles non seulement du vivre mais
du « penser ensemble » : la laïcité.
Pierre-Henri Tavoillot est maître de conférences à la Sorbonne et préside le Collège de
Philosophie. Dernier ouvrage paru : Petit
almanach du sens de la vie, Livre de Poche.
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