Faut-il renoncer à la question : « qui doit gouverner ? ». Une brève réponse à l'objection de Karl Popper …
Dans le chapitre 7 de la Société
ouverte et ses ennemis, Karl Popper propose de remplacer la question
directrice de la philosophie politique « Qui doit gouverner ? » — celle-là
même que j’étudiais dans mon livre —, par celle-ci : « Comment peut-on
concevoir des institutions politiques qui empêchent des dirigeants mauvais ou incompétents
de causer trop de dommages ? » (trad. fr., Seuil,
1979 ; p. 104 ; The Open
Society, Routledge, 1945, 1, p. 120). A ses yeux, la question du gouvernant
idéal est à la fois dangereuse et absurde. Elle est dangereuse, parce que,
appelant une réponse absolue (c’est le « meilleur » ou l’« héritier
du trône », ou le « plus sage », ou le « plus nombreux », ou le « plus
pauvre », … qui doit gouverner), elle aspire à un pouvoir absolu. Mais elle est
aussi absurde, parce que le détenteur ainsi désigné du pouvoir absolu, pourra,
puisqu’il a le pouvoir absolu, changer lui-même les règles d’attribution du
pouvoir absolu … devenu relatif. Ainsi, un monarchiste fervent qui considère
que l’on doit en toute occasion obéir au roi : que doit-il faire si le roi
décide de confier le pouvoir au peuple et au règne de la majorité ? Ainsi
un démocrate tout aussi fervent qui considère que l’on doit en toute occasion
suivre la décision majoritaire : que doit-il faire lorsque la majorité se
prononce en faveur d’un tyran ? D’où la conclusion de Popper : la
question essentielle n’est pas celle du gouvernement idéal, mais du contrôle
des mauvais gouvernants. La politique, c’est d’abord la limitation des
dégâts !
L’argument
est puissant, mais il se heurte tout de même à plusieurs objections. D’abord,
il faut bien admettre que cette question dénuée de sens, aux yeux de Popper, a
animé toute l’histoire de la philosophie politique. Il est donc délicat de la
rayer d’un simple trait de plume. Et si elle est paradoxale, c’est peut-être
que la politique elle-même est paradoxale. Ensuite, il n’est pas évident qu’une
telle question exige nécessairement une réponse absolue. Ainsi, si l’on prend
la réponse démocratique qui veut que ce soit le peuple qui gouverne (« le
gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », selon la formule
consacrée), elle conduit inévitablement à une forme relative ; car :
qui est le peuple ? S’agit-il du beau Populus
idéal mais abstrait, ou du vilain Plebs
maléfique, mais charnel ? S’agit-il de la société civile (ensemble des
volontés privées prises de manière particulière) ou de l’Etat (comme expression
d’une volonté générale) ? Le peuple est-il ses représentants (détestés dès
qu’ils sont choisis), l’opinion publique (adulée quand elle est éclairée mais
honnie lorsqu’elle « médiatique »), la rue (idolâtrée), les intérêts
(dissimulés), les juges (vénérés), l’international (abhorré) ? La
démocratie est pathologique (parfois) lorsqu’elle croit avoir trouvé la réponse définitive ; mais elle est
libérale (souvent) lorsqu’elle maintient scindée ces différentes figures, de
manière à ce que la non-coïncidence de l’une à l’autre empêche toute prise de
pouvoir de l’une sur l’autre.
Mais cette pluralité permet du même coup une issue
qui échappe aux objections de Popper. A la question « Qui est le peuple qui doit gouverner le peuple en démocratie libérale
? », on peut penser qu’il ne faut pas espérer trouver une figure mystique
et substantielle à incarner mais, d’abord et avant tout, une méthode à mettre en œuvre. Pris en ce
sens « procédural », le peuple se définit assez aisément selon quatre
moments fondamentaux. Il faut pour qu’il y ait « peuple démocratique
» : 1) des élections libres ; 2) une délibération publique et
ouverte ; 3) une décision politique ; 4) une reddition de compte. Ces
quatre moments sont nécessaires pour parler de démocratie (même s’ils
peuvent prendre des formes très diverses dans l’histoire et dans le temps) ; et
quand l’un d’entre eux fait défaut, le système ne fonctionne plus. Or, parmi
ces quatre moments, c’est aujourd’hui celui de la décision qui semble le plus atrophié. Les libéraux, que nous sommes
tous devenus, adorent les élections, idolâtrent la délibération, vénèrent les
redditions de compte … mais détestent le moment de la décision. C’est là une grave lacune qui déséquilibre l’ensemble. On
peut certes comprendre que Popper qui écrivait dans une période
post-totalitaire ait été soucieux de combattre les « abus de pouvoir », mais
ne devons-nous pas être aussi attentif aujourd’hui aux « abus de
contre-pouvoir » ? Nous continuons de vivre et de penser dans le fantasme
d’un pouvoir hyperpuissant alors même qu’il est devenu largement impuissant.
Les motifs de cette impuissance sont visibles chaque jour : la
surexposition médiatique, le triomphe de l’économique, la technicité croissante
des dossiers, la mondialisation transnationale, … Cette nouvelle donne
rend aucune tâche plus urgente que de protéger l’exercice du pouvoir, alors que
nous persistons à croire que le pouvoir c’est l’ennemi. Nous pensons
spontanément que la démocratie contemporaine, manque de demos ; alors qu’il se pourrait que ce soit le cratos qui lui fasse défaut. Et c’est ce
pouvoir qui lui manque désormais même quand il s’agit de limiter l’Etat lorsque
celui-ci ne fonctionne pas bien. Nulle tâche libérale désormais plus urgente, à
mes yeux, que de préserver la décision
politique.
Comment ? … A suivre.
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