Travail vs Loisir
Moins le travail occupe notre temps,
plus il nous prend la tête. Voilà en résumé le grand paradoxe du travail à
l’âge contemporain. En effet, d’un côté, le labeur représente désormais une
part infime de nos existences, puisqu’il commence plus tard (vers 23 ans),
finit plus tôt (vers 65 ans), avec une durée hebdomadaire moindre (35 h), alors
même que nous vivons plus longtemps que jadis (80 ans). Après un rapide
calcul : cela fait environ 10 % de notre temps de vie ! Mais,
d’un autre côté, jamais ce même travail n’a été autant l’objet de nos soucis et
de nos préoccupations : c’est la grande angoisse de ceux qui n’en ont pas
encore (les jeunes) ou qui n’en ont plus (les chômeurs) ; et c’est la
grande souffrance de ceux qui en ont mais qui trouvent toujours qu’ils en ont
trop ! La pression, le stress, le harcèlement moral tendent à se
substituer à la pénibilité et à l’usure physique d’autrefois.
En
fait, on n’aime guère le travail pour lui-même — faut-il rappeler que son
étymologie le relie à un instrument de torture : le trepalium ? —, mais davantage pour ce qu’il nous apporte, à
savoir l’argent, l’occupation, la liberté, la reconnaissance, le lien social,
l’identité. Travaillerait-on si l’on pouvait accéder à tout cela par un autre moyen
?
C’est ce qui nous fait rêver à une
vie de loisir, consacrée aux activités qui nous plaisent vraiment sans nous
forcer ; celles qui contribuent à donner ce sens qui, bien souvent, dans
la frénésie professionnelle, nous fait défaut. Les Grecs appelaient cela skholè (qui donnera école) ; les
Romains otium (avec son opposé neg-otium à l’origine de notre « négoce
») ; les Juifs le Shabbat. Nos
contemporains le nomment parfois retraite.
A condition de percevoir que ce loisir-là n’a pas grand chose à voir avec la
distraction, le sport ou le divertissement — c’est-à-dire avec le repos
nécessaire à la reconstruction des forces de travail. Non, si le loisir
philosophique désigne le temps libre, ce n’est pas parce qu’il est vacant, mais parce qu’on parvient à s’y
rendre plus libre. C’est la grande thèse que défend Sénèque dans De la brièveté de la vie.
L’homme,
dit-il, possède une impressionnante capacité à se gâcher la seule vie qu’il
possède : il ne cesse de regretter le passé et de craindre l’avenir ;
quand il est seul, il ne pense qu’aux autres et quand il est avec les
autres il ne pense qu’à lui ; il remplit son existence d’activités inutiles qui
tournent en rond sans autres finalités qu’elles-mêmes : les affaires … Bref, son existence n’est
qu’une succession de temps morts qui repoussent à plus tard la vraie vie. Mais
celle-ci s’arrête toujours avant qu’il soit prêt. C’est pourquoi à la vie
laborieuse et vaine, Sénèque oppose la voie du sage qui, grâce à la pratique du
loisir studieux, l’étude des sagesses et des merveilles du monde, veille à se
préparer à la mort pour mieux profiter de la vie. L’homme affairé se croyant
immortel ne vit pas tandis que le sage se sachant mortel peut prétendre à
une forme d’immortalité.
Magnifique thèse, toujours actuelle,
mais qui nous semblera pourtant un brin « aristocratique ». Car il n’est
pas si aisé de vivre de loisirs ! De fait, les modernes vont opposer à ce
mépris du travail, l’idée que c’est au contraire le travail qui rend libre. Luther,
Locke, Adam Smith, Kant, Marx verront dans le labeur le propre, voire le salut
de l’homme ; et l’existence oisive leur paraîtra peu conforme à sa
condition. Pour eux, s’il y a toujours un mauvais travail qui aliène et
abrutit, il y a aussi une valeur-travail qui transforme et épanouit bien
au-delà de la vie professionnelle. Les deux thèses en fait ne sont pas si
éloignées, dès lors qu’on considère le travail non comme une fin mais comme un
moyen : celui pour l’homme de se
faire plus humain. Le travail est fait pour l’homme et non l’homme pour le
travail ! Cela dit, le dilemme philosophique entre Sénèque et les modernes
se retrouve dans les opinions des Français d’aujourd’hui. Ceux-ci, interrogés
par sondage, se déclarent à peu près dans la même proportion (70%) à la
fois heureux au travail et impatients de la retraite … allez
comprendre !
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