Décidément l’histoire
n’en finit pas. Alors que nous nous étions convaincus, après 1989, que la
démocratie et le capitalisme constituaient définitivement « l’horizon
indépassable de notre temps », vainqueurs des totalitarismes brun et rouge,
promesse de bien-être, de prospérité et de justice universels, voici qu’a
émergé un nouveau monstre, vert celui-là : le fondamentalisme musulman. Du
Turkestan Ouïghour au « Trappistan » français, du Molenbeek belge à Derna
en Libye, de Raqqa en Syrie au désert malien, du Qatar à Java, de l’Afghanistan
au Soudan, une nouvelle « Internationale » est née, fondée sur une
doctrine commune, animée d’une haine profonde contre l’ensemble des valeurs «
modernes » (incontestables à nos yeux) — égalité, liberté, individualisme,
tolérance religieuse, bien-être, … — et d’un désir puissant de
revanche contre l’occidentalisation du monde ou la mondialisation à l’occidentale.
Bien sûr, cette doctrine n’est souvent homogène que par ce refus ; dès qu’elle
doit se définir en positif, d’innombrables nuances, scissions et querelles
apparaissent, mais comment ne pas voir qu’elle est néanmoins dotée d’une puissante
cohérence ? Ceux qui y repèrent seulement la conséquence d’une exclusion sociale produite
par le capitalisme ou les rejetons du funeste colonialisme européen se trompent
lourdement sur la nature et l’ampleur du phénomène. Car il ne s’agit pas là de la
queue d’une comète, mais du début d’une longue séquence ; ce n’est pas un héritage
du XIXe siècle, ce sera probablement une bonne partie de l’histoire du XXIe siècle.
Les
totalitarismes fascistes et communistes étaient des religions de salut
terrestre ; le fondamentalisme musulman est une idéologie de salut
céleste. Ses racines plongent dans un désir de pureté et de retour aux sources
que l’on retrouve dans toutes les religions révélées. Les différentes réformes
juives et chrétiennes l’ont connu et l’Islam, comme elles, en portait le germe
depuis Ibn Taymiya (XIIIe siècle) et Abdelwahab (XVIIIe). Mais cette doctrine
sans originalité particulière rencontre un puissant ressort géopolitique qui
émerge au début du XXe siècle et se diffuse avec une incroyable rapidité après
1979 : le sentiment d’humiliation de l’Islam. Alors qu’il est censé
marquer « le sceau de la prophétie », le dernier mot de Dieu sur Terre, la
vérité ultime des trois monothéismes, partout l’islam se trouve dénigré,
rabaissé, dénaturé, souvent par les musulmans eux-mêmes dans une mondialisation
qui semble se faire sans lui et contre lui.
C’est sur
cette humiliation que les premiers théoriciens, au Pakistan ou en Egypte,
assoient leur entreprise de reconquête idéologique. Comme le fascisme, ils
promettent le retour aux sources et à la communauté pure des origines ;
comme le communisme, ils annoncent une révolution totale des esprits, des mœurs
et des structures, une conversion totale du monde à la Cause, l’avènement d’une
aube nouvelle. Mais contre les idéologies totalitaires du XXe siècle, ils
dénoncent la vision scientifique du monde (lutte des races ou luttes des
classes) et prônent le retour à la « vraie religion », c’est-à-dire un
mode d’existence individuel et collectif qui ne fait pas du religieux un
élément parmi d’autres d’une vie (à côté du familial, du professionnel, du
politique), mais toute la vie. C’est
là la définition exacte du totalitarisme.
Face
à cette radicalité (au sens du retour à la racine), le musulman dit « modéré
», intégré dans la modernité et virtuellement laïc (au sens où il fait du sacré
une simple affaire de foi), a bien du mal à lutter, car, sans aucun doute
possible, le fondamentaliste est plus religieux que lui. Comment celui qui
accepte de se soumettre aux lois humaines contre la loi de Dieu, qui négocie
avec le temps présent contre l’éternité divine, qui transige avec l’impératif
absolu du salut, ne pourrait-il pas forcément apparaître comme impie aux yeux
des radicaux ? Le musulman « modéré » fera figure de traitre collabo inconséquent
et toutes ses justifications auront bien du mal à « passer » dans une religion
qui fait de la simplicité son exigence suprême. Avec le sentiment d’humiliation,
c’est la mauvaise conscience qui fournit son arme la plus efficace au
fondamentaliste.
Mais
le fondamentaliste n’est pas lui-même sans contradiction, car sa fuite en arrière
n’a pas de fin. A rechercher la vérité première, à dénoncer « les
innovations religieuses » infidèles à la lettre ou à l’esprit de l’Islam soi-disant
authentique, le fondamentaliste ne peut être en repos. Comme dans tous les
mouvements révolutionnaires (SS contre SA, purges staliniennes, …), il trouvera
toujours plus radical que lui. Son aspiration originariste déclenche une
surenchère qui est à l’œuvre actuellement au sein de tous les mouvements «
tafkiristes ». La chasse au mécréant est ouverte chez les jihaidistes eux-mêmes.
C’est la bonne nouvelle. Mais la quête de pureté totale conduit aussi le
fondamentaliste à l’amour du néant et de l’autodestruction. C’est ce qui explique
que l’attentat suicide soit aussi répandu chez les jihadistes : il est la
conclusion logique de leur engagement. C’est la mauvaise nouvelle.
Pour cette
idéologie puissante, cohérente et destructrice, tous les discours de
repentance, tous les regrets post-coloniaux, sont des renforts précieux. Ils
confortent l’idée que l’Occident est décadent, humiliant et oppresseur ; ils
interdisent à quiconque d’occuper l’espace intermédiaire entre un éloge irénique
de la modernité et sa détestation féroce. Pour lutter contre ce
fondamentalisme, c’est cet espace intermédiaire qu’il faut d’abord reconquérir.
Il est plus que temps de penser que la démocratie n’est pas si délabrée que
cela, que l’Occident n’a pas que des défauts et qu’entre la mort de Dieu et le
matérialisme consumériste, il y a un vaste et fertile continent à continuer de défricher.
Merci pour cette nouvelle analyse. Je vous suis très reconnaissante de poursuivre ici votre réflexion, déjà très approfondie, sur la philosophie politique de l'EI.
RépondreSupprimerParmi les nouvelles pistes que vous explorez ici, celle de la mauvaise conscience comme moteur de recrutement de jihadistes a particulièrement retenu mon attention. C'est tout simple, mais il fallait y penser. Maintenant, comment utiliser au mieux de cette dimension à des fins de contre-propagande ? Quels mots, quels canaux ? quels alliés ? ...