mardi 3 janvier 2017

Une longue lutte à venir


Décidément l’histoire n’en finit pas. Alors que nous nous étions convaincus, après 1989, que la démocratie et le capitalisme constituaient définitivement « l’horizon indépassable de notre temps », vainqueurs des totalitarismes brun et rouge, promesse de bien-être, de prospérité et de justice universels, voici qu’a émergé un nouveau monstre, vert celui-là : le fondamentalisme musulman. Du Turkestan Ouïghour au « Trappistan » français, du Molenbeek belge à Derna en Libye, de Raqqa en Syrie au désert malien, du Qatar à Java, de l’Afghanistan au Soudan, une nouvelle « Internationale » est née, fondée sur une doctrine commune, animée d’une haine profonde contre l’ensemble des valeurs « modernes » (incontestables à nos yeux) — égalité, liberté, individualisme, tolérance religieuse, bien-être, … — et d’un désir puissant de revanche contre l’occidentalisation du monde ou la mondialisation à l’occidentale. Bien sûr, cette doctrine n’est souvent homogène que par ce refus ; dès qu’elle doit se définir en positif, d’innombrables nuances, scissions et querelles apparaissent, mais comment ne pas voir qu’elle est néanmoins dotée d’une puissante cohérence ? Ceux qui y repèrent seulement la conséquence d’une exclusion sociale produite par le capitalisme ou les rejetons du funeste colonialisme européen se trompent lourdement sur la nature et l’ampleur du phénomène. Car il ne s’agit pas là de la queue d’une comète, mais du début d’une longue séquence ; ce n’est pas un héritage du XIXe siècle, ce sera probablement une bonne partie de l’histoire du XXIe siècle.

Les totalitarismes fascistes et communistes étaient des religions de salut terrestre ; le fondamentalisme musulman est une idéologie de salut céleste. Ses racines plongent dans un désir de pureté et de retour aux sources que l’on retrouve dans toutes les religions révélées. Les différentes réformes juives et chrétiennes l’ont connu et l’Islam, comme elles, en portait le germe depuis Ibn Taymiya (XIIIe siècle) et Abdelwahab (XVIIIe). Mais cette doctrine sans originalité particulière rencontre un puissant ressort géopolitique qui émerge au début du XXe siècle et se diffuse avec une incroyable rapidité après 1979 : le sentiment d’humiliation de l’Islam. Alors qu’il est censé marquer « le sceau de la prophétie », le dernier mot de Dieu sur Terre, la vérité ultime des trois monothéismes, partout l’islam se trouve dénigré, rabaissé, dénaturé, souvent par les musulmans eux-mêmes dans une mondialisation qui semble se faire sans lui et contre lui.
C’est sur cette humiliation que les premiers théoriciens, au Pakistan ou en Egypte, assoient leur entreprise de reconquête idéologique. Comme le fascisme, ils promettent le retour aux sources et à la communauté pure des origines ; comme le communisme, ils annoncent une révolution totale des esprits, des mœurs et des structures, une conversion totale du monde à la Cause, l’avènement d’une aube nouvelle. Mais contre les idéologies totalitaires du XXe siècle, ils dénoncent la vision scientifique du monde (lutte des races ou luttes des classes) et prônent le retour à la « vraie religion », c’est-à-dire un mode d’existence individuel et collectif qui ne fait pas du religieux un élément parmi d’autres d’une vie (à côté du familial, du professionnel, du politique), mais toute la vie. C’est là la définition exacte du totalitarisme.
            Face à cette radicalité (au sens du retour à la racine), le musulman dit « modéré », intégré dans la modernité et virtuellement laïc (au sens où il fait du sacré une simple affaire de foi), a bien du mal à lutter, car, sans aucun doute possible, le fondamentaliste est plus religieux que lui. Comment celui qui accepte de se soumettre aux lois humaines contre la loi de Dieu, qui négocie avec le temps présent contre l’éternité divine, qui transige avec l’impératif absolu du salut, ne pourrait-il pas forcément apparaître comme impie aux yeux des radicaux ? Le musulman « modéré » fera figure de traitre collabo inconséquent et toutes ses justifications auront bien du mal à « passer » dans une religion qui fait de la simplicité son exigence suprême. Avec le sentiment d’humiliation, c’est la mauvaise conscience qui fournit son arme la plus efficace au fondamentaliste.
            Mais le fondamentaliste n’est pas lui-même sans contradiction, car sa fuite en arrière n’a pas de fin. A rechercher la vérité première, à dénoncer « les innovations religieuses » infidèles à la lettre ou à l’esprit de l’Islam soi-disant authentique, le fondamentaliste ne peut être en repos. Comme dans tous les mouvements révolutionnaires (SS contre SA, purges staliniennes, …), il trouvera toujours plus radical que lui. Son aspiration originariste déclenche une surenchère qui est à l’œuvre actuellement au sein de tous les mouvements « tafkiristes ». La chasse au mécréant est ouverte chez les jihaidistes eux-mêmes. C’est la bonne nouvelle. Mais la quête de pureté totale conduit aussi le fondamentaliste à l’amour du néant et de l’autodestruction. C’est ce qui explique que l’attentat suicide soit aussi répandu chez les jihadistes : il est la conclusion logique de leur engagement. C’est la mauvaise nouvelle.


Pour cette idéologie puissante, cohérente et destructrice, tous les discours de repentance, tous les regrets post-coloniaux, sont des renforts précieux. Ils confortent l’idée que l’Occident est décadent, humiliant et oppresseur ; ils interdisent à quiconque d’occuper l’espace intermédiaire entre un éloge irénique de la modernité et sa détestation féroce. Pour lutter contre ce fondamentalisme, c’est cet espace intermédiaire qu’il faut d’abord reconquérir. Il est plus que temps de penser que la démocratie n’est pas si délabrée que cela, que l’Occident n’a pas que des défauts et qu’entre la mort de Dieu et le matérialisme consumériste, il y a un vaste et fertile continent à continuer de défricher.

1 commentaire:

  1. Merci pour cette nouvelle analyse. Je vous suis très reconnaissante de poursuivre ici votre réflexion, déjà très approfondie, sur la philosophie politique de l'EI.
    Parmi les nouvelles pistes que vous explorez ici, celle de la mauvaise conscience comme moteur de recrutement de jihadistes a particulièrement retenu mon attention. C'est tout simple, mais il fallait y penser. Maintenant, comment utiliser au mieux de cette dimension à des fins de contre-propagande ? Quels mots, quels canaux ? quels alliés ? ...

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