Tout le monde parle de cette fameuse Génération Y ou Millennials ou
encore Digital Natives ! C’est même devenu
l’emblème de la guerre des âges qui, entend-t-on parfois, sera le destin de nos
sociétés futures. Simplement le portrait varie beaucoup. Si, d’un côté, on loue
le génie empathique, la sagesse environnementale ou la sérénité critique de ces
natifs du 3e millénaire ; on dénonce souvent, de l’autre, la
volatilité de leur engagement, leur déficit de concentration et leur égocentrisme.
Où se situe le vrai ? Nulle part ! Car la génération Y n’existe pas ! J’en ai eu la révélation brutale en
constatant, un jour, que la meilleure description que l’on avait pu en faire se
trouvait dans … la Rhétorique d’Aristote
…, soit presque 2 500 ans avant son émergence. En fait « Génération Y » est le
nom snob et « marketé » pour désigner aujourd’hui la jeunesse. Aujourd’hui
comme hier, elle désigne l’étape de l’entrée dans l’âge adulte ; étape,
par définition incertaine, puisqu’elle est moins un état qu’un passage.
Alors qu’à l’état de nature, la jeunesse n’existe pas —
dès que l’animal peut procréer, il procrée —, toutes les sociétés humaines
connues instaurent un moratoire. Leur message est le suivant : tu peux,
mais tu n’as pas le droit ! Ce délai d’interdit permet à la civilisation de
transmettre son message, ses savoirs, ses valeurs, ses normes et ses lois. Très
court, dans les sociétés traditionnelles (c’est le rite d’initiation qui est
réglé en trois jours), le délai devient très long dans les sociétés modernes (plus
de 15 ans !). Pourquoi ? Parce qu’il est beaucoup plus difficile de
préparer un avenir incertain que de répéter servilement le passé. Or les
sociétés modernes sont structurées par l’avenir.
Et c’est cela qui a changé à propos de la jeunesse d’aujourd’hui :
le temps exigé pour entrer dans l’âge adulte, dont la définition est moins
claire et évidente que par le passé, est devenu beaucoup plus long. Mais cela n’a
rien à voir avec un phénomène générationnel ; c’est toute la jeunesse qui
ne cesse de s’allonger à l’âge moderne. Avec deux phases qui se différencient
et s’étalent : la sortie de l’enfance (ou adolescence), qui est de plus en
plus lente ; l’entrée dans l’âge adulte (ou jeunesse) qui est de plus en
plus étirée. Ni la première expérience sexuelle (17,4 ans en moyenne et stable
depuis 10 ans), ni la majorité civile et électorale (18 ans depuis 1974), ni le
départ du domicile familiale (23 ans en France), ni même parfois le premier
emploi (23 ans également), … ne mettent un terme à la jeunesse. L’âge
adulte survient avec une expérience singulière et personnelle, qui marque, dans
le récit de vie, l’entrée dans l’âge de l’autonomie et de la responsabilité :
naissance du premier enfant, indépendance financière, deuil d’un parents,
séjour à l’étranger … Les occasions peuvent varier pour devenir adulte,
mais ce qui les caractérisent toutes est qu’elles inaugurent un nouveau regard
sur la vie et une nouvelle étape de la trajectoire : après l’adolescence,
l’entrée dans la « maturescence » (Claudine Attias Donfut). D’ailleurs, on
parvient souvent à l’âge adulte en ayant le sentiment de ne pas l’être
vraiment. « L’homme a deux vies, disait Confucius ; la seconde commence
quand il s’aperçoit qu’il n’en a qu’une ». L’adulte se construit sur le
syndrome de l’imposteur : intimement nous avons conscience d’être immatures,
mais la responsabilité à l’égard des autres nous oblige à paraître adulte et donc
aussi à l’être un peu. L’âge adulte est davantage un horizon qu’un uniforme :
il désigne ce point, qui nous guide, mais qui semble s’éloigner au fur et à
mesure que nous croyons nous en approcher.
D’où le fait aussi, qu’on ne sort jamais de l’âge adulte une
fois qu’on y est entré.
C’est pourtant ce à quoi semble nous inviter l’impératif
contemporain du « Bien vieillir ». S’il est synonyme de « Rester jeune et en bonne santé ! », alors notre vieillesse est
vouée au malheur. Car vieillir, par définition, ce n’est pas rester jeune et la
bonne santé est peu probable à cet âge. Mais si vieillir bien, c’est « Rester adulte et en lien ! », alors
tout est possible, car on peut protéger l’autonomie et lutter contre la
solitude, et ce, à tout âge. Et si la sénilité nous atteint et que nous en
venons à oublier nous-même que nous sommes adultes ; raison de plus pour
que l’entourage affectif et médical en conserve la conviction profonde et
protège, pour nous et à notre place, cet adulte qui tend à s’effacer en nous.
Tout comme le parent ou l’éducateur occupe, pour l’enfant, la place de l’adulte
qu’il sera demain.
On le voit, le « concept » de Génération Y révèle un profond malentendu sur l’ensemble des âges
de la vie et la manière de conduire son existence du berceau à la tombe. En
vérité, entre l’éloge fumeux de la jeunesse et la découverte de la vieillesse
comme problème, notre époque oublie l’âge adulte qu’elle ne sait plus définir.
Et il faut reconnaître que l’observation tétanisée des progrès technologiques
contribue beaucoup à cet aveuglement. Car nous vivons en régime de révolution
permanente avec un pratique frénétique de l’obsolescence. A peine formé, un
adulte serait donc déjà dépassé, vieux, mort. On disait jadis (avant que les
femmes le soient devenues) que l’adulte était « l’homme fait » : il
faudrait ajouter aujourd’hui « fait comme un rat ».
Mais là encore on se trompe. Car ce qui est le plus
spectaculaire dans les innovations technologiques des 20 dernières années, ce n’est
pas que les jeunes y soient « tombés dedans », comme dans la potion magique ;
c’est qu’elles ont concerné toutes
les générations sans exception. Ce qui est surprenant, c’est qu’on trouve des
personnes âgées sur Facebook, des cadres séniors parfois plus geek que leurs propres enfants, des
retraités virtuoses du Hacking … Voilà ce qui est surprenant : l’ensemble
des âges est entré en même temps dans l’ère du changement permanent et de l’innovation
technologique. Aucun n’en est exclu ; ou plus exactement, on trouvera des
exclus — et c’est évidemment un immense problème —, mais à l’intérieur de
chaque classe d’âge ou sociale. Voilà pourquoi, même le terme de Digital natives est une ânerie. Il ne
suffit pas d’être jeune pour vivre à l’ère numérique ; et la vieillesse ne
rend pas principe abruti sur ces questions. L’humanité, aujourd’hui comme hier,
a besoin d’apprendre et a la capacité de le faire. Pour cela, elle a besoin de
toutes les générations et de tous les âges de la vie. Commençons donc déjà par
comprendre comment nous les vivons.
Citation de Jacques Brel :
RépondreSupprimer« Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes. »
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