L’ouvrage que
Laurent Bouvet (La nouvelle question laïque :
la voie républicaine, Flammarion, 2019) a fait paraître est capital et
décisif. Et il devrait être le livre de chevet de quiconque — c’est-à-dire :
tout le monde — entend réfléchir et agir sur la laïcité aujourd’hui. Tout
autant que son contenu, c’est sa démarche qu’il faut louer, car elle est d’une
probité sans équivalent sur le sujet, neutralisant grâce à la restitution
fidèle des argumentations en présence, tous les préjugés polémiques qui embourbent
le débat. Elle procède en trois temps : d’abord, l’élaboration d’un état
des lieux de la « nouvelle querelle de la laïcité », celle qui s’inaugure après
l’affaire de Creil en 1989 et qui bouleverse tous les camps politiques et intellectuels ; ensuite, la mise
au jour d’une philosophie républicaine de la laïcité, bien éloignée des caricatures
dont on la revêt habituellement ; enfin, l’examen frontal de l’exigence
politique de l’intégration de l’islam à la République.
La thèse que l’ouvrage
défend avec une ferme et claire détermination est simple et juste : la laïcité,
c’est l’autonomie ; et l’autonomie est ce qui permet la construction de l’identité.
Les adversaires, déclarés ou non, de la laïcité sont ceux qui permettent
(consciemment ou non) aux identités d’assujettir (et donc d’anéantir) l’autonomie.
Le jeu des cinq familles
Dans
la nouvelle querelle de la laïcité, il y a cinq familles : le
fondamentalisme, l’islamo-gauchisme, la droite identitaire, (le conservatisme
accommodant), le libéralisme multiculturel, et le républicanisme.
Avec la
première, la laïcité est en guerre frontale ; avec la deuxième, il s’agit
d’une bagarre violente, rythmée par du harcèlement et des procès ; entre les trois
dernières, c’est une polémique vive, mais qui reste dans le domaine des idées,
à défaut d’être dans celui de la civilité. L’existence de ces trois fronts et des
trois modalités de lutte, n’est pas pour rien dans la confusion actuelle des esprits.
Il arrive que l’on se trompe d’adversaire, mais aussi de méthode de confrontation.
Laurent Bouvet a eu à le subir et bien d’autres avec lui.
• Le fondamentalisme est le contraire de la laïcité : il considère
que la religion ne se limite pas à la seule croyance personnelle, mais régit la
totalité de la vie individuelle et collective. Elle a donc vocation à diriger tous
les aspects de la vie humaine : la famille, la science, la morale, le
droit et, bien sûr, la politique. On ne peut pas être plus éloigné du régime de
la séparation (de l’Etat et des églises), de l’esprit de neutralité (qui, en
soi, est un blasphème) et de celui de la liberté religieuse (car, puisqu’il y a
une seule religion vraie, celle-ci doit à l’évidence s’imposer à tous sans
exception). Présent dans toutes les religions, il devient une puissance
politique mondiale au sein de l’islam.
• L’islamo-gauchisme est le fruit d’une alliance contre-nature
entre le fondamentalisme religieux et les reliquats de l’esprit totalitaire
tendance matérialiste-marxiste. Son présupposé est que l’islam est moins une
religion que le « cri des opprimés ». Les musulmans sont le nouveau
prolétariat, celui des damnés de la terre, qui condensent toutes les
oppressions : capitaliste, coloniale, blanche, consumériste, occidentale, paternaliste,
voire — notez le paradoxe — mâle … Le « djihadisme » et « l’islamisme
» sont des fictions idéologiques (islamophobes, dénuées de tout fondement) créées
par les Occidentaux dans le seul but d’accroître davantage la domination. Les
terroristes ne sont rien d’autre que les créatures d’un Occident décadent. C’est
parce que l’islamisme est imaginaire que l’on peut sans risque s’allier avec
lui …
• La droite identitaire
Il
est incontestable que la France est une nation d’histoire et de tradition
chrétienne. La laïcité appartient à cette histoire, car elle en est le résultat :
la France est laïque, car elle est chrétienne. Comme dit Gauchet (que je n’indique
que pour la prémisse — parfaitement juste — du raisonnement), « le
christianisme est la religion de la sortie de la religion ».
L’afflux
massif d’une population musulmane met en péril cette identité nationale, non
seulement parce que ses mœurs diffèrent, mais surtout parce que l’islam est
totalement étranger à l’idée même de laïcité. Il n’y a pas, dans l’islam, de séparation
entre sphère privée et sphère publique, par de coupure entre le spirituel et le
temporel, pas de distinction entre théologique et politique. Les
fondamentalistes ont donc raison : l’islam est, par essence, une religion
totale et totalitaire, qui entend régir tous les aspects de l’existence et conquérir
le monde dans son entier. Cet esprit de conquête des territoires et des esprits
est une menace pour la France (le « grand remplacement »), contre laquelle
il convient de lutter. L’islam n’est donc ni assimilable ni intégrable à la
Nation.
Pour
conduire cette lutte, deux voies sont possibles. La première est celle de l’accommodement
(Pierre Manent, Situation de la France)
par laquelle on peut espérer apprivoiser l’islam en lui accordant le droit d’exister
comme une communauté à part entière. Nourriture halal, piscine non mixte, port
du voile léger, financement du culte musulman … ces accommodements raisonnables
permettront de pacifier les relations jusqu’à un certain point[1]. Lequel ?
Le point où les accommodements deviendraient déraisonnables (polygamie, voile
intégral, tribunaux islamiques, refus du blasphème et de la liberté d’expression,
…). Mais cet esprit de compromis (qui exige de renoncer à la laïcité) permettra
de séparer peu à peu les musulmans des islamistes en privant ces derniers du discours
« victimaire » qui leur permet de recruter. Il faut aider les musulmans à être
des musulmans français. Et cela ne
pourra se faire que si la France accepte et ré-affirme son identité chrétienne.
Il faut donc reconstruire « la forteresse chrétienne » (et même en Europe)
pour que les choses soient claires : en France, terre chrétienne, les
musulmans sont accueillis comme musulmans sans qu’il leur soit demandé de
renoncer à leur religion (au nom de la laïcité)[2].
La seconde
voie est beaucoup plus offensive et caractérise le changement de stratégie
du Front National, après l’arrivée de Marine Le Pen à sa direction. Alors que
son père était proche des milieux fondamentalistes catholiques, M. Le Pen[3] défend
la laïcité comme un pilier de l’identité chrétienne française. « Il n’y a pas
cinquante moyens de lutter contre l’islamisation de notre pays. Il y a soit la
laïcité soit la croisade. Comme je ne crois pas beaucoup à la croisade, je
pense qu’il faut user de la laïcité » (Présent,
déc. 2010). Pour elle, la laïcité n’est pas un principe, c’est une arme (cf. le
site, Riposte laïque). Et une arme
contre l’Islam, puisqu’il faut, dans le même temps, défendre bec et ongle la
présence de la tradition chrétienne sur le territoire : crèches, croix,
etc.
• Pour
caractériser les deux dernières positions (libérale
multiculturaliste anglo-saxone vs républicaine française), je prendrai une image qui
m’est venue à l’occasion d'un échange
en amphi avec un étudiant du Texas. Imaginons deux saloon de
l'Ouest américain. A l'entrée de l'un, il est écrit : « Veuillez déposer vos
armes avant d'entrer » ; à l'entrée de l'autre : « Vous pouvez entrer avec vos
armes, mais n'oubliez pas que les autres en ont aussi ». Il suffit de remplacer
les armes par les croyances religieuses, les idéologies politiques ou les
identités personnelles (sexe, genre, race, ethnie, culture, âge, …) et nous
obtenons : le modèle français de la laïcité pour le premier et le modèle
«anglo-saxon» de la tolérance pour le second.
Chacun de ces deux modèles présente des avantages
et des inconvénients. En faveur de la laïcité : la neutralisation de l'espace
public, mais avec le risque de l'abstraction (l'homme devient « sans qualité »[4]). En
faveur de la tolérance : le respect des identités et le pari de leur
concurrence loyale, mais avec le risque du communautarisme et de l'inflation
identitaire (le droit à la différence entraîne des différences de droit).
Le front, dit Laurent Bouvet, passe entre deux
modalités de la liberté de conscience : pour la première, elle est celle
qui protège l’individu de l’Etat (de sa prétention naturelle à tout
régenter) ; pour la seconde, elle est celle qui protège l’individu par l’Etat
(contre les enfermements communautaires, la puissance des églises, les pesanteurs
de la tradition). Il est normal que, dans le Nouveau Monde, où le poids de la
tradition était faible, on ait privilégié la première ; il est naturel que,
dans la vieille Europe, où l’histoire avait tendance « à être notre code »
(Rabaut Saint Etienne), on ait favorisé la seconde. Il s’agit ici d’une
véritable antinomie, car les deux thèses sont à la fois robustes et fragiles.
Chacune peut d’ailleurs se caricaturer comme c’est
souvent le cas dans le débat actuel français.
Du côté des libéraux multiculturalistes, nous avons
Jean Baubérot et l’Observatoire de la laïcité (mais aussi Joan Scott, Cécile
Laborde, Charles Taylor), qui peut flirter avec l’islamo-gauchisme, et en tout
cas lui offrir une caution.
Du côté des républicains, c’est le risque d’un
rigorisme intransigeant et dogmatique aveugle aux subtilités bien réelles de l’application
complexe d’un principe simple : ne tolérer aucun accommodement.
Laurent Bouvet est clairement un républicain, mais
tout l’objet de son travail est de penser sur la « ligne de crête ». La
laïcité, écrit-il, protège à la fois contre le pouvoir de l’Etat (imperium) et contre le pouvoir des
individus (dominium). Son ambition
est d’être doublement libératrice, contre l’oppression de la puissance publique
mais aussi contre la servitude volontaire produite par la dérive identitaire.
Motion de
synthèse : dira-t-on alors ? Non, car il y a privilège du regard républicain.
En effet, la liberté la plus difficile à préserver et à
éduquer n’est pas la liberté d’être soi-même (be your self), mais la liberté de
n’être pas soi : de s’ouvrir aux autres, d’admettre le désaccord, de
changer d’avis, d’accepter le débat, d’interroger ses croyances, de permettre
cette « respiration », dont parle Catherine Kintzler. C’est ce que Kant
appelait la « pensée élargie ». C’est ce qui fait que l’école a en charge non
des enfants, mais bien des « élèves ». Je partage donc pleinement la conviction
de Laurent Bouvet qui considère qu’il y a une priorité républicaine de la laïcité,
condition indépassable de la liberté individuelle … et, donc, libérale.
Laurent Bouvet sera l'invité du Collège de Philosophie, en compagnie de Philippe Raynaud,
• Vendredi 29 mars 2019 (18h- Amphi Cauchy, 17 rue de la Sorbonne),
Penser et comprendre la laïcité
avec Laurent BOUVET et Philippe RAYNAUD
[1] « Une
certaine communautarisation est
inévitable. Elle est même souhaitable dans la mesure où elle prévient le mensonge
de la nouvelle laïcité qui prétend nous obliger à être seulement des individus-citoyens
» (p. 165).
[2] « La
question musulmane oblige les catholiques à reprendre conscience d’eux-mêmes, à
poser à nouveau les questions oubliées, celle de leur place dans le corps
politique, celle du sens de leur participation à la chose commune, celle de
leur attention « aux fins dernières » et de leur confiance dans la Providence »
(p. 154).
[3] Cf.
LCP (janvier 2011) : « Je pense que la France peut être laïque parce
qu’elle est chrétienne de culture, et on s’aperçoit que les pays musulmans ont
les plus grandes difficultés à être laïcs … Les pays musulmans qui sont
laïcs l’ont été en général par la force (Irak, Tunisie) ou par l’armée comme en
Turquie … La laïcité n’est pas absolument compatible … pas naturelle,
avec l’Islam, puisque l’islam confond le spirituel et le temporel …»
[4] Bouvet
cite Jaurès : « Il n’y a que le néant qui soit neutre ».
La laïcité, ce n'est pas l'autonomie, c'est la séparation de l'église et de l’État. Ce dont Bouvet parle est la laïcité philosophique, c'est-à-dire l'athéisme. Cette confusion est le problème de la laïcité à la française. La laïcité légale est issue des guerres de religions (voir http://www.exergue.com/h/2018-03/tt/kamen-tolerance.html)
RépondreSupprimerJ'avoue ne pas comprendre votre très succinct commentaire : si l'autonomie, c'est l'athéisme, alors la religion n'aurait absolument aucune place possible en démocratie. Et je ne vois pas que ce soit le cas …
RépondreSupprimer