jeudi 21 février 2019

A propos du livre de Laurent Bouvet


L’ouvrage que Laurent Bouvet (La nouvelle question laïque : la voie républicaine, Flammarion, 2019) a fait paraître est capital et décisif. Et il devrait être le livre de chevet de quiconque — c’est-à-dire : tout le monde — entend réfléchir et agir sur la laïcité aujourd’hui. Tout autant que son contenu, c’est sa démarche qu’il faut louer, car elle est d’une probité sans équivalent sur le sujet, neutralisant grâce à la restitution fidèle des argumentations en présence, tous les préjugés polémiques qui embourbent le débat. Elle procède en trois temps : d’abord, l’élaboration d’un état des lieux de la « nouvelle querelle de la laïcité », celle qui s’inaugure après l’affaire de Creil en 1989 et qui bouleverse tous les camps politiques et intellectuels ; ensuite, la mise au jour d’une philosophie républicaine de la laïcité, bien éloignée des caricatures dont on la revêt habituellement ; enfin, l’examen frontal de l’exigence politique de l’intégration de l’islam à la République.

La thèse que l’ouvrage défend avec une ferme et claire détermination est simple et juste : la laïcité, c’est l’autonomie ; et l’autonomie est ce qui permet la construction de l’identité. Les adversaires, déclarés ou non, de la laïcité sont ceux qui permettent (consciemment ou non) aux identités d’assujettir (et donc d’anéantir) l’autonomie.



Le jeu des cinq familles
            Dans la nouvelle querelle de la laïcité, il y a cinq familles : le fondamentalisme, l’islamo-gauchisme, la droite identitaire, (le conservatisme accommodant), le libéralisme multiculturel, et le républicanisme.
Avec la première, la laïcité est en guerre frontale ; avec la deuxième, il s’agit d’une bagarre violente, rythmée par du harcèlement et des procès ; entre les trois dernières, c’est une polémique vive, mais qui reste dans le domaine des idées, à défaut d’être dans celui de la civilité. L’existence de ces trois fronts et des trois modalités de lutte, n’est pas pour rien dans la confusion actuelle des esprits. Il arrive que l’on se trompe d’adversaire, mais aussi de méthode de confrontation. Laurent Bouvet a eu à le subir et bien d’autres avec lui.

• Le fondamentalisme est le contraire de la laïcité : il considère que la religion ne se limite pas à la seule croyance personnelle, mais régit la totalité de la vie individuelle et collective. Elle a donc vocation à diriger tous les aspects de la vie humaine : la famille, la science, la morale, le droit et, bien sûr, la politique. On ne peut pas être plus éloigné du régime de la séparation (de l’Etat et des églises), de l’esprit de neutralité (qui, en soi, est un blasphème) et de celui de la liberté religieuse (car, puisqu’il y a une seule religion vraie, celle-ci doit à l’évidence s’imposer à tous sans exception). Présent dans toutes les religions, il devient une puissance politique mondiale au sein de l’islam.

• L’islamo-gauchisme est le fruit d’une alliance contre-nature entre le fondamentalisme religieux et les reliquats de l’esprit totalitaire tendance matérialiste-marxiste. Son présupposé est que l’islam est moins une religion que le « cri des opprimés ». Les musulmans sont le nouveau prolétariat, celui des damnés de la terre, qui condensent toutes les oppressions : capitaliste, coloniale, blanche, consumériste, occidentale, paternaliste, voire — notez le paradoxe — mâle … Le « djihadisme » et « l’islamisme » sont des fictions idéologiques (islamophobes, dénuées de tout fondement) créées par les Occidentaux dans le seul but d’accroître davantage la domination. Les terroristes ne sont rien d’autre que les créatures d’un Occident décadent. C’est parce que l’islamisme est imaginaire que l’on peut sans risque s’allier avec lui … 

• La droite identitaire
            Il est incontestable que la France est une nation d’histoire et de tradition chrétienne. La laïcité appartient à cette histoire, car elle en est le résultat : la France est laïque, car elle est chrétienne. Comme dit Gauchet (que je n’indique que pour la prémisse — parfaitement juste — du raisonnement), « le christianisme est la religion de la sortie de la religion ».
            L’afflux massif d’une population musulmane met en péril cette identité nationale, non seulement parce que ses mœurs diffèrent, mais surtout parce que l’islam est totalement étranger à l’idée même de laïcité. Il n’y a pas, dans l’islam, de séparation entre sphère privée et sphère publique, par de coupure entre le spirituel et le temporel, pas de distinction entre théologique et politique. Les fondamentalistes ont donc raison : l’islam est, par essence, une religion totale et totalitaire, qui entend régir tous les aspects de l’existence et conquérir le monde dans son entier. Cet esprit de conquête des territoires et des esprits est une menace pour la France (le « grand remplacement »), contre laquelle il convient de lutter. L’islam n’est donc ni assimilable ni intégrable à la Nation.
            Pour conduire cette lutte, deux voies sont possibles. La première est celle de l’accommodement (Pierre Manent, Situation de la France) par laquelle on peut espérer apprivoiser l’islam en lui accordant le droit d’exister comme une communauté à part entière. Nourriture halal, piscine non mixte, port du voile léger, financement du culte musulman … ces accommodements raisonnables permettront de pacifier les relations jusqu’à un certain point[1]. Lequel ? Le point où les accommodements deviendraient déraisonnables (polygamie, voile intégral, tribunaux islamiques, refus du blasphème et de la liberté d’expression, …). Mais cet esprit de compromis (qui exige de renoncer à la laïcité) permettra de séparer peu à peu les musulmans des islamistes en privant ces derniers du discours « victimaire » qui leur permet de recruter. Il faut aider les musulmans à être des musulmans français. Et cela ne pourra se faire que si la France accepte et ré-affirme son identité chrétienne. Il faut donc reconstruire « la forteresse chrétienne » (et même en Europe) pour que les choses soient claires : en France, terre chrétienne, les musulmans sont accueillis comme musulmans sans qu’il leur soit demandé de renoncer à leur religion (au nom de la laïcité)[2].
La seconde voie est beaucoup plus offensive et caractérise le changement de stratégie du Front National, après l’arrivée de Marine Le Pen à sa direction. Alors que son père était proche des milieux fondamentalistes catholiques, M. Le Pen[3] défend la laïcité comme un pilier de l’identité chrétienne française. « Il n’y a pas cinquante moyens de lutter contre l’islamisation de notre pays. Il y a soit la laïcité soit la croisade. Comme je ne crois pas beaucoup à la croisade, je pense qu’il faut user de la laïcité » (Présent, déc. 2010). Pour elle, la laïcité n’est pas un principe, c’est une arme (cf. le site, Riposte laïque). Et une arme contre l’Islam, puisqu’il faut, dans le même temps, défendre bec et ongle la présence de la tradition chrétienne sur le territoire : crèches, croix, etc.

• Pour caractériser les deux dernières positions (libérale multiculturaliste anglo-saxone vs républicaine française), je prendrai une image qui m’est venue à l’occasion d'un échange en amphi avec un étudiant du Texas. Imaginons deux saloon de l'Ouest américain. A l'entrée de l'un, il est écrit : « Veuillez déposer vos armes avant d'entrer » ; à l'entrée de l'autre : « Vous pouvez entrer avec vos armes, mais n'oubliez pas que les autres en ont aussi ». Il suffit de remplacer les armes par les croyances religieuses, les idéologies politiques ou les identités personnelles (sexe, genre, race, ethnie, culture, âge, …) et nous obtenons : le modèle français de la laïcité pour le premier et le modèle «anglo-saxon» de la tolérance pour le second.
Chacun de ces deux modèles présente des avantages et des inconvénients. En faveur de la laïcité : la neutralisation de l'espace public, mais avec le risque de l'abstraction (l'homme devient « sans qualité »[4]). En faveur de la tolérance : le respect des identités et le pari de leur concurrence loyale, mais avec le risque du communautarisme et de l'inflation identitaire (le droit à la différence entraîne des différences de droit).
Le front, dit Laurent Bouvet, passe entre deux modalités de la liberté de conscience : pour la première, elle est celle qui protège l’individu de l’Etat (de sa prétention naturelle à tout régenter) ; pour la seconde, elle est celle qui protège l’individu par l’Etat (contre les enfermements communautaires, la puissance des églises, les pesanteurs de la tradition). Il est normal que, dans le Nouveau Monde, où le poids de la tradition était faible, on ait privilégié la première ; il est naturel que, dans la vieille Europe, où l’histoire avait tendance « à être notre code » (Rabaut Saint Etienne), on ait favorisé la seconde. Il s’agit ici d’une véritable antinomie, car les deux thèses sont à la fois robustes et fragiles.
Chacune peut d’ailleurs se caricaturer comme c’est souvent le cas dans le débat actuel français.
Du côté des libéraux multiculturalistes, nous avons Jean Baubérot et l’Observatoire de la laïcité (mais aussi Joan Scott, Cécile Laborde, Charles Taylor), qui peut flirter avec l’islamo-gauchisme, et en tout cas lui offrir une caution.
Du côté des républicains, c’est le risque d’un rigorisme intransigeant et dogmatique aveugle aux subtilités bien réelles de l’application complexe d’un principe simple : ne tolérer aucun accommodement.

Laurent Bouvet est clairement un républicain, mais tout l’objet de son travail est de penser sur la « ligne de crête ». La laïcité, écrit-il, protège à la fois contre le pouvoir de l’Etat (imperium) et contre le pouvoir des individus (dominium). Son ambition est d’être doublement libératrice, contre l’oppression de la puissance publique mais aussi contre la servitude volontaire produite par la dérive identitaire.
Motion de synthèse : dira-t-on alors ? Non, car il y a privilège du regard républicain. En effet, la liberté la plus difficile à préserver et à éduquer n’est pas la liberté d’être soi-même (be your self), mais la liberté de n’être pas soi : de s’ouvrir aux autres, d’admettre le désaccord, de changer d’avis, d’accepter le débat, d’interroger ses croyances, de permettre cette « respiration », dont parle Catherine Kintzler. C’est ce que Kant appelait la « pensée élargie ». C’est ce qui fait que l’école a en charge non des enfants, mais bien des « élèves ». Je partage donc pleinement la conviction de Laurent Bouvet qui considère qu’il y a une priorité républicaine de la laïcité, condition indépassable de la liberté individuelle … et, donc, libérale.


Laurent Bouvet sera l'invité du Collège de Philosophie, en compagnie de Philippe Raynaud, 
Vendredi 29 mars 2019 (18h- Amphi Cauchy, 17 rue de la Sorbonne),  
Penser et comprendre la laïcité  
avec Laurent BOUVET et Philippe RAYNAUD

[1] « Une certaine communautarisation est inévitable. Elle est même souhaitable dans la mesure où elle prévient le mensonge de la nouvelle laïcité qui prétend nous obliger à être seulement des individus-citoyens » (p. 165).
[2] « La question musulmane oblige les catholiques à reprendre conscience d’eux-mêmes, à poser à nouveau les questions oubliées, celle de leur place dans le corps politique, celle du sens de leur participation à la chose commune, celle de leur attention « aux fins dernières » et de leur confiance dans la Providence » (p. 154).
[3] Cf. LCP (janvier 2011) : « Je pense que la France peut être laïque parce qu’elle est chrétienne de culture, et on s’aperçoit que les pays musulmans ont les plus grandes difficultés à être laïcs … Les pays musulmans qui sont laïcs l’ont été en général par la force (Irak, Tunisie) ou par l’armée comme en Turquie … La laïcité n’est pas absolument compatible … pas naturelle, avec l’Islam, puisque l’islam confond le spirituel et le temporel …»
[4] Bouvet cite Jaurès : « Il n’y a que le néant qui soit neutre ».

2 commentaires:

  1. La laïcité, ce n'est pas l'autonomie, c'est la séparation de l'église et de l’État. Ce dont Bouvet parle est la laïcité philosophique, c'est-à-dire l'athéisme. Cette confusion est le problème de la laïcité à la française. La laïcité légale est issue des guerres de religions (voir http://www.exergue.com/h/2018-03/tt/kamen-tolerance.html)

    RépondreSupprimer
  2. J'avoue ne pas comprendre votre très succinct commentaire : si l'autonomie, c'est l'athéisme, alors la religion n'aurait absolument aucune place possible en démocratie. Et je ne vois pas que ce soit le cas … 

    RépondreSupprimer

Sortie de Voulons-nous encore vivre ensemble (Odile Jacob)

  BFM Business — Chronique des livres Radio Classique — Entretien avec David Abiker Europe 1 — Entretien avec Frédéric Taddeï La Chaîne Parl...