Le Figaro (17/11/2019)
«Le gouvernement des principes,ou la fin de la démocratie délibérative»
TRIBUNE - Pour Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences à Paris 4 Sorbonne* et président du Collège de philosophie, la décision du Conseil constitutionnel de consacrer le principe de gratuité de l’enseignement supérieur est caractéristique d’une dérive de nos démocraties.
Par Pierre-Henri Tavoillot
Il y a pire que le gouvernement des juges ; il y a le gouvernement des principes. Sans doute ne faut-il pas gouverner sans principes, mais lorsqu’on laisse les principes agir à notre place, il n’y a plus de gouvernement et donc plus de démocratie, car elle est - faut-il le rappeler? - un mode de gouvernement. Cet abandon aux principes est pourtant une tendance lourde et grave de nos démocraties libérales.
Le dernier exemple en date est l’arrêt du Conseil constitutionnel qui vient de décider, tout seul dans son coin, de la gratuité de l’enseignement supérieur! Il était saisi par des associations étudiantes qui dénonçaient le projet du gouvernement d’augmenter les droits d’inscription pour les étudiants étrangers (hors Union européenne). Je rappelle brièvement les faits: un étudiant coûte au budget français au minimum 15.000 euros par an ; les nouveaux droits envisagés étaient de l’ordre de 3000 euros, très loin du coût des études ailleurs dans le monde. La ministre de l’Enseignement supérieur s’est posée cette question simple: pourquoi la France devrait-elle accueillir gratuitement les étudiants américains ou chinois sans aucune réciprocité? Cette question ne devrait même pas faire débat!
Tel est le contexte, déjà sidérant, de la saisine. Certes, en l’espèce, le Conseil constitutionnel ne se prononce pas directement sur le sujet (qu’il renvoie au Conseil d’État) mais profite de l’occasion pour sortir de son chapeau un «principe» de gratuité de l’enseignement supérieur, dont il faut dire très fermement qu’il ne relève pas de sa compétence. Ce serait, a minima, au Parlement de débattre de cette question qui engage toute la politique éducative nationale. Cet arrêt, je pèse mes mots, est une véritable usurpation de la volonté générale.
La légitimité d’agir du politique est devenue tellement faible qu’il tente de la gonfler artificiellement par l’autorité du droit.
Cet épisode est pourtant loin d’être le premier et le Conseil constitutionnel est loin d’être seul responsable de cette dérive. Ce sont bien souvent les politiques eux-mêmes qui désertent la politique. D’ailleurs, à chaque fois qu’un problème apparaît, et quelle que soit sa nature, le premier réflexe est d’aller d’urgence et dans cet ordre: modifier les programmes scolaires (lutte contre l’obésité, promotion de l’éducation à l’environnement, combat contre le sexisme, etc.) ; modifier quelques lois et en faire beaucoup d’autres ; inventer un nouveau principe constitutionnel.
Chacun pourra ensuite aller dormir en paix, avec le sentiment du devoir accompli. Principe de précaution, principe de parité, débat sur la «règle d’or budgétaire» (heureusement inabouti)… cette accumulation de questions de principes révèle une chose: la légitimité d’agir du politique est devenue tellement faible qu’il tente de la gonfler artificiellement par l’autorité du droit. Faute de pouvoir changer le réel, il cherche à modifier les textes en général et la loi fondamentale en particulier.
Mais cette fuite en avant est délétère, car elle aggrave le mal au lieu de le soigner. Quel mal? Celui de la dépossession démocratique. Alors que la démocratie est la promesse d’une maîtrise par le peuple de son destin, cette maîtrise semble s’évaporer à tous les niveaux: la mondialisation démultiplie les pôles de décision, la frénésie e-médiatique déstructure le débat public, la financiarisation met à mal les régulations, la protection de l’environnement semble hors de tout contrôle. Si on ajoute à cela l’abandon de la politique au règne des seuls principes juridiques, il ne restera plus aux peuples des démocraties que leurs yeux pour pleurer ou le populisme en réaction.
Du point de vue d’une collectivité démocratique, il est anormal d’abandonner tout contrôle de ses flux migratoires
La question migratoire est emblématique de cette évolution. En 1978, le Conseil d’État, par l’arrêt Gisti, reconnaît le droit au regroupement familial au nom des «principes généraux du droit». C’est une date clé du lâcher-prise politique sur l’immigration. Entendons-nous bien: ce principe est loin d’être scandaleux. Quiconque, dans une situation de réfugié ou d’immigration professionnelle prolongée, aspire à réunir sa famille: c’est légitime individuellement (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme). Mais du point de vue d’une collectivité démocratique, il est anormal d’abandonner tout contrôle de ses flux migratoires ou, comme c’est le cas en France, de ne les soumettre qu’à des conditions de ressources et de logement sans prendre en considération aussi les conditions d’accueil, les impératifs d’intégration, les effets sur la population autochtone et la répartition sur le territoire.
L’immigration a cessé en 1978 d’être un sujet de gouvernement pour ne devenir qu’une affaire juridico-administrative ou une question morale.
Voilà la véritable difficulté: l’immigration a cessé en 1978 d’être un sujet de gouvernement pour ne devenir qu’une affaire juridico-administrative ou une question morale. Sa gestion est passée en mode automatique, tout comme le débat qui l’a accompagnée. Et c’est cet abandon délétère qui va faire le lit du Front national, à qui la dimension politique du thème est sottement abandonnée. Tous les autres partis se contenteront d’une posture morale. Est-il déjà trop tard pour retenir cette leçon?
Est-il déjà trop tard pour rappeler ce qu’est une Constitution? C’est, à mon sens, un texte, ou une doctrine, qui «institue et constitue» un peuple ; il organise la manière dont les citoyens d’une nation envisagentles règles de la décision collective. On peut en déduire ce qu’un peuple ne peut pas décider sauf à cesser d’être un peuple (opprimer une minorité, remettre en question les libertés fondamentales), mais il n’a pas à orienter un certain type de politique. Il faut donc d’urgence dépolitiser la Constitution pour permettreà la politique de retrouver ses droits.
Et relisons, en passant, Benjamin Constant (Principes de politique, 1815): «Il y a longtemps que j’ai dit qu’une Constitution étant la garantie de la liberté d’un peuple, tout ce qui était à la liberté était constitutionnel, mais que rien n’était constitutionnel de ce qui n’y était pas: qu’étendre une constitution à tout, c’était faire de tout des dangers pour elle.»
* Dernier ouvrage paru: «Comment gouverner un peuple-roi? Traité nouveau d’art politique» Odile Jacob, 2019).
Merci pour ce point de vue très éclairant sur ce que devrait être une délibération politique courageuse et libre.
RépondreSupprimerJuste un détail : la citation de Benjamin Constant me semblerait plus compréhensible en remplaçant "être à la liberté" par "tenir à la liberté". Ça donne "... tout ce qui tenait à la liberté était constitutionnel, mais rien n'était constitutionnel de ce qui n'y tenait pas".