Je recommande chaleureusement la
lecture, extrêmement stimulante du livre d’Alexandre Devecchio, Recomposition.
Le nouveau monde populiste, Cerf, 2019. En voici l'amorce.
Pour d’Alexandre Devecchio, la
clé de nos égarements intellectuels et politiques d’aujourd’hui tient en un mot :
anachronisme. Nous croyons revivre les années 30, alors que notre situation est
totalement inédite. Cette illusion nous empêche de comprendre le présent, d’identifier
les vrais risques et d’envisager les bons contre-feux. Sa démonstration est
terriblement convaincante.
Partout, on entend parler du «
fascisme qui vient », du « racisme en germe », de la « lèpre nationaliste
», et bien sûr, c’est l’AOC du temps, de « populisme ». Michaël Fœssel, qui se taille beau succès avec son Récidive,
1938 —, paru cette année, témoigne de cette « mode ».
Mais tout cela ne résiste pas un instant à une
analyse, en tout cas pour qui préfère l’histoire à l’idéologie.
Devecchio identifie trois contresens
majeurs dans cette opération :
1) Le nationalisme n’est pas le
totalitarisme — Les années 30 ont vu la montée en puissance de l’idéologie
totalitaire : celle-ci est universaliste, conquérante, destructrice, impérialiste,
terroriste. C’est l’âge de la lutte des classes ou de la lutte des races qui a vocation
à transcender les petites logiques nationales. La Révolution ou la pureté
raciale sont au-delà de l’idée pourtant sacrée de Nation, mais qui avait pris
du plomb dans l’aile avec la guerre de 14-18. Rien à voir en tout cas, avec le
populisme nationaliste d’aujourd’hui d’un Orban ou d’un Salvini. On peut (avec
quelques raisons) ne pas les aimer, mais il ne sert à rien de les qualifier de
fascistes : c’est manquer totalement la cible et rater la confrontation ! Mais c’est surtout ne pas vouloir voir les vrais ennemis ;
ceux qui veulent détruire la démocratie libérale : les fascistes d’aujourd’hui,
ce ne sont pas les populistes, mais bien les terroristes islamistes.
2) Les totalitarismes des années
30 ne furent pas de mouvements « populistes » ni même populaires —
Les mouvements qui ont porté les systèmes totalitaires au pouvoir (léninisme,
fascisme, ou nazismes) ne furent pas — faut-il le rappeler — le fait d’une
masse, mais d’une alliance subtile entre un petit parti de professionnels de la
révolution et des élites défaillantes. Lénine disait qu’il lui fallait « mille
hommes » et il a réussi avec cela à faire sa révolution ; Mussolini a été battu
aux élections, et sa « Marche sur Rome » (oct. 22) aurait pu être balayée … si
seulement le roi l’avait voulu ! Quant à Hitler, il n’a jamais obtenu la majorité
des suffrages, mais a été porté par les milieux d’affaires allemands qui finissent
par faire céder Hindenburg. Non, donc, le totalitarisme n’est pas né dans les
urnes ! Rien à voir, donc, avec les populistes d’aujourd’hui qui sont légitimement
élus dans leurs pays sans recourir aux milices, marches.
3) Les musulmans des années 2000
ne sont pas les juifs des années 30 et l’islamophobie d’aujourd’hui n’est
pas l’antisémitisme d’hier — Il faut une sacrée dose de mauvaise foi (et/ou
de cynisme) pour oser soutenir la comparaison. C’est pourtant ce que font sans
vergogne Hani Ramadan et son frère Tariq ou encore les dirigeants du CCIF ou
encore Edwy Plenel. Ils induisent ainsi que la laïcité, c’est le racisme, et
que la république, c’est le fascisme. Gonflé non ? Est-il besoin de rappeler
avec Charb (juste avant d’être assassiné dans l’attentat contre Charlie Hebdo) ces
quelques données : « En 1931, existait-il un terrorisme international qui
se réclamait du judaïsme orthodoxe ? Des terroristes juifs revendiquaient-ils
d’instaurer l’équivalent juif de la Charia en Libye, en Tunisie, en Syrie et en
Irak ? Un Ben Laden juif avait-il envoyé un biplan s’écraser sur l’Empire
state building ? ». Et plus généralement assistait-on à un repli communautaire
des juifs en 1930 ? C’était l’inverse … Y a-t-il des pogroms anti-musulmans,
ou une persécution systématique conduite par l’Etat en vue d’une solution
finale ? Qui peut le soutenir ? Le grand remplacement de l’antisémitisme
par l’islamophobie n’a pas eu lieu. D’ailleurs, l’antisémitisme est toujours
bien là, nullement remplacé et plus désinhibé que jamais dans une partie
des « quartiers ». Le hold-up est parfait : nier l’antisémitisme actuel au
profit de l’islamophobie fantasmée et en déduire que nous en sommes donc revenus
aux années 30 et qu’il faut lutter contre les populistes comme des fascistes
des temps modernes.
4) S’il y a pourtant une comparaison
possible avec les années 30, c’est celle de l’« étrange défaite » ou de la trahison
des clercs, ou du « Munich de la pensée » : quand, en effet, des
esprits (soit disant) éclairés s’aveuglent à voir la haine de la démocratie, là
où il n’y a qu’une immense exigence de démocratie (le populisme) ; et un
espoir de régénération (démocratie « radicale »), là où il n’y a que
forces destructrices et délétères.
Je vois pour ma part la « menace
populiste », moins comme un péril de destruction que comme un formidable défi :
celui qui oblige notre démocratie libérale à répondre au sentiment de
dépossession démocratique et de perte de maîtrise. La démocratie libérale est convaincue
qu’il n’y a pas de cratos sans demos (entendu ici comme
contre-pouvoir) ; la démocratie illibérale nous rappelle qu’il n’y a pas
de demos (entendu ici comme collectif) sans cratos. La reconquête
du pouvoir d’agir collectivement dans un monde complexe, global, souvent illisible,
traversé par les rumeurs, saturé des règles, où les pôles de décisions se sont démultipliés
à l’infini : voilà le seul véritable objectif. Il ne s’agit pas de donner plus de pouvoir au
peuple, mais de permettre au peuple de donner plus de pouvoir (ou, plus exactement, de le prêter
avec plus d’efficacité).
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