Paru dans Philosophie Magazine.fr
Frédéric Gros/Pierre-Henri Tavoillot. La désobéissance civile peut-elle être légitime face à l’urgence sanitaire ?
Voici ma partie :
Non
La crise sanitaire que nous traversons ne justifie ni moins ni plus la désobéissance. Le contexte ne change la question qu’à la marge. Pour moi, fidèle à la tradition de la philosophie politique, la citoyenneté est une obéissance volontaire. Comme le dit Rousseau lui-même : « un peuple libre obéit mais ne sert pas. Il a des chefs, il n’a pas de maîtres ». Traduisez : c’est parce qu’il obéit aux lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toute une tendance, ces dernières années, a fait du désobéisseur, du lanceur l’alerte, de l’homme révolté (même si ces formules qui ne sont pas exactement synonymes) le héros de la citoyenneté, comme si sa liberté se jouait dans la capacité de dire non. Ce travers me semble très périlleux en ce qu’il confond obéissance, qui est nécessaire à la vie collective, et soumission, qui est la transformation d’un individu ou d’un peuple en esclave. Or obéir signifie étymologiquement oboedire (latin), c’est-à-dire « prêter l’oreille », autrement dit considérer la voix d’autrui. Prêter l’oreille n’est pas donner sa volonté, c’est accepter que la vie collective exige que je me taise bien que je ne sois pas d’accord. Faire de la désobéissance civile un principe démocratique risque ainsi de nous vouer à l’hyper-individualisme de nos petits vetos personnels.
Ceci ne disqualifie pas bien sûr le droit naturel de résistance à l’oppression, qui figure à juste titre dans la Déclaration des Droits de l’homme et dans le préambule de la constitution française. Mais l’article 7, reconnaît également le caractère coupable de toute résistance à la loi. Et que l’état d’urgence sanitaire supprime nombre de nos libertés essentielles ne rend pas légitime de parler d’oppression puisque continuent d’exister les procédures démocratiques de recours et de contestation des décisions.
Sommes-nous dans une situation exceptionnelle ? Oui, mais pas du point de vue de l’obéissance. Je vous concède que, lorsque c’est la santé voire la survie collective qui est en jeu, l’obéissance devient légitimée de façon absolue. Nous pouvons même en éprouver le confort. Non que le confinement soit une situation facile à vivre pour tout le monde, mais c’est une situation simple : nos comportements sont entièrement réglés par des consignes qu’il suffit d’appliquer. Le déconfinement, avec des mesures différenciées, évolutives, risque d’être beaucoup moins confortable et nous allons voir les dégâts, les inégalités, les tensions, l’angoisse réapparaître. On pourrait donc s’attendre à des revendications de désobéissance plus fortes. Je constate que ce n’est pas le cas comme si, face à des enjeux vraiment essentiels comme la santé, la gesticulation des discours indignés s’estompe. S’il y a des désobéisseurs, ils se cachent et ne vont surtout pas le proclamer. Pourquoi ? Parce que le débat continue de se dérouler : l’immense majorité des Français obéit au confinement, et ne cesse de critiquer sur les réseaux sociaux les politiques publiques. Certains estiment que la santé ne doit pas devenir la cause suprême du bien commun, qu’elle vaut moins que les liens affectifs ou plus que l’économie. L’espace public continue de jouer son rôle puisque, par exemple, le gouvernement a reculé sous sa pression de confiner davantage les personnes âgées selon un critère d’âge.
Si la désobéissance est superflue parmi les principes démocratiques, il nous en manque en revanche un, essentiel en état d’exception : la nécessité, une fois la crise passée, de rendre des comptes sur les politiques menées. Non pas dans l’objectif d’un procès à nos dirigeants mais de l’évaluation sérieuse des mesures prises, de leur validité, de leur justification, des failles de notre système qu’elles révèlent. Cette évaluation n’a pas été faite sur l’état d’urgence décrété contre le terrorisme. Il faut réclamer qu’elle ait lieu en temps voulu après l’état d’urgence sanitaire. Si nous savions pratiquer cette exigence démocratique, cela nous épargnerait cette sorte de démagogie de la désobéissance, qui, à mon avis, ne se justifie jamais en soi, et peut détruire la vie collective.
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