jeudi 14 mai 2020

Entretien pour Le Point

« Vivre ensemble, c’est réfréner son ego »

Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot évalue les forces et les faiblesses de la démocratie française à l’heure du déconfinement.
Propos recueillis par François-Guillaume Lorrain
14 mai 2020

https://journal.lepoint.fr/vivre-ensemble-c-est-refrener-son-ego-2375202


Le Point: Après les Gilets Jaunes et les grèves de l'hiver, comment jugez-vous le Grand Confinement selon l'angle de la vie démocratique?
PHT: Ce rappel est intéressant, car il démontre l'extraordinaire plasticité de la démocratie, qui a accueilli en un laps de temps court deux exigences extrêmes mais inverses. Dans un cas, la demande d'une participation citoyenne totale (RIC et compagnie), dans l'autre, une aspiration à être protégé et gouverné par un super-pilote. Horizontalité par temps calme ; verticalité par gros temps. Raison pour laquelle il faut être prudent avec des réformes institutionnelles qui feraient pencher la balance d’un seul côté. Notre régime fait preuve de sa capacité d’adaptation, c’est la bonne nouvelle.
LP: Vous voyez le verre à moitié plein. Mais cette verticalisation a-t-elle en définitive bien fonctionné ?
PHT: A mon avis, il manque encore deux ingrédients pour que notre cuisine démocratique soit digeste. En amont de la décision, nous ne parvenons pas à établir le bon diagnostic sur les sujets à enjeux. On en a eu la preuve évidente sur notre système de santé avant la crise : de longs débats, mais vains, entre les « faut-plus-de-moyens » et les « yakadégraisser ». Ils n’ont pas permis d’identifier les points de blocages que nous constatons aujourd’hui cruellement — sur les masques, sur les tests, sur l’articulation privé/public — et qui révèlent un profond défaut d’organisation. En aval de la décision, il nous manque le moment d’une vraie reddition de compte politique qui ne soit ni seulement médiatique (en mode contrôle continu), ni judiciaire ni électorale. Ce serait l’étape où l’on fait un bilan lucide de ce qui a fonctionné ou pas dans la gestion d’une crise. Pour ma part, comme citoyen, je suis prêt à accepter des restrictions de liberté, pour une durée limitée, si j’étais certain qu’on examine après coup l’efficacité, la pertinence et la proportionnalité de ces mesures. Le Parlement devrait d’ores et déjà poser les jalons de cet examen a posteriori. Or on ne l’entend pas. En France, on sait râler, détester, gouverner droit dans ses bottes, mais on ne sait pas — avec rigueur — évaluer l’action publique. D’où le sentiment que les choses n’avancent pas et, avec lui, l’impression délétère que notre destin nous échappe. C’est la dépossession démocratique qui ouvre la voie aux populismes.
LP: Mais comment rendre des comptes quand à nouveau, dans la Ve République, le Premier Ministre, qui mène la politique, risque d'en faire les frais, une fois passée la tempête?
PHT: C'est en effet une fâcheuse habitude. Or, il devrait pouvoir expliquer ses choix. On saisit aujourd’hui l'écart entre la temporalité du Premier Ministre qui met en œuvre une politique au présent et celle du Président dont la logique s’inscrit dans le temps long. Pour Emmanuel Macron, on gouverne mieux en temps de crise qu'en temps de paix, car la tempête est une opportunité de réforme. Mais là ça fait beaucoup : gilets jaunes, retraites, pandémie … Nous avons beaucoup trop subi pendant que des sujets urgents et cruciaux étaient laissés en jachère : santé, éducation, endettement, politique migratoire, séparatisme, … L’épidémie arrive sur un terrain bien affaibli.
LP: Quels types d'action préconisez-vous pour résoudre ce déficit?
PHT: Le Parlement ne peut se contenter d’être le greffier de l’exécutif. Il doit examiner en amont si la loi est nécessaire ; en aval, si elle a été efficace. Cette double fonction parlementaire doit être renforcée plutôt que de créer d’autres instances, du type « Convention citoyenne sur le Climat », car cela n’éclaire en rien le débat (sauf pour ses participants) et n’ajoute pas une once de légitimité aux éventuelles décisions qui seront prises. Le renforcement des missions délibératives du Parlement me semble donc une priorité qui n’exige aucun changement institutionnel. Il faut juste que les députés, et notamment ceux de la majorité, fassent le boulot. De ce point de vue, on ne peut qu’apprécier qu’Edouard Philippe ait choisi de rendre public le plan déconfinement devant l’Assemblée et non au Journal de 20h. Manière — pas seulement symbolique  — de rappeler que pendant les travaux de crise, la démocratie reste ouverte.
LP: Avez-vous été étonné par la relative obéissance des Français au regard de la privation de mobilité qu'a provoquée le confinement?
PHT: Non, et je suis même surpris que l'on puisse être surpris. Je rappelle que pour les pères fondateurs de la démocratie, sa condition sine qua non était l'obéissance. Non la soumission, qui est exactement l'inverse. "Un peuple libre obéit mais ne sert pas, il a des chefs et non des maîtres", écrivait Rousseau. Comment concevoir la vie commune sans accepter des règles à suivre, y compris (et surtout) quand on n’est pas d’accord ! La démocratie, ce n’est pas le droit de veto individuel et perpétuel. On avait un peu oublié cette évidence en valorisant les désobéisseurs civils, les zadistes, les objecteurs en tout genre et tous ceux qui confondent allégrement citoyenneté et indignation. La crise nous remet les pieds sur terre. Vivre ensemble, c’est réfréner son ego. Et cela n’enlève rien au devoir d’esprit critique qui lui ne s’est jamais aussi bien porté.
LP : N’y-a-t-il pas eu cependant une infantilisation du peuple français avec cette surveillance généralisée?
PHT : Ce n’est pas parce qu’on obéit qu’on est infantilisé. C’est même le contraire : l’étymologie d’obéir, c’est « prêter l’oreille ». C’est constater qu’il y a des lois, des autres et du réel, et qu’il faut faire avec, même si on n’en pense pas moins. On prête l’oreille mais on ne donne pas sa volonté. L’enfant obéit à ses parents pour être libre plus tard ; le citoyen obéit aux lois parce qu’il veut être libre aujourd’hui et le rester demain.
LP: À cet égard, le déconfinement, moins univoque, peut-il prolonger cette obéissance?
PHT: Le confinement, même s’il est vécu de manière très variée, avait l'avantage de la simplicité. D'un côté, les Français qui restaient chez eux, de l'autre, ceux qui allaient travailler. Les mesures prises pour le déconfinement sont graduées et diverses. La période sera plus complexe, plus tendue. Les gens ont vécu différentes expériences, chaque individu va être confronté à des règles qui ont changé et qui vont changer, le "confort" du confinement s'estompera, on sera à nouveau confronté aux autres, l'unanimisme va voler en éclats, ce dont la politique, qui revient au galop, sera aussi le reflet. Cette phase sera plus anxiogène. Il faut se préparer à cela aussi.
LP : Comment analyser et qu’espérer de la décentralisation vers les maires à laquelle l’Etat s’est résolu ?
PHT : C’est une bonne nouvelle. Autant l’interdiction peut être décrétée d’en haut ; autant la réouverture ne peut se gérer que d’en bas à la fois par les autorités déconcentrées de l’Etat (les préfets) et par les pouvoirs décentralisés, notamment des maires. Ce sera plus compliqué et moins lisible sans doute, mais comment faire autrement ?
LP: Cette période a marqué aussi un retour vers la quintessence de la décision politique...
PHT: En effet. On sait que la décision politique ne consiste jamais à choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. On en a vu l'illustration avec les élections municipales, le confinement, sa durée, le déconfinement, sa date... Quel que soit le choix, il sera critiqué, car trois logiques équivalentes sont en lice : la santé, les libertés, la prospérité. L’équilibre parfait est impossible et la critique inéluctable. J'aurais toutefois plus de bienveillance que le Premier Ministre envers la logorrhée réticulaire [des réseaux sociaux] : la critique est un trait bien français, accentué par l'inaction, l'impuissance auxquels ont été réduits les citoyens. Et pourtant, une autre bonne nouvelle, trop peu soulignée, est le formidable renforcement de l'espace public que la pandémie a provoqué : on ne s'est jamais autant renseigné, on n'a jamais autant débattu, dans le sens noble du terme. On a pu constater aussi avec quelle rapidité les réseaux sociaux eux-mêmes vérifiaient désormais leurs fake news, fact-checking qui témoigne d'une soudaine maturation. Le virus a aussi renforcé les médias « de référence ».
LP: Comment analyser pourtant la mauvaise humeur du Premier Ministre envers la société médiatisée, cataloguée comme extension du café du commerce?
PHT: En l’écoutant, j’ai songé à cette devinette. Combien faut-il de psychanalystes pour changer une ampoule ? Réponse : un seul, à condition que l'ampoule ait envie de changer. Par analogie : quel art politique faut-il pour un peuple-roi ? Qu'importe, à condition que le peuple ait envie d'être gouverné. On peut songer aussi à la réponse de Clemenceau au général Boulanger, après son coup d'Etat avorté : "cette République bavarde que vous voulez faire taire, elle est notre honneur". Un éloge de la démocratie inspiré de l'oraison funèbre de Périclès, qui chez Thucydide, vantait la démocratie athénienne prolixe au regard de l'autoritarisme « laconique » des Spartiates. Mais il ne faut jamais confondre la discussion, qui fait partie du vécu démocratique, et la délibération, où ceux qui délibèrent sont en position de décider. Raymond Aron s’était donné pour règle dans ses commentaires politique de toujours s’interroger : qu'est-ce que je ferais si j'étais à la place de décider ? L’Opinion publique — cette « reine du monde », comme disait Pascal, n’a pas ce scrupule, parce que si elle règne toujours, elle ne gouverne jamais.
LP: Quelles peuvent être les bienfaits démocratiques de ce moment vécu par tous même si tous ne l'ont pas vécu de manière similaire?
PHT: Il s'agit indéniablement d'un évènement historique qui, même s’il a été vécu différemment, produit une expérience commune et partagée. Il concerne tout le monde et bouleverse la vie quotidienne de chacun. Comme l’appellera-t-on ? Le « Grand Confinement » ; la « Crise du Corona », … ? C’est encore trop tôt pour le dire, car on n’en perçoit pas toutes les dimensions, notamment les effets économiques, politiques et géopolitiques qui vont être sans nul doute puissants. Mais, plus important, encore : comment l’interprète-t-on ? Va-t-on prêter l’oreille à l’exultation des collapsologues, prêchant que la déesse Nature vient de nous punir pour tous nos péchés ? Va-t-on céder à la confusion mentale mêlant dans une même soupe tous les défauts de notre temps : virus, climat, pollution, déforestation, capitalisme, mondialisation, … ? Va-t-on écouter les défaitistes qui, à force de cultiver la haine de soi, nous feraient presque douter que nous sommes encore en vie ? A-t-on envie de sortir par le haut malgré l'évidente fragilité révélée par cette pandémie ? Toute crise nous relie au choix de l’avenir. Quand on coule, si on touche le fond, arrive le moment où il faut se relancer en tapant du pied. Mais le sens du sursaut arrive en sursautant. Que fera-t-on, une fois arrivé à la surface ? La démocratie est le seul projet qui propose le récit non de la grandeur, mais du grandir ensemble. C’est une promesse qui est sublime et unique dans toute l’histoire de l’humanité. On ne le voit plus et on décrit notre époque comme un désert spirituel voué à l’égoïsme et au consumérisme. Quelle erreur ! Cet horizon qui nous fera surmonter la crise, je pourrais vous le décrire en philosophe ; mais le défi est bien plus vaste : il va falloir l’incarner dans un récit commun.






  

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