Chronique (lien vidéo) LCP du 1er juin
Vous souhaitez revenir sur le livre de Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux (Odile Jacob), dont on a beaucoup parlé notamment quand la Sorbonne a décidé de suspendre la conférence qu’elle devait y prononcer.
Je suis l’organisateur de cette conférence dans le cadre du Diplôme « référent laïcité » et elle aura bel et bien lieu vendredi 2 juin 2023. Mais je voudrais rappeler le contexte de cette affaire. Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, spécialiste de la place de l’islam dans les sociétés occidentales. Elle s’était fait notamment connaître par un livre remarquable sur « le marché du Halal » (Seuil, 2017), rappelant l’histoire en fait très récente de cette « tradition inventée » et de ses usages géopolitiques. En janvier 2023, elle publie le Frérisme et ses réseaux (Odile Jacob) préfacé par Gilles Kepel et, très vite, elle est la cible de critiques virulentes, puis de menaces de mort considérées comme suffisamment sérieuses pour justifier une protection policière.
Pour vous, c’est un livre important et courageux.
En effet, son idée force consiste à identifier un phénomène, qu’elle appelle le « frérisme », qui désigne une constellation cohérente qui comprend à la fois des penseurs majeurs (El-Banna, créateur de la confrérie des frères musulmans «» Mawdudi, al-Qaradawi), des activistes et influenceurs (Tarik Ramadan mais aussi d’autres youtubeurs très connectés), ainsi qu’une foultitude d’organisations diverses (intégrées aux institutions démocratiques).
Cette constellation est caractérisée par deux traits principaux : un objectif commun et une stratégie similaire.
1) L’objectif, partagé avec tous les courants du revivalisme musulman, est l’instauration d’un califat mondial (ou Etat islamique universel) ; mais cet objectif, pour le frérisme, doit être poursuivi non seulement dans les pays traditionnellement musulmans, mais aussi et peut-être surtout dans les pays démocratiques occidentaux.
2) Pour la réalisation de cet objectif, le frérisme se distingue aussi bien du salafisme (qui vise la défense d’une pureté) que du jihadisme (qui promeut l’attaque et le terrorisme) en ce qu’il met en œuvre trois types de moyens : d’abord, une tactique d’influence et d’entrisme utilisant les espaces de liberté démocratiques ; ensuite, la diffusion d’une orthopraxie (voile, halal, abayas, …) qui permet l’affirmation d’une identité visible et vindicative ; et, enfin, la dénonciation de l’islamophobie.
C’est ce dernier point qui favorise sa diffusion.
Oui, car l’islamophobie est un concept confus, à spectre très large, puisqu’il englobe aussi bien la simple critique de l’islam (qui est parfaitement légitime dans tout Etat laïque) que l’appel à la haine raciale (punie par la loi dans un Etat de droit).
Sous cette même appellation, on mélange donc tout, ce qui permet à la mouvance « frériste » de s’agréger une partie de la gauche ,— ce qu’on appelle l’islamogauchisme — qui y voit l’opportunité d’une lutte commune contre le capitalisme occidental néocolonial à l’égard du « sud global ».
Il est aussi rejoint par une partie du libéralisme : le néolibéralisme woke anglo-saxon qui y voit la possibilité d’un combat contre l’Etat républicain, laïque et national qu’il prétend dépasser.
Ce sont ces alliances, contre nature, qui expliquent quelques bizarreries du temps : par exemple, l’émergence d’un « feminisme islamiste » (« mon voile mon choix ») de la part d’un système qui est clairement patriarcal ; ou encore « le décolonialisme islamiste », issu d’un courant explicitement impérialiste ; ou même l’ « l’antiracisme islamiste », de la part d’un mouvement qui se nourrit d’antisémitisme. Il y a même un « éco-islamisme ».
Le livre fait débat
Il fait polémique mais pas vraiment débat, puisqu’il y a très peu de contestation étayée des thèses de l’ouvrage. On lui reproche son islamophobie bien sûr, mais j’ai dit la faible valeur du concept. On dénonce un côté complotiste, allant même jusqu’à le comparer aux Protocoles des sages de Sion. Et on l’accuse de n’être pas de bonne méthode scientifique. Ces trois critiques me semblent largement infondées, parce que l’ouvrage réussit à mêler la perspective historique, l’étude critique des idéologies et une enquête sur les réseaux institutionnels en Europe. C’est rigoureux, et non conspirationniste, parce que la thèse, nourrie par une information impressionnante, s’expose à la réfutation. Et cette réfutation, … eh bien on l’attend toujours.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire