Parmi les
grands mythes qui nous racontent les âges et la manière dont il faudrait les
vivre, il y en a deux qui, assurément, occupent une place à part. Le premier
est le plus ancien texte littéraire connu : l’épopée de Gilgamesh, le « grand
homme qui ne voulait pas mourir » ; le second est beaucoup plus récent, c’est
la légende de Peter Pan, le « petit homme qui ne voulait pas grandir ». A
eux deux, ils épuisent presque le champ d’une sagesse des âges de la vie que la
vanité humaine ne cesse de mettre en péril.
Gilgamesh,
le roi légendaire d’Uruk en Mésopotamie (qui vécut effectivement vers 2650 ans
avant l’ère commune), est grand : par la taille, par la force, par la
noblesse et par la renommée. Pour lui, grandir va tellement de soi qu’il
éprouve comme un scandale de devoir mourir un jour. Il en prend conscience lorsque
son grand ami, Enkidu, le fidèle compagnon de ses exploits, décède des suites
d’une malédiction divine. Fou de douleur, mais aussi d’angoisse, il décide de
partir à la recherche du secret de la « vie-sans-fin », dont un vieil
homme, Utanapisti — sorte de Noé avant la lettre — serait le
dépositaire dans une île du bout du monde. Après maintes épreuves terrifiantes,
Gilgamesh atteint l’île. Mais là, nul secret. Le vieil homme doit son
immortalité à une simple décision des dieux de le préserver du déluge. Pour
consoler Gilgamesh désespéré, celui-ci lui offre un lot de consolation :
la « vie-prolongée » et la « vitalité-retrouvée ». Elles proviennent d’une
plante dont Gilgamesh parvient à s’emparer après, là encore, beaucoup
d’efforts. Mais, hélas !, épuisé par ses prouesses, notre héros s’endort
et se fait dérober son bien par un serpent … qui aura désormais le don de
se débarrasser de sa vieille peau ! Gilgamesh rentre alors à Uruk avec
pour seul trésor, ces paroles d’une nymphe rencontrée en chemin :
« Pourquoi vagabonder ainsi, Gilgamesh ?
La vie sans fin que tu recherches,
Tu ne la trouveras jamais !
Quand les dieux ont créé les hommes,
Ils leur ont
assigné la mort,
Se réservant l’immortalité à Eux seuls !
Toi, plutôt, remplis-toi la panse,
Demeure en gaîté jour et nuit, […]
Regarde tendrement ton petit qui te tient la main
Et fais le bonheur de ta femme, serrée contre
toi !
Car telle est la seule perspective des
hommes ! »
Ne pas
mourir, ne pas vieillir : c’est donc là un vain rêve. Mais Gilgamesh
le grand aurait-il pu imaginer qu’on désire aussi ne pas grandir ? C’est
ce complément moderne qu’apporte le récit de Peter Pan. Il débute par cette
phrase terrible : « tous les enfants veulent grandir sauf un
… » ; et à lire cette histoire fameuse du dramaturge J.-M. Barrie
(1860-1937), sans s’en tenir à la version édulcorée de Disney, on a plutôt le
sentiment d’une tragédie. A sa naissance, Peter Pan n’est pas accueilli par les
bras de sa mère. Persuadé qu’avant de naître les enfants sont des oiseaux, il
s’envole pour les jardins de Kensington, dédaigneux de l’insoutenable lourdeur
de l’être. Il y rencontre les fées. Rempli du désir fou de « tout avoir et de
tout être », il part avec elles au pays du « jamais-jamais », où l’on a renoncé
à tout renoncement. De temps à autre, il revient à Londres. Jusqu’à ce beau
soir, où il se pose sur la fenêtre du n° 14, celle de Wendy Darling qu’il
entraîne dans les aventures que l’on sait : enfants perdus, pirates,
indiens, crocodile, … Mais Wendy — contrairement à Michaël Jackson (qui
avait nommé son ranch Never-Never)
— reviendra du « jamais-jamais » ; elle acceptera de ne plus savoir
voler ; elle aura même un enfant, la petite Jane, et pourra dire à Peter
Pan, vingt ans après : « je suis vieille maintenant ».
Le message
là encore est puissant. Face à la tragédie du vieillissement et à la hantise de
la mort, il y a une autre aspiration que celle de l’immortalité, mais tout
aussi tragique : la tentation du rien. Ne pas choisir, ne pas s’incarner,
rester disponible à tous les destins. Au fond, ces deux mythes nous disent que
la meilleure façon de ne pas mourir, de ne pas vieillir et de ne pas grandir
serait encore de ne pas naître. Alors, naître ou ne pas naître ? That is the question …
[Tiré de Pierre-Henri Tavoillot, Petit Almanach du sens de la vie, Livre de Poche, 2013]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire