Je republie ici cet article de 2005 [Paru dans Le Monde, 1/12/2005]
C'est inévitable. La célébration de la loi de 1905 nous replonge dans la mythologie nationale. Issue libérale et modérée du grand conflit religieux né de la Révolution française, elle en est, en effet, un des grands moments. Mais, par un travers bien français, certains sont tentés de faire un pas de plus et d'associer histoire de France et histoire universelle. Le ton de la célébration se fait alors un brin prosélyte en considérant la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat comme l'aboutissement naturel et nécessaire de toute société démocratique digne de ce nom.
C'est de cette conviction qu'émane l'ironie française sur l'omniprésence du religieux dans l'espace public américain ; ou encore la très vive polémique lancée par le gouvernement français sur la référence au passé religieux dans le préambule de la défunte Constitution européenne. A chaque fois, la France s'estime en droit et en devoir d'endosser le rôle d'unique gardienne du temple de la laïcité. Erreur profonde, source d'innombrables malentendus, qu'un regard historique permet d'éviter : la laïcité, ce n'est pas la France, c'est l'Europe, voire la modernité dans son ensemble.
Prise en son sens le plus large, en effet, la laïcisation est commune à toutes les sociétés démocratiques occidentales. Elle désigne le fait que le religieux a cessé d'en structurer de part en part l'organisation, les sources et les finalités. Sur fond de ce processus multiséculaire de"désenchantement du monde", ou de "sortie de la religion" (Marcel Gauchet), qui ne signifie nullement fin de la croyance, plusieurs voies sont possibles.
Une première bifurcation distingue nettement l'Europe de l'Amérique. Contrairement à l'Amérique, où, comme le rappelait Tocqueville, c'est la religion qui donne naissance à la société politique, l'histoire de l'Europe fut profondément marquée par le conflit entre l'Eglise et les Etats. C'est de ce conflit "théologico-politique" que résulte ce qu'on peut appeler le modèle européen de la laïcité, selon lequel la religion est une affaire strictement privée qui ne doit transpirer dans l'espace public qu'avec d'infinies précautions. L'identité européenne, tant recherchée de nos jours, se niche certainement dans cet esprit de tolérance et de discrétion, fruit d'une histoire tumultueuse : l'Europe, continent de la laïcité ?
Encore faut-il préciser que ce processus s'est produit en Europe même, selon des modalités très différentes. C'est ce que montrent les spécialistes, comme Jean Baubérot et Françoise Champion, en distinguant une logique de laïcisation — au sens étroit — et une logique de sécularisation. L'autonomisation de la société à l'égard de la religion peut, en effet, se produire soit, d'en haut, à partir de l'Etat — logique de laïcisation —, soit, d'en bas, à partir de la société civile elle-même — logique de sécularisation. La première concerne les pays à dominante catholique, marqués par le conflit entre l'ordre institutionnel de l'Etat et celui de l'Eglise ; la seconde touche les pays à dominante protestante, qui connaissent une mutation interne des Eglises.
Même si ces deux logiques se trouvent, de nos jours, de plus en plus intriquées, une telle distinction permet d'éviter une erreur : la séparation de l'Eglise et de l'Etat n'est pas l'unique preuve de laïcité. Une lecture des lois fondamentales, ou des Constitutions de nos voisins, suffit à le montrer : l'Irlande, la Grèce, la Pologne placent les leurs sous l'autorité de la"Sainte-Trinité", parfois même "consubstantielle et indivisible" ; le peuple allemand se déclare "conscient de sa responsabilité devant Dieu" ; l'Espagne mentionne "la coopération avec l'Eglise catholique". On aurait tort d'en conclure que ces pays ne sont pas laïques.
Le cas du Danemark est le plus révélateur. Pays très majoritairement protestant, il ne connaît pas de séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ou, plutôt, l'Etat est indépendant de l'Eglise, mais l'Eglise, qui a le statut d'Eglise nationale (comme en Angleterre), y est devenue un "service public" comme un autre, soumis aux mêmes contraintes (notamment d'universalité), aux mêmes critères, et à la même tutelle. Et ce alors même que le Danemark connaît un des taux de pratique religieuse (5 %) les plus faibles d'Europe. Cette transformation de l'Eglise en service public illustre parfaitement la "sécularisation".
Révélatrice de cette situation, l'affaire "Thorkild Grosboll". Ce pasteur danois avait déclaré dans un livre, paru en 2003, qu'il ne croyait personnellement ni en un Dieu céleste, ni en la résurrection, ni en la vie éternelle. A la suite de cet aveu, le ministère des affaires religieuses, pourtant peu suspect de conservatisme — rappelons qu'il avait autorisé, en 1989, le mariage civil des homosexuels, et s'était déclaré favorable au mariage religieux —, décide de le suspendre. C'est alors que, soutenu par les membres de sa paroisse, le pasteur Grosboll entreprend de faire appel de cette décision au nom de la liberté de conscience. Nul ne pouvant être licencié de son emploi en raison de convictions personnelles — et quoi de plus personnel que la foi ? —, il attaqua cette décision comme illégale. Le ministère se vit alors contraint de le réincorporer. L'exemple montre assez que les voies de la laïcité sont impénétrables, et que des pays réputés non laïques présentent un degré d'autonomisation de la société à l'égard de la religion que n'oseraient espérer nos plus virulents "laïcards".
Il n'y a donc pas d'exception française en matière de laïcité. La France occupe une place, certes singulière, mais ni plus ni moins que d'autres sur une échelle continue des possibles. Rien n'interdit d'ailleurs de penser que d'autres voies s'ouvriront, notamment en terres d'islam. On en voit d'ailleurs des indices originaux en Turquie, ou au Maroc, avec la récente transformation du code de la famille. En tout cas, s'il existe une exception française, elle tient davantage à la place de la laïcité dans l'identité nationale qu'à la valeur exemplaire de son modèle. Ne nous trompons donc pas de célébration.
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